Analyse 2007-06

Les familles reproduisent les inégalités entre hommes et femmes, inégalités que l’on pensait souvent disparues ou en voie de disparition : c’est ce qui ressort d’une enquête auprès d’enfants de sixième primaire qui les interrogeait sur la manière dont ils voyaient les rôles de père et de mère.


Les enquêtes [1] se succèdent sur le rôle des pères dans la famille, signe déjà encourageant de la volonté des instances politiques et associatives de faire évoluer une situation qui reste marquée par les inégalités, malgré plusieurs décennies de luttes féministes. L’enquête récente de la Fondation Dolto avait pour particularité de s’interroger sur la manière dont les familles reproduisent les inégalités, en se basant sur l’écoute d’enfants de fin d’école primaire.


L’enfant récepteur


L’enfant reçoit un certain nombre de repères, de normes, de la société, de ses parents. Parmi ces repères, une certaine conception du rôle ou de la fonction du père et de la mère. Une des grandes caractéristiques des familles d’aujourd’hui, c’est qu’elles ne reçoivent plus les normes de l’extérieur. Jusque dans les années 60, la famille a vécu selon des normes qui venaient de l’école, de l’armée, de l’état, de la religion, éventuellement du parti ou du syndicat. La famille était entourée d’institutions très fortes et le rôle des parents était d’assimiler les valeurs de ces institutions et de les transmettre à leurs enfants. Bien entendu, les parents choisissaient leurs valeurs avec une part d’autonomie, mais les grandes lignes étaient relativement convergentes. Aujourd’hui, ces institutions ont perdu de leur légitimité. Les normes qu’elles véhiculaient sont parfois remplacées par des discours d’experts, mais les familles se rendent bien compte qu’ils sont souvent contradictoires. Pensons simplement par exemple aux conseils des pédiatres sur la manière de coucher un enfant : sur le dos, le côté, le ventre ? Si vous avez plusieurs enfants, vous savez à quel point les conseils peuvent changer en peu de temps. Sur cette question comme sur tant d’autres, les parents en tirent donc la conclusion que c’est à eux de choisir [2]. C’est ainsi que la famille doit inventer ses propres normes dans toute une série de domaines, et en particulier sur la question de l’égalité entre hommes et femmes. Il y avait jadis un statut clair de l’homme et un statut clair de la femme, même juridiquement : la femme ne pouvait ouvrir un compte en banque sans l’autorisation de son mari et si on remonte un peu plus loin, elle ne pouvait pas voter. Les féministes des années 70 se sont fixé pour objectif de faire en sorte que le statut de la femme devienne égal à celui de l’homme, dans tous domaines. Aujourd’hui, l’enfant grandit dans une famille où les valeurs dominantes sont l’autonomie et l’épanouissement personnel. Selon le discours ambiant, chacun doit trouver son chemin et faire ses propres choix pour s’épanouir. Les enfants intègrent naturellement ce système de valeurs qui les entoure et ne peuvent donc imaginer que leurs parents adoptent des comportements qui leur seraient dictés par d’autres raisons que leurs choix personnels. Quand on les interroge, les enfants disent donc que si maman reste à la maison pour faire la vaisselle, c’est parce qu’elle l’a choisi. Ils décodent le comportement de leurs parents comme étant le résultat de choix individuels. Maman a choisi de travailler à mi-temps pour s’occuper des enfants, alors que papa a choisi de travailler à plein temps. Cet imaginaire du libre choix est très présent et masque les inégalités. Si on demande aux enfants de parler des différences, ils sont intarissables. La différence est pour eux un concept clair. Mais quand on leur demande de parler d’inégalités, ils n’ont qu’un seul référent, l’inégalité socio-économique : il y a des riches et il y a des pauvres, des pays riches et des pays pauvres.


L’enfant observateur


L’enfant observe ce qui se passe autour de lui. Quand on demande aux enfants ce qu’ils perçoivent comme inégalités entre les filles et les garçons, entre les hommes et les femmes en général, ils répondent dans un premier temps qu’il n’y en a pas dans nos pays. Les hommes et les femmes peuvent voter, choisir leurs études et leur métier... Si l’on va plus loin et qu’on demande par exemple au petit garçon si c’est mieux d’être un garçon ou une fille, il répond : « Cela dépend à quel âge. Quand on est enfant, c’est mieux d’être une fille, parce que les professeurs préfèrent les filles. Si dans une classe un garçon et une fille lèvent le doigt, le professeur va toujours interroger la fille. Quand on est grand, il vaut mieux être un garçon, parce que, après le travail, on ne doit plus rien faire ». L’image du père dans son fauteuil, devant la télé et une bière à la main, est très présente, quelle que soit la région d’origine des enfants. Maman à la vaisselle et papa dans son fauteuil, c’est donc l’image de la répartition des rôles que beaucoup d’enfants se font encore au départ de leurs observations, mais sans y voir d’inégalité.


