Analyse 2007-13

Le recours à la fiction permet d’aborder certaines questions d’actualité avec une distance qui facilite le regard critique. Une réflexion au départ de la série télévisée française "Plus belle la vie".


Voilà des mois déjà que, dans de nombreuses familles de France, de Navarre, de Wallonie et d’ailleurs, les habitants du quartier virtuel du « Mistral », quartier supposé dans un Marseille à la fois fictif et bien réel, habitent les imaginations et les discussions.


L’objectif de la présente analyse n’est pas de porter une quelconque appréciation artistique sur le scénario, pas plus que sur la mise en scène, sur l’écriture cinématographique ou sur le jeu des acteurs de cette série. Il est de nous interroger et d’interpeller sur son impact dans les mentalités.


Qu’apporte et que provoque cette petite demi-heure quotidienne qui s’attache à ce que vivent des gens présentés comme « ordinaires », dans des situations présentées elles aussi comme « ordinaires » ? C’est aussi, en effet, une de caractéristiques de la série : elle met en relation, deux, trois ou parfois même l’ensemble des habitants de ce microcosme urbain, sorte de village dans la ville, à propos de thématiques et de problématiques qui font le quotidien de toutes les familles, dans tous les quartiers de toutes les villes et villages bien réels des téléspectateurs.


Les séquences de cette série défilent en effet cinq jours par semaine sur les écrans. Autre caractéristique : chaque séquence se termine par une interrogation pleine de suspens, voire de menaces, pour une des relations qui tissent la vie du quartier.


 bien y réfléchir, cette succession de problèmes relationnels au sein de climats multiples créés par des questions de société est extrêmement serrée chronologiquement, et le plus souvent totalement invraisemblable, comme l’est tout autant l’annonce, jour après jour, de ces rebondissements.


Ceux-ci visent évidemment à fidéliser le téléspectateur à la série, à la chaîne de télévision et donc, par effet d’entraînement, aux publicités qui en précèdent et qui en suivent la projection. Peut-être visent-ils aussi à fidéliser à une confrontation régulière aux questions de relations interpersonnelles et aux problèmes de société que les scénaristes et les producteurs abordent, aux comportements et aux impasses qu’ils engendrent, pour suggérer, que ce soit intentionnel ou non, des analyses voire des jugements quant aux solutions possibles à y apporter.


Que le système de fidélisation soit efficace, cela ne semble faire aucun doute. S’il en fallait une preuve, le fait que les deux chaînes de télévision françaises de Service Public - France 2 et France 3 - ont été conduites à devoir aménager leurs programmes respectifs en fonction du passage sur antenne de « Plus Belle la Vie ». Il avait été constaté en effet que l’heure de programmation sur la seconde provoquait une véritable migration vers elle, en termes d’audience.


Mais la question qui nous semble pertinente dans l’objectif qui est nôtre de formation permanente des adultes, c’est de savoir si, et comment, une telle démarche peut ou non apporter quelque chose à celles et à ceux qui la suivent de manière régulière.


Or, il faut souligner d’emblée la limite, voire peut-être même la dérive, d’une perception d’une gestion possible de certains problèmes hors du temps réel. Car c’est en cela que réside à nos yeux le plus grand hiatus entre ce « virtuel » et le « réel » des téléspectateurs : la confrontation entre d’une part, le besoin de temps nécessité, dans la vie réelle, pour qu’émerge une question ou un problème, pour qu’il se développe et qu’il aboutisse à une explosion, à un drame irréparable ou à une solution et, d’autre part, le besoin du scénario d’intéresser sans longueur l’attention du téléspectateur et de fidéliser celui-ci au quotidien.


Cette tension conduit, entre autres raccourcis, à des tourbillons relationnels, notamment dans le domaine de la vie affective : les couples et les amitiés se font, se défont, et se refont le cas échéant, à un rythme parfois échevelé peu vraisemblable.


