Analyse 2013-30

On l’évoque très souvent dans la presse, elle s’invite dans les conseils d’entreprises, dans les écoles, etc. « La théorie du genre » est partout et on en dit beaucoup de choses. A tel point qu’on ne sait plus très bien à quel saint se vouer ? Les familles doivent-elles se méfier du genre ? La réponse peut se faire en deux temps.
 

 

Pourquoi faut-il se méfier des théories du genre ?


Si on part du principe qu’il n’y a qu’un seul modèle familial, évidemment, la réponse est qu’il vaut mieux se méfier des théories du genre. En effet, elles impliquent que plusieurs modèles de famille sont possibles. Faire famille ne s’impose pas de manière unique selon certaines règles édictées par l’Eglise par exemple. De ce point de vue, effectivement, il existe toute une idéologie qui sape des habitudes acquises au cours de l’histoire à travers les générations qui se sont succédées. D’autres idéologies qui vont dans le sens d’un pluralisme des manières de faire famille, existent également à côté des théories du genre. Par exemple, celle, très vaste, de l’épanouissement de soi.


Si on accepte que différents modèles familiaux puissent exister, si on s’ouvre à la diversité des manières de faire famille, y a-t-il encore un danger à percevoir dans les théories du genre ? La réponse est nuancée. Pourquoi n’y a-t-il pas de danger ? Si on s’ouvre à la diversité des manières de faire famille, le modèle « classique », standard (qui devient un peu radical peut-être) a toujours sa place parmi d’autres modèles. Tout devient possible, y compris les couples composés d’un homme et d’une femme avec des enfants dans le cadre du mariage. Il n’y a donc plus spécialement à craindre. Cependant, il faut veiller à rester attentif que ce modèle puisse continuer d’exister. On voit mal un système qui se veut pluraliste dire : « Ce modèle-là, finalement, on n’en veut pas ». S’il n’y a plus de normes, chacun établit les normes qu’il veut et les normes du modèle familial traditionnel ont leur place par conséquent.


Pourtant, un danger persiste malgré tout. Aujourd’hui, nous assistons dans nos sociétés occidentales à une grande diversité de modèles familiaux, notamment en raison de la fragilisation grandissante du couple qui engendre séparations et divorces, et dans la foulée une multitude de recompositions familiales. Si on permet la diversité des modèles familiaux, si on les pense uniquement à travers les théories du genre ou à travers des théories de même nature qui revendiquent une liberté absolue, le problème est que l’on tombe dans un relativisme. Lorsqu’au départ, on établit qu’il n’y a pas de normes qui s’imposent et que tout le monde fait ce qu’il veut comme il le veut, alors tout est possible. Dès lors, pourquoi une famille où l’on bat ses enfants ne serait-elle pas acceptable ? Tout le monde est pourtant bien d’accord pour dire que cela ne doit pas être permis. Il faut donc bien que des normes existent dans ce cas ! Sinon cela signifie que tout est acceptable puisqu’il n’y a plus de norme. Si tout est acceptable, on ne voit plus pourquoi on interviendrait dans certains cas et pas dans d’autres.


Nous pensons qu’il est bon que la diversité existe. Les théories du genre ont certainement contribué à ouvrir les esprits sur la possibilité de concevoir la famille autrement que selon le modèle traditionnel. Revendiquer une liberté de croire en ce que nous voulons croire, de former un couple avec qui nous souhaitons, de vivre ce couple à notre manière, de fonder une famille selon nos pensées, c’est tout-à-fait louable. Cependant, la liberté est un leurre. Nos choix, y compris nos « choix » de vie, sont orientés selon les circonstances, les contraintes financières, sociales, culturelles ou familiales. Il existe des normes qui continuent à s’imposer malgré tout et qui valent quels que soient les modèles familiaux.