L’enfant acteur


Autre question que l’on peut se poser : les enfants participent-ils à la reproduction de ces inégalité, et selon quels mécanismes ? Que se passe-t-il en général dans les familles ? La plupart du temps, le père propose à son fils de venir avec lui, et non à la fille pour tondre la pelouse ou s’occuper de la voiture ; et la mère propose à sa fille et non pas au fils de venir avec elle pour s’occuper du bébé ou pour cuisiner. C’est par ce mécanisme que les choses se structurent. Pourquoi ? Quand arrive à 12 ou 14 ans le moment choisir une orientation scolaire, les filles comme les garçons vont s’orienter vers ce qu’ils connaissent, vers les territoires qu’ils ont déjà explorés avec leurs parents. La petite fille dira par exemple : « Moi j’adore les enfants et je veux avoir un métier avec les enfants. J’hésite entre pédiatre et puéricultrice. Mais je veux avoir des enfants et c’est important pour moi d’être proche de mes enfants. Donc je prendrai plutôt puéricultrice que pédiatre. » On voit que les filles intègrent déjà la maternité, alors qu’aucun garçon ne répond qu’il voudrait choisir un métier qui lui permette de s’occuper de ses enfants. Pour les enfants, le rôle clé de la maman est de s’occuper des enfants. Si elle travaille, c’est pour avoir une vie plus intéressante, ou pour se payer des choses, pas pour payer la maison ou la nourriture. Ce sont ces mécanismes de représentations qui vont conduire à l’inégalité. Mais une inégalité très difficile à mettre en lumière, puisque les enfants sont convaincus que chacun fait vraiment ce qu’il veut.


L’enfant vecteur de changement


En quoi les enfants pourraient-ils atténuer les inégalités entre hommes et femmes plutôt que de les reproduire ? Un des éléments clés est certainement de réapprendre aux enfants à traiter du concept d’inégalité. Pour les enfants, on l’a vu, le concept de différence prime sur celui d’inégalité. Pour pouvoir décoder des choses, les clarifier, les enfants devraient disposer des moyens de penser l’inégalité, et pas seulement en termes socio-économiques.


C’est le rôle de l’éducation d’essayer de casser les stéréotypes. Les rôles sont tellement définis, tellement intégrés dans nos mÅ“urs, que nous avons des difficultés à nous en décaler. Nous sommes encore loin d’une véritable égalité, mais aujourd’hui, les parents doivent être soutenus dans l’idée qu’il n’y a pas d’avenir possible sans un partage des rôles et des tâches. Ce n’est pas seulement au père de mettre des limites et le destin d’une femme n’est pas forcément ni uniquement d’être mère.


Comment casser le processus de reproduction des inégalités ?


Ce n’est évidemment qu’avec beaucoup de temps et des moyens très diversifiés que l’on peut espérer modifier des mentalités imprégnées par des siècles de répartition figée et inégalitaire des rôles des hommes et des femmes. Puisque la représentation selon laquelle la première place des femmes est auprès des enfants, il est sans doute de la plus grande importance d’essayer de masculiniser cette présence. Le congé de paternité que peuvent prendre les hommes poursuivait cet objectif, mais on constate que trop peu d’hommes utilisent ce droit, par crainte souvent de donner d’eux une mauvaise image dans l’entreprise qui les emploie. Pour « Couples et Familles », une manière de remédier à cette difficulté serait donc de rendre ce congé obligatoire, voire de l’allonger. La présence effective des pères aux premiers temps de la vie des enfants ne pourra que les impliquer davantage dans les soins aux enfants et casser ainsi l’image d’une répartition stéréotype des rôles. Tous les autres moyens d’éducation [3] seront aussi à développer, dès le plus jeune âge des enfants [4].

 

 


[1] signalons à ce propos la recherche action de la Ligue des Familles « L’implication des papas auprès de leurs jeunes enfants », 2006 et l’enquête européenne menée par la Coface « Hommes et familles. L’évolution des rôles masculins dans les familles en Europe. Synthèse et recommandations », 2006.
[2] voir à ce propos le Dossier 4 des Nouvelles Feuilles Familiales « A vous de choisir », 1987, 6,20 €
[3] Couples et Familles a mis sur pied il y a peu une expo-animation « Papa pique et maman coud », avec pour but de conscientiser les enfants d’école maternelle aux stéréotypes hommes/femmes. La malle pédagogique est toujours disponible.
[4] Ce texte a été rédigé par José Gérard (Couples et Familles), au départ de la rencontre débat animée par Bernard Pètre, sociologue, et Philippe Béague, président de la Fondation Dolto, dans le cadre des Midis de la famille organisés par l’échevinat de la Famille de la commune d’Ixelles en partenariat avec Couples et Familles et diverses associations.

 

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