Analyse 2013-11

On voit apparaître de plus en plus souvent, le long des routes, des rappels d’un accident qui a causé la mort d’un enfant ou d’un jeune. Ces commémorations entrent parfois en conflit avec la gestion de l’espace public. Comment rendre possible l’expression d’une douleur légitime tout en lui donnant un sens collectif ?
 

 

Le phénomène est assez récent. On découvre de plus en plus souvent, le long des routes, des petits mémoriaux érigés par les proches d’une victime de la route. Il s’agit le plus souvent de jeunes qui ont trouvé la mort dans un accident de la route. Parfois un jeune qui s’est tué en perdant le contrôle du véhicule qu’il conduisait au retour d’une soirée d’anniversaire ou d’une fête célébrant la remise des diplômes. Parfois aussi un enfant ou un ado qui circulait à vélo quand il a été fauché par un automobiliste ivre ou tout simplement distrait par son GSM.

 

Ces mémoriaux prennent des formes très diverses, plus ou moins élaborées. Dans certains cas, une simple croix avec un prénom et la date du décès, plantée en terre dans l’accotement. Parfois un bouquet de fleurs, fraiches ou artificielles, parfois une photo… Parfois, le mémorial est plus élaboré et durable : une stèle gravée dans la pierre, solidement arrimée ou collée à un poteau électrique, une sorte de petit autel où brûle parfois une bougie devant la photo de l’enfant disparu.

 

Il arrive aussi que l’on voie une personne se recueillir à cet endroit, voire qu’un groupe de personnes effectue une petite cérémonie en hommage et souvenir au défunt. Selon les cas, les références sont religieuses ou non.

 

Ces manifestations privées sont sans doute à mettre en lien avec des manifestations plus collectives, qui ont frappé l’opinion publique. Quand un forcené a abattu plusieurs personnes dans l’espace public, un certain nombre de citoyens dépose spontanément à cet endroit un bouquet de fleurs, voire un ours en peluche si c’est un enfant qui a perdu la vie.

 

Un phénomène récent ?

 

La multiplication de ces lieux de souvenir le long des routes est un phénomène récent. Il est en lien direct avec l’accroissement considérable du trafic routier et, parallèlement, du nombre d’accidents et de décès. Même si les campagnes de prévention et de répression de l’ivresse au volant et des vitesses excessives semblent porter ses fruits ces dernières années et provoquer une légère diminution du nombre d’accidents graves, on peut considérer qu’un millier de personnes environ décède chaque année dans un accident de la route en Belgique. Parmi elles, un quart environ de jeunes de moins de 25 ans. Par définition, ces décès sont toujours brutaux et inattendus et provoquent une émotion d’autant plus grande chez les proches. Il est donc compréhensible que l’émotion cherche à se manifester. En outre, l’émotion est souvent renforcée par un sentiment d’injustice. « Pourquoi mon enfant est-il mort suite à la distraction ou l’imprudence d’un automobiliste ? Il avait le droit de vivre ! Je ne peux accepter que sa mort passe dans l’oubli ou reste une affaire privée. La société toute entière est concernée par le phénomène et doit y réagir afin que cela ne se reproduise plus. » Le cimetière permet éventuellement de trouver un lieu où entretenir un souvenir personnel, mais il ne constitue pas ou plus aujourd’hui un rappel des circonstances qui ont entouré la disparition de l’être cher, voire le cri que les parents endeuillés ont envie de faire entendre.

 

Si le marquage du lieu d’un événement dramatique est récent dans le cas des accidents de la route, il rejoint cependant une manière de se comporter qui existe depuis toujours dans le comportement humain. Que de stèles, de croix, de monuments érigés, d’arbres plantés, de plaques commémoratives apposées en souvenir d’un événement, souvent dramatique ! Ces lieux de souvenir sont parfois organisés par les pouvoirs publics (les monuments aux morts) mais aussi parfois par les particuliers ou des collectivités locales : une potale en souvenir de la fin d’un conflit, un ex-voto en remerciement d’une guérison, etc.

 

Emotion privée vs espace public

 

Ces manifestations privées d’une émotion intense entrent pourtant parfois en conflit avec la gestion de l’espace public dans lequel elles viennent s’installer. Récemment par exemple, le papa d’un ado tué dans un accident de voiture conduite par un copain a reçu un courrier de la Région wallonne le mettant en demeure de retirer le monument qu’il avait installé à l’endroit du décès dans les quinze jours [1]. Une plaque noire en granit sur laquelle sont gravés le visage d’un ado, une croix et un petit texte. Devant, une tablette avec quelques bougies et, en dessous, une gerbe de fleurs. Cet hommage d’un père à son fils ne se trouve pas au cimetière. Comme ils sont originaires d’Ukraine, le papa l’a fait enterrer là-bas et a apposé la stèle sur un poteau électrique le long de la nationale où son fils a trouvé la mort. « C’est le seul endroit où je peux rendre hommage à mon fils. Je lui parle, je lui fais des offrandes comme c’est la tradition chez nous », confie le père. Comme il en avait parlé au bourgmestre local avant d’installer ce lieu de souvenir, il a été abasourdi de recevoir un courrier lui intimant de faire disparaître la stèle dans les quinze jours sous peine de se voir facturer les frais d’enlèvement. Le papa ne comprend pas : « Je ne vois pas en quoi cela les dérange. Je trouve même que ça peut montrer aux jeunes qu’il ne faut pas rouler trop vite. Non, vraiment, ils sont sans cœur. »

