Analyse 2010-16

Début 2010, un livre de la philosophe Elisabeth Badinter, « Le Conflit. La femme et la mère  », dénonçait le naturalisme ambiant qui risquait de provoquer un retour en arrière pour la libération des femmes. Le livre a fait polémique. Que faut-il en penser ?

 

Si l’on voulait résumer à traits caricaturaux l’essai d’Elisabeth Badinter, on dirait qu’elle s’y insurge contre le modèle la mère écolo, qui allaite son enfant et utilise des couches réutilisables et qui se laisserait tenter par un arrêt de sa carrière professionnelle pour mieux s’occuper de son enfant. Après des décennies de luttes féministes, ce serait la régression assurée. Bien sûr, l’auteure se défend de telles outrances. Ses propos sont plus nuancés et elle tient surtout à mettre en lumière certaines tendances qui risquent d’être dangereuses si on n’y prend pas garde.

 

Un naturalisme insidieux

 


Principal responsable de ce glissement selon Elisabeth Badinter : le naturalisme. Le retour au « naturel », les attitudes de plus grand respect de la nature, s’ils partent d’objectifs louables, porteraient en germe des risques de régression sociale pour les femmes.


Le premier exemple qu’elle prend est l’allaitement maternel. Après l’accueil des biberons et des laits de substitution comme une possibilité de libération pour les femmes, les campagnes de promotion de l’allaitrement maternel sont assez récentes. C’est en 1989, suite à la pression d’associations pro-allaitement comme la Leche League  qu’une déclaration conjointe de l'OMS et de l'UNICEF, "Protection, encouragement et soutien de l'allaitement maternel", énonçait 10 conditions à remplir par les établissements de santé pour assurer le succès de l'allaitement maternel. En 1991, l'UNICEF lançait le label « Hôpital Ami des bébés », récompensant les démarches de qualité des établissements qui rempliraient ces 10 conditions. Et chaque année, début août, une semaine mondiale de l’allaitement maternel est organisée pour commémorer cette déclaration et aider à la promotion de ses recommandations. Il faut savoir que l’OMS recommande l’allaitement au sein exclusif pendant les 6 premiers mois de l’enfant.


Personne ne remet en cause aujourd’hui les bienfaits de l’allaitement maternel. Dans le folder « De la naissance à 6 mois, l’allaitement maternel exlusif » qu’il diffuse, l’ONE rappelle les principaux avantages de l’allaitement maternel : « L'allaitement diminue les risques d'infections : digestive, de la sphère ORL, pulmonaire, urinaire et même méningée ; de troubles digestifs ; d'allergies (eczéma, asthme…) ; d'anémie par manque de fer ; d’obésité et de diabète, de certains cancers de l'enfant et de maladies inflammatoires ; de problèmes orthodontiques ; et l’allaitement est associé à un risque moindre de mort subite  ». Face à de tels arguments difficile de résister…


Cette pression internationale devient donc culturellement très forte et insidieuse pour de nombreuses femmes, qui se sentent coupables quand elles ne choisissent pas l’allaitement maternel. Pour Elisabeth Badinter, il ne s’agit pas nécessairement de lutter contre l’allaitement maternel en déclarant que le biberon est une victoire de l’émancipation féminine, mais d’être attentif aux pressions. L’important est que les femmes puissent véritablement choisir librement, en étant conscientes des implications de l’un ou l’autre choix. A ce propos, l’opinion d’une association comme les Femmes Prévoyantes Socialistes, qui poursuivent à la fois des objectifs de santé en tant qu’association mutuelliste, et des objectifs de promotion de la femme en tant qu’association féministe, est intéressante. Elles incitent surtout à prendre en compte l’ensemble des éléments qui interviennent et pas seulement les aspects physiologiques .


Le deuxième exemple que met en avant cet essai est le retour des couches jetables. Si l’allaitement maternel est promu pour le bien de l’enfant, parce que ce que la nature a prévu est ce qu’il peut recevoir de mieux, il s’agit plutôt ici de préserver la nature par l’emploi de couches réutilisables. Les parents connaissent la masse que représentent les ‘pampers’ ou autres couches jetables dans la poubelle d’une famille. A l’échelon d’un pays, c’est une quantité impressionnante de déchets qu’il faut ainsi traiter et qui pèsent sur l’environnement. L’attention plus grande au respect de la nature pousse donc à chercher d’autres solutions. Les couches réutilisables en sont une. Pour Elisabeth Badinter, en prenant cette voie, on fait passer la nature avant les libertés féminines.