L’explosion des modèles familiaux fait parfois dire aux sociologues qu’il devient difficile de nos jours de dresser une définition de la famille tant la diversité est grande. Le modèle familial traditionnel reste tout de même une référence et beaucoup de personnes vivent selon ce mode de vie. Puis, il existe tout un tas d’autres modèles : les familles séparées, les familles monoparentales, les familles multiculturelles… enfin bref, il y a une infinité de modèles familiaux. Avec l’évolution de la médecine et notamment les procédures de procréation médicalement assistées, de nouvelles situations s’ajoutent encore au tableau des possibilités. Un enfant pourrait avoir jusqu’à quatre mères et trois pères. Une première mère qui aurait eu le désir de l’enfant, mais qui n’en aurait pas les moyens naturellement. Elle ferait alors appel à un don d’ovule. La femme ayant fait don de ses ovules et par conséquent de son patrimoine génétique pourrait aussi être la mère de l’enfant. On peut imaginer qu’une troisième femme porte l’enfant durant la gestation, celle-ci pourrait elle aussi revendiquer le titre de mère. Enfin, il se peut que l’enfant ne soit pas élever finalement par la première femme qui l’avait désiré mais par une quatrième mère qui assurerait son éducation. Concernant le père, la démarche intellectuelle est identique, trois types de père sont envisageables : celui qui désire l’enfant, celui qui donne son sperme pour le concevoir, celui qui l’élève. Cet exemple pose plusieurs questions. Qu’est-ce qui fonde l’essence d’une famille ? Qu’est-ce qui est le plus fondamental : le désir, le patrimoine génétique, donner la vie ou éduquer ? A ce problème, les réponses seront variables selon les régions du monde dans lesquelles on se trouve. En Afrique par exemple, dans certaines régions, l’ensemble de la tribu est en charge des enfants. Leur éducation ne relève pas uniquement de leurs parents, mais de la communauté au sens large. Cela montre bien que ces questions sont des interrogations éminemment culturelles. Dans nos sociétés occidentales, nous sommes tributaires d’une pensée qui est devenue terriblement individualiste. Nous considérons majoritairement qu’une mère n’est forcément qu’une seule personne et un père également. Ou bien, pour rester dans les termes des théories du genre, le rôle de la mère ou le rôle du père ne peut être incarné que par une seule personne. Dans d’autres communautés, dans d’autres parties du monde, on pense autrement, collectivement et donc la question ne va pas du tout être posée de la même façon et la solution évidemment ne sera pas du tout la même.


Mais qu’est-ce que la famille alors ?


Si l’on ne sait plus donner une définition à la famille tant la diversité des manières de faire est grande, peut-être faut-il s’interroger sur le fonctionnement plutôt que sur la composition ? La question à poser, en réalité, pourrait être la suivante, quel que soit le modèle familial : quel fonctionnement pour former une famille ? La question n’est donc plus de savoir quel est le bon modèle. Ce débat est dépassé et perdu d’avance parce qu’on constate que l’être humain est un véritable caméléon (pour reprendre la comparaison de Pic de la Mirandole). C’est à dire qu’il existe une infinité de façons de pouvoir accomplir notre humanité.


Pour être une famille, il faut respecter une règle élémentaire et qui vaut pour toutes les cultures et modèles de famille. C’est une norme qui fait vivre et dont le principe est simple : une famille est faite pour être quittée. Quel que soit le modèle familial, du moment que les familles font ce travail qui consiste à faire en sorte qu’un jour les enfants puissent partir, les modèles fonctionnent. Qu’il s’agisse d’une famille avec des parents homosexuels, si ceux-ci élèvent leurs enfants dans l’objectif de les rendre autonomes et de les pousser à quitter le nid, alors cela fonctionne. Suivant cette grille d’analyse, on constate vite que les familles qui dysfonctionnent le font pour des raisons qui ne sont jamais liées au modèle de famille. Le problème est toujours lié à une dynamique qui ne fonctionne pas. Une famille classique, avec un papa, une maman hétérosexuels et des enfants dans le cadre du mariage peut très bien engendrer des situations catastrophiques incroyables si la dynamique est vicieuse ou pervertie. Le problème n’est donc pas le modèle, mais ce qui se passe dans le modèle. Cette norme vaut pour tous les modèles de famille et elle permet aux enfants de vivre et d’acquérir la « liberté » de devenir ce qu’ils sont. Sous cet angle, on rejoint certains aspects des théories du genre, mais ce n’est possible que parce qu’une norme le permet. Pouvoir devenir enfin ce que l’on est et assumer le genre ou la manière d’être homme ou d’être femme que l’on devient (puisque ce n’est pas un choix mais c’est bien ce que l’on devient), ça n’est possible que si la famille fait en sorte que ça le soit. Plus largement, on pourrait ajouter, parce que c’est aussi un problème social, si la société le permet également.


En conclusion


Finalement, de quoi doit-on avoir peur ? Il faut avoir peur de toutes les positions, quelles qu’elles soient, théories du genre ou positions morales autres, lorsqu’elles se positionnent comme étant absolues. Quand on campe sur des positions absolues, on empêche le débat. Par conséquent, lorsque les théories du genre deviennent absolues et revendiquent qu’il n’y a aucune norme, cela doit alerter parce que cela revêt un certain radicalisme. C’est identique du côté des défenseurs de la « bonne morale » qui sont prêts à défendre leurs idées par tous les moyens. Cela doit tout autant nous alerter. C’est un radicalisme, une espèce de certitude qui devient vraiment dérangeante.


Quelle que soit la position défendue, il faut la défendre sans vouloir l’imposer et l’ériger en principe valable pour tout le monde. Du moment que l’on garde au moins cette norme à l’esprit – et c’est une norme comme par hasard ! – il y a une place pour tout le monde [1].

 

 

 

 

 

 

 


[1] Analyse rédigée par Laurianne Rigo à partir des notes prises lors de l’intervention de Jean-Michel Longneaux, professeur de philosophie à l’UNamur, pendant le colloque organisé le 28 novembre 2013 par Couples et Familles sur le thème « Qui a peur du genre ? ».

 

 

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