 

Pour le gestionnaire de la voirie, ce n’est pas une question de cœur mais de respect de la législation. « On ne peut pas poser n’importe quoi n’importe où, ça vaut pour tout le monde. Malheureusement, si les parents n’obtempèrent pas, nous devrons leur facturer l’enlèvement. C’est la loi. Sinon, on va se retrouver avec des tombes partout. »

 

Pour une socialisation des émotions privées

 

Les pouvoirs publics réagissent sans doute au cas par cas. Les marques de souvenir d’un événement dramatique dans l’espace public sont parfois éphémères ou très discrètes. D’autres prennent une ampleur plus importante, qui risque de mettre en péril la sécurité des usagers, ce qui serait bien le comble.

 

Il existe aussi des manifestations de cette émotion privée qui se socialisent par le biais d’associations et s’insèrent dans l’espace public avec l’accord plus ou moins appuyé des autorités publiques. Ainsi, l’association « Parents d’enfants Victimes de la Route » (PEVR [2]) propose le placement de panneaux SAVE (pour Sauvons la vie de nos enfants) sur le lieu de l’accident d’une jeune victime. Ce panneau mentionne le prénom et l’âge de l’enfant. PEVR prend en charge l’organisation ainsi que les frais relatifs au panneau pour ses membres. Cette voie permet de prendre en compte le drame d’une famille qui a perdu son enfant, de le marquer dans l’espace public d’une manière assez neutre mais personnalisée, mais aussi de lui donner un sens et un prolongement. C’est d’ailleurs parfois à la demande de pouvoirs locaux que ces panneaux sont installés à des endroits particulièrement dangereux, comme pour insister auprès des usagers sur le fait que le non respect d’une limitation de vitesse locale peut avoir des conséquences dramatiques. Dans le même ordre d’idée, lorsque des actes de vandalisme répétés se sont portés il y a quelques années sur les radars automatiques, l’association a fait apposer sur chacun de ces radars un autocollant « Sauvons la vie de nos enfants ». Une façon également de rappeler que le contrôle n’a pas pour but de contrarier les conducteurs pressés mais de garantir la sécurité de tous et, en particulier, des usagers les plus faibles.

 

Pour donner un prolongement à l’aide aux parents de victimes, l’association organise aussi des campagnes de sensibilisation et invite les particuliers comme les pouvoirs publics à signer une charte. Pour les particuliers, l’association demande qu’ils s’engagent par exemple à ne pas conduire à une vitesse excessive ou sous l’effet de l’alcool, à habiller leurs enfants de manière à ce qu’ils soient visibles sur la route, à ne pas téléphoner en conduisant, etc. Aux pouvoirs publics qui signent cette charte, il est demandé d’identifier les zones dangereuses pour les usagers les plus faibles, d’adapter les politiques de mobilité aux enfants et aux jeunes, de mener une politique active de sensibilisation, etc.

 

En conclusion

 

En tant qu’organisation familiale, il est difficile pour Couples et Familles de ne pas comprendre la douleur et l’émotion intense de familles qui se voient brutalement séparées d’un enfant du fait d’un accident de la route, d’autant plus si la cause de cet accident est un comportement irresponsable d’un adulte. Néanmoins, la façon la plus responsable de donner suite à cette émotion est de lui donner un sens plus large. Il n’est pas rare d’ailleurs que des parents parviennent à surmonter leur désarroi en s’engageant eux-mêmes dans des actions de sensibilisation. C’est sans doute le rôle des associations d’offrir une écouter et une assistance aux familles touchées par le drame de la perte d’un enfant, de canaliser leur émotion pour lui donner le meilleur écho public, mais aussi de l’intégrer dans une démarche collective qui, au départ d’événements privés, cherche à transformer les comportements des personnes et les politiques publiques, afin que ces drames soient de moins en moins fréquents [3].

 

 

 

 


[1] « Pecq :"On veut m’obliger à enlever la stèle de mon fils tué sur la route à 17 ans" », in www.lameuse.be, 18/09/2013.
[2] www.pevr.be
[3] Analyse rédigée par José Gérard.

 

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