On pourrait encore évoquer d’autres aspects de ce courant. L’utilisation de préparations maison pour l’alimentation de bébé plutôt que l’utilisation des petits pots tout préparés tout d’abord. La méfiance vis-à-vis de l’alimentation industrielle et le souhait de retourner à des modes plus proches de la nature sont également ici très présents. Reste que tout cela prend beaucoup de temps et qu’il n’est pas toujours possible d’y faire face. Mais il y a aussi la multiplication des formules de congés maternels ou de mise à l’écart de la maman du circuit professionnel, qui est une chance pour beaucoup mais un piège pour certaines : redémarrer dans l’univers professionnel après un long écartement est parfois bien difficile et freine en tout cas l’évolution de la carrière.

 

Trop univoque ?


Même si elle s’efforce de mettre des nuances, l’essai d’Elisabeth Badinter rassemble tout de même essentiellement des arguments à charge plutôt qu’à décharge. C’est un peu normal lorsque l’on s’applique à mettre en évidence les dangers d’une idéologie ambiante et c’est d’ailleurs le job des philosophes. Néanmoins, pour les femmes et les hommes des générations en âge de mettre des enfants au monde, qui sont généralement beaucoup plus marqués que les générations précédentes par le sentiment que les humains mettent en péril l’avenir de l’humanité en ne respectant pas la nature, et qui sont moins branchés sur les revendications féministes parce qu’ils ont l’impression d’avoir en mains les atouts de l’égalité, le discours risque de passer à côté et de rater sa cible. Quoi qu’il en soit, le livre d’Elisabeth Badinter n’est pas le tout de l’affaire. La question qu’elle pose n’est pas anodine et interroge les évolutions culturelles d’aujourd’hui.


Un des dangers qu’elle relève est celui de ramener les femmes à leurs caractéristiques de mères potentielles, en insistant sur les aspects biologiques et quasi automatiques de l’instinct maternel. C’est un combat féministe fondamental parce que de nombreuses discriminations s’appuient sur ces différences biologiques entre les sexes. Une primatologue et anthropologue américaine, Sarah Blaffer Hrdy, reconnaissait d’ailleurs que les uns et les autres auraient à mieux écouter les arguments des différentes approches. Quand elle montre que, pour la biologie, l’investissement maternel émerge à la suite d’une sorte de réaction en chaîne, « interactions complexes entre gènes, tissus, glandes, expériences passées et signes de l’environnement, les comportements complexes comme le maternage ne sont jamais totalement déterminés génétiquement ni produits par le seul environnement  ». L’opposition entre inné et acquis, entre naturel et culturel est donc un débat qui doit sans doute évoluer vers des oppositions moins caricaturales pour rejoindre les jeunes mères d’aujourd’hui, tout aussi attentives à la nature qu’à leur volonté de liberté.

 

D’ailleurs, les bénéfices naturels sont réels, il ne s’agit pas de les remettre en cause. Mais la santé et le bien-être ne se mesurent pas seulement en termes biologiques. La santé psychologique de la mère, le fait qu’elle se sente bien dans l’une ou l’autre formule, l’impact de la solution choisie sur son avenir professionnel, etc., sont des éléments qui contribuent aussi à la santé de l’enfant. Réduire les arguments en faveur de l’une ou l’autre solution à ceux qui ont un impact physiologique direct est une dérive du naturalisme à laquelle il faut être attentif.


Certains reprochent aussi à Elisabeth Badinter le fait que, pour elle, l’idéal serait presque les femmes sans enfants, libérées de la sorte de toute contrainte liée à la maternité. Pour Couples et Familles, il est difficile de souscrire à une telle vision. Il semble que ce soit une vision tout aussi idéologique que la vision naturaliste et moralisatrice. Gageons plutôt que la tension entre la liberté des femmes et les contraintes de la nature trouvera de nouvelles voies de résolution. Des pistes existent. Si l’allaitement est l’exclusivité des femmes, les autres soins peuvent être pris en charge par le papa. Les changes réutilisables ne sont plus les mêmes que les carrés de coton de jadis et demandent à peine plus de temps que les couches jetables. Etc.


Tout courant culturel, tout projet politique comportent, à côté de leurs aspects de progrès, des dangers qui leur sont propres. C’est aussi la tâche des associations d’entendre le vécu des personnes concernées et de porter un regard critique sur les courants culturels afin de favoriser une évolution dynamique de la pensée et des solutions pratiques suffisamment souples pour accompagner les évolutions .

 

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