L’importance première de l’impact d’une telle série télévisée n’est toutefois pas de l’ordre du mimétisme qu’elle peut ou non engendrer dans l’un ou l’autre comportement, mais dans la manière qu’elle s’offre comme outil d’appréhension, comme clé de lecture et d’analyse de certaines questions relationnelles et sociales. Est-elle où peut-elle être considérée, au-delà de ses objectifs de divertissement et, on l’a vu, de captation d’une partie de l’audience télévisuelle, comme un outil, voulu ou de fait, d’une certaine forme d’éducation permanente du public ?


Une telle interrogation nous est apparue comme pertinente par sa mise en parallèle avec un outil de formation permanente d’adultes que nous avons expérimenté : celle que concrétise l’approche de problèmes très, individuellement et/ou collectivement, par le biais de la fiction. Il s’est agi, concrètement, de l’abord, par un groupe, d’une question donnée, non par les canaux plus classiques de l’apport d’ « expert » de cette question - apport réel ou différé par le partage initial, d’un essai ou d’un document « théorique » par exemple -, mais par celui du partage d’une lecture préalable et commune de récits de fiction.


Pratiquement, dans l’exemple pris ici en considération, il s’agissait d’aborder la question des difficultés vécues dans et du fait de l’immigration dans nos pays. Le sujet ne fut pas abordé suite à une ou des rencontres de témoins ou d’experts de cette question, ni suite à une lecture partagée d’essais sur la question ou de documents statistiques à son propos. Il le fut, dans un premier temps, par la lecture individuelle de romans, suivi d’un partage en groupe des impressions et des analyses personnelles, avec ce que le concept même de « roman » a de distanciation suffisante avec la vie réelle.


Outre que la satisfaction des participants ne soit pas à ignorer dans l’évaluation d’un tel exercice organisé dans une perspective d’éducation permanente, il nous est apparu qu’il apportait un espace de liberté particulier et inédit.


En effet, il est apparu, et de manière de plus en plus claire au fil des rencontres du groupe [1] , que la fiction libérait la réflexion des vécus trop immédiats des participants, mais aussi de l’actualité.


Double avantage donc :

  • une approche concrète et vécue par rapport aux démarches théoriques ;
  • une lecture non affectée par l’affectivité qui imprègne toute relation personnelle au réel.


Le mécanisme en est que, libérés, et de la théorie, et de l’implication personnelle directe ou indirecte dans le réel, les éléments partagés à propos d’une fiction, et donc d’un imaginaire, se sont fécondés de manière beaucoup moins conflictuelle, même inconsciemment, que lorsque les éléments débattus impliquent les participants dans le concret quotidien.


C’est en cela que le fruit éventuel de formation d’une série télévisée telle que « Plus Belle la Vie » nous est apparu, au moins en termes d’hypothèse. En effet, les questions abordées - les thématiques s’y succèdent su gré des méandres du récit : mensonge et vérité, racisme et accueil de la différence, malhonnêteté et intégrité, égoïsme et solidarité, rumeurs et respect d’autrui, manipulation ou information par les médias ... -, sont de l’ordre du réel et du vécu quotidien de chacun et de chacun d’entre nous mais, dans un récit fictif qui bien que collant à notre quotidien, nous en distancie de manière absolue.


Cela ouvre-t-il, au sein des couples et des familles, dans les dialogues - si tant est bien sûr qu’ils existent- des espaces de liberté de paroles parce que suffisamment concrets et immédiats, en même temps que détachés d’implications directement personnelles ?


L’expérience, à nos yeux positive, de l’apport d’une approche d’un thème par le biais du roman, nous a fait regarder « Plus Belle la Vie » avec un autre regard, celui d’une association préoccupée de formation permanente. Cet autre regard nous a conduit à nous interroger si, à travers une telle série, le rôle de « service public » de l’audiovisuel français n’avait pas été rempli bien plus qu’il n’y pourrait paraître à première vue [2] .

 

 


[1] Sept rencontres : la première pour que les participants circonscrivent bien le processus et les objectifs de la démarche, et les six autres, consacrées, deux à deux, à un roman - soit trois au total donc -, une première centrée essentiellement sur les impressions de lecture, une seconde aux analyses croisées des impressions partagées au cours de la première, sur bases de trois ou quatre questions choisies et formulées par le groupe en conclusion de la première.
[2] analyse réalisée par Jean Hinnekens

 

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