Analyse 2013-28

Si l’on considère que la famille est un système et que le déplacement de l’un des membres affecte tous les autres, il est difficile de considérer le suicide comme un acte individuel. L’entourage tout entier est fortement concerné.
 

 

Le suicide est souvent perçu comme un acte qui concerne la seule personne du suicidaire ou du suicidé. Il est envisagé comme l’aboutissement d’une profonde dépression, où la personne voit la mort comme une délivrance. Dans d’autres cas, le suicide est consécutif à une rupture et tente de mettre fin à la douleur ainsi provoquée. Pourtant, on sait qu’un suicide prend sens dans un réseau relationnel et qu’il a toujours des répercussions graves sur les proches. On ne peut donc en rester à une approche individuelle.


La responsabilité du suicidaire


Il arrive qu’un parent, habité par une dépression profonde, profère des menaces de suicide. Lorsque les enfants sont témoins de ces menaces, on peut considérer qu’il s’agit de maltraitance grave du parent à l’égard de ceux-ci. En plus du traumatisme et de l’insécurité que cela peut provoquer chez l’enfant, il y a de fortes chances qu’il en nourrisse de la culpabilité et se sente responsable du mal être d’une manière ou d’une autre.


Le suicide n’est pas un acte qui n’a d’effets que sur la personne elle-même. Si Nietzche le considérait comme le summum de la liberté, il s’agit d’une approche très individualiste. Pour les psychiatres d’ailleurs, le suicide n’est pas un acte de liberté, dans la mesure où il s’agit le plus souvent d’une décision désespérée, qui prend sa source dans un état maladif. Les études montrent en effet que 90% des suicidants présentent une morbidité psychiatrique.


La responsabilité des intervenants et des proches


La première difficulté à laquelle sont confrontés les proches est de reconnaître l’état suicidaire. En effet, une personne suicidaire ne donne pas nécessairement l’image de déprimée. Elle peut cacher son mal-être profond sous une apparence joviale. En outre, les signes sont différents d’une personne à l’autre, ce qui fait dire à certains qu’il est très difficile de détecter les signes avant-coureurs d’un passage à l’acte. Néanmoins, les professionnels s’accordent généralement à dire que beaucoup de personnes qui ont fait une tentative de suicide, qu’ils en soient décédés ou non, avaient montré auparavant certains signes de leur détresse à leur entourage, parfois de manière détournée. Certains messages sont directs (Je veux en finir, Je ne m’en sortirai jamais, etc.), d’autres sont plus indirects (Vous seriez mieux sans moi, Je vais mettre mes affaires en ordre, etc.). A côté de ces messages, certains comportements peuvent aussi attirer l’attention des proches: une tendance à s’isoler, à se désinvestir de ses activités, à ne pas paraître affecté par la disparition d’un proche, etc.


Une fois perçu par l’entourage le risque suicidaire, il est essentiel, selon le psychiatre Marco Vannotti [1], que les proches prennent clairement position face au suicide, en manifestant qu’il s’agit d’un acte d’une grande violence pour l’entourage, d’un acte qu’ils réprouvent. Pour ce psychiatre sensibilisé à l’approche systémique, il n’est pas possible de concevoir le suicide comme un acte de liberté individuelle. Toute l’approche systémique montre les implications diverses de l’entourage. Les responsabilités sont toujours partagées face à un acte suicidaire.


Une des grandes difficultés rencontrées dans le contexte familial est qu’on couvre souvent les difficultés vécues d’une chape de silence. Les personnes essaient de dissimuler leur souffrance, de ne pas en faire porter le poids aux autres. Or, il est essentiel de parler. Le silence a une valeur incitative au passage à l’acte.


Face à la menace suicidaire qu’il perçoit, l’enfant a tendance à essayer de percer ce silence et de récolter un maximum d’informations : qui est responsable de la dépression, le parent qui a déjà fait une tentative de suicide a-t-il un risque important de récidive, quelles seront les conséquences de son acte, etc. Les enfants ont en fait souvent tendance à penser que c’est de leur faute que leur maman ou leur papa est dépressif. Ils s’engagent donc très souvent dans des attitudes réparatrices, tentant de faire le maximum pour que le parent se sente bien à nouveau.


Dans une approche systémique, on pourrait dire que l’enfant est confronté à une obligation de loyauté vis-à-vis de son parent suicidaire, loyauté qui pousse l’enfant à renoncer à penser à sa propre vie pour préserver celle de son parent. Le problème est que cette loyauté ne résulte pas d’un contrat de confiance librement consenti, elle s’apparente à une obligation, à une soumission à un pouvoir dont on ne peut pas s’affranchir. C’est que le sentiment de loyauté aux liens avec nos géniteurs est très fort. Même âgés, ils ne peuvent penser au suicide sans que cela retentisse sur nous, et même sur nos enfants.


La responsabilité des soignants se situe à un double niveau, humain et professionnel. En tant que membre d’une même fraternité humaine, il convient de manifester du respect à la personne suicidaire, de l’assurer d’une présence et de la solidarité. En tant que soignant, il s’agit de naviguer entre d’une part le « devoir de bienfaisance » qui fait partie de la déontologie des soignants et d’autre part la liberté du patient de décider pour lui-même. Mais si quelqu’un est dans une situation particulière de vulnérabilité, pour le Dr Vannotti, le devoir de bienfaisance doit primer sur le respect de la liberté.


Faire le deuil après un suicide


La stratégie du silence qui entoure très souvent le suicide pèse le plus lourdement sur les enfants. À ce titre, il est important que les enfants participent aux rituels de deuil, qu’on ne les en écarte pas sous prétexte de leur éviter des situations difficiles à vivre. Les rituels visent à minimiser le dommage provoqué par la mort. Les conventions sociales, les rites funèbres, l'inhumation ou la crémation n'apaisent pas immédiatement les réactions émotionnelles et comportementales consécutives à la perte, mais elles favorisent l'élaboration du deuil. Il faut un mort, un rituel une « cérémonie », un « entourage » pour faire le deuil. Les pratiques codifiées sont nécessaires pour donner un sens symbolique à la séparation.


Les rituels de deuil sont aussi la manifestation très concrète que l’on n’est pas seul face à un drame, que l’on peut compter sur les autres.


Il faut surtout abandonner certaines idées reçues vis-à-vis des enfants, considérant qu’ils sont « trop petits pour comprendre », qu’il vaut mieux les laisser à l’écart, ne pas trop leur en parler. Le devoir des adultes est de manifester de la protection et de la compassion vis-à-vis des enfants et, très souvent, quand les adultes pensent qu’ils sont trop petits, ce sont les enfants qui adoptent des conduites de protection vis-à-vis des adultes.
L’enfant qui a perdu un parent par suicide se pose inévitablement des questions sur le sens de la vie que l’adulte doit prendre en compte [2]. Or, souvent, les adultes ont des attentes paradoxales : ils demandent que l’enfant manifeste sa peine et respecte celle des adultes, mais en même temps ils espèrent reprendre la même vie et pouvoir faire comme si rien ne s’était passé. Certes, la souffrance passe, mais l’effet de la souffrance ne passe jamais. Au niveau familial, c’est un nouveau système qu’il faudra construire, intégrant cette réalité du deuil et du suicide. Il pourra peut-être s’appuyer sur le système antérieur, mais sera forcément différent. Dans ce nouveau système, il est important que l’enfant ne soit pas investi par le parent en vie comme une compensation affective au parent décédé. Il doit être aimé et investi pour lui-même.


Conclusion


On pourrait résumer l’éthique systémique en une formule simple : il faut veiller au sujet dans sa dimension d’appartenance. Le processus de deuil se joue à plusieurs niveaux : individuel, familial et social. L'expérience de la perte suscite différentes émotions (tristesse, colère, anxiété, impuissance...)


Ces émotions sont vécues différemment d'une personne à l'autre. Beaucoup de gens qui vivent des deuils se retrouvent isolés. L'entourage est mal à l'aise face aux émotions de la personne endeuillée, en particulier après un suicide. Ils se sentent impuissants et préfèrent éviter de rencontrer la personne et de lui parler de ce qu'elle vit. Pourtant, les endeuillés ont besoin d'en parler. Ils ont besoin d'avoir des personnes bienveillantes qui soient près d'eux.


Pour Couples et Familles, il importe donc toujours de ne pas réduire un acte comme le suicide à sa dimension individuelle. Certes, les souffrances psychiques prennent naissance dans une personnalité particulière, avec ses caractéristiques et son histoire, mais tout l’entourage est impliqué. Impliqué d’abord parce que la personne en souffrance est membre d’un système où d’autres sont présents et concernés. Impliqué aussi parce que les menaces suicidaires et l’acte suicidaire ont toujours des répercussions graves sur l’entourage, en particulier les enfants, qui sont pris dans des liens de loyauté envers leurs géniteurs. Il est donc capital, lors de tels drames, d’être particulièrement attentif au soutien de l’enfant endeuillé, quel que soit son âge, en recourant éventuellement à des intervenants extérieurs ou à des associations spécialisées [3] dans l’accompagnement du deuil [4].

 

 

 

 

 

 

 

 


 

[1] Marco Vannotti, professeur à l’Université de Neuchâtel, s’est intéressé aux répercussions des maladies graves et chroniques sur les malades et leurs familles.
[2] Le Centre de Prévention du suicide diffuse une brochure « Comment papa est mort ? » destinée aux familles pour accompagner un enfant lors de la perte d’un parent par suicide. Disponible sur www.preventionsuicide.be.
[3] Voir le « Réseau d’accompagnement du deuil après un suicide » mis en place par le Centre de prévention du suciide sur www.preventionsuicide.be.
[4] Cette analyse a été rédigée par José Gérard, sur bases de notes prises lors de la conférence du Dr Marco Vannotti « Suicide et comportement suicidaire : le silence pour un deuil impossible ? », dans le cadre du Congrès « Pertes, ruptures et abandons » organisé à Paris les 5 et 6 décembre 2013 par Parole d’enfants.

 

 

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