Analyse 2014-02

  La dépendance est devenue une des craintes majeures des personnes vieillissantes. Mais la dépendance est autant la conséquence d’une construction sociale que d’une déficience physiologique. Dès lors, pourquoi faut-il lutter contre la dépendance et quelles sont les valeurs qui légitiment les interventions des pouvoirs publics en faveur des personnes dépendantes ? 

 

Lorsque l’on parle de grand âge ou de vieillesse, on en vient très rapidement à parler de dépendance. La dépendance est devenue le fléau que craignent la plupart des personnes vieillissantes. Il ne faut probablement pas s’en étonner à une époque où l’on survalorise l’autonomie. Dans le langage courant comme dans de nombreux documents officiels, le terme de « dépendance » est d’ailleurs utilisé comme un synonyme de « perte d’autonomie ».


Pourtant, les deux notions ne se recouvrent pas. Si l’on considère que l’autonomie est la capacité de décider pour soi-même, l’indépendance est la possibilité de ne pas devoir passer par une autre personne pour réaliser ce que j’ai décidé de faire. Un handicapé physique peut être tout à fait capable de décider ce qui est bon pour lui (se rendre à tel endroit, par exemple), tout en étant obligé de passer par un autre (un service de transport spécialisé, par exemple) pour concrétiser sa décision. Il y a souvent confusion entre la capacité de décider pour soi-même et la capacité de réaliser seul ce que l’on a décidé de faire.


La dépendance : un concept à interroger


La philosophe française Corinne Pelluchon [1] a tenté d’élaborer une définition de l’autonomie incluant les personnes polyhandicapées. L’autonomie ne se réduit pas à l’idéal de maîtrise de soi ou d’indépendance auquel cette notion est souvent rattachée, mais elle désigne une double capacité. Elle renvoie premièrement à la capacité à avoir des désirs et des valeurs, ces dernières désignant des désirs ou activités qui donnent à l’individu le sentiment de se réaliser et qui font qu’il éprouve de l’estime pour lui-même. Par contre, c’est la difficulté de la personne en situation de handicap à trouver les moyens d’exprimer et de faire reconnaître ses désirs et ses valeurs qui transforme le handicap en une prison. Autrement dit, c’est la deuxième capacité liée à cette notion qui est affectée par l’ensemble des déficits et des déficiences, à savoir la capacité à traduire en actes ses désirs et ses valeurs.


A force de lutter contre la dépendance, on en viendrait à ne plus interroger ce concept. Or, il s’agit là d’une évidence contemporaine sur laquelle il vaut la peine de porter un regard critique. Ainsi, la première remarque que l’on peut faire à ce propos est que la vie humaine est faite d’interdépendance. Sans cesse, nous dépendons des autres pour vivre. Toute société est un réseau de personnes interdépendantes, où chacun se spécialise plus ou moins pour pouvoir rendre des services aux autres, en espérant bien qu’il pourra bénéficier des services rendus par les autres. On peut le constater au niveau des métiers et des professions, mais aussi au niveau familial. Vue sous cet angle, la dépendance est plutôt connotée positivement comme une relation dynamique entre les personnes, source de vie.


On lie aussi presque spontanément dépendance et vieillesse. Pourtant, la dépendance n’est pas l’apanage des personnes âgées. L’enfant qui vient de naître est beaucoup plus dépendant des autres qu’une personne âgée. Impossible pour lui de survivre très longtemps sans la présence et l’intervention des autres. Pourtant, personne ne pense à évoquer cette dépendance extrême comme un problème de santé publique. La dépendance du jeune enfant est vue avec attendrissement et suscite généralement l’attention joyeuse de son entourage, alors que la dépendance de la personne âgée est appréhendée comme un fardeau, une charge pénible.


Cela repose donc la question de la définition de la dépendance. Plusieurs approches sont possibles. Pour le sociologue français Patrick Pharo [2], le sentiment de dépendance ou de perte d’autonomie provient directement d’un empêchement ou d’une limitation dans l’obtention des plaisirs et des récompenses de la vie courante. Cette définition prend sa source dans une conception de la dépendance proche de l’addiction, où les personnes sont dépendantes d’un produit dont elles ont besoin physiologiquement. Cette vision de la dépendance n’est guère positive.


Les philosophes Nancy Fraser et Linda Gordon [3], elles, distinguent quatre aspects à la dépendance. Dans les débats actuels, les significations de la dépendance résonnent dans quatre registres différents, selon nous. Le premier est le registre économique, selon lequel on dépend d’une autre personne ou d’une institution pour survivre. Dans un deuxième registre, le terme dénote un statut socio-juridique, l’absence d’identité publique ou juridique séparée, comme dans le cas du statut de la femme mariée, placée sous la tutelle de son mari. Le troisième registre est politique : ici, dépendance signifie assujettissement à une puissance gouvernante extérieure, et peut être dit d’une colonie ou d’une communauté assujettie de résidents non citoyens. Le quatrième registre, nous le dirons moral ou psychologique ; dépendance dans ce sens est un trait de caractère individuel, proche du manque de volonté ou d’une vulnérabilité émotionnelle excessive. Bien entendu, aucun usage du mot n’entre exactement et uniquement dans un seul de ces registres.


Cette définition, si elle a le mérite de détailler différents registres de dépendance, considère néanmoins la dépendance comme un état, quelque chose qui fait partie de la personne. On pourrait pourtant poser un regard critique sur une telle approche et se demander si la dépendance n’exprime pas davantage une relation à l’autre, aux autres, plutôt qu’une identité. Un sociologue comme Bernard Ennuyer [4] élargit la perspective en montrant en quoi la manière de considérer la dépendance renseigne sur la réalité des relations entre individus au sein de la société. À travers l’éloge d’une dépendance entendue comme une interdépendance, c’est-à-dire une relation dynamique et réciproque (qui s’oppose à la définition dominante, statique, d’état problématique), l’auteur pose la question de la cohésion sociale. Il incite à approfondir la réflexion sur ce que recouvre le terme de dépendance – passé dans le langage ordinaire aussi bien que dans des textes législatifs relatifs aux personnes âgées – et montre qu’il recouvre une notion incertaine et faussement consensuelle. Dans cette perspective, la lutte contre la dépendance se porterait essentiellement sur le champ de la cohésion sociale et de tout ce qui peut la renforcer.


La dépendance est-elle vraiment un handicap ?


Comme on l’a dit plus haut, la dépendance est souvent considérée aujourd’hui comme le pire des handicaps. Reste à savoir comment l’on définit le handicap. Ici, deux types de définitions coexistent : un modèle médical et un modèle social.


Pour le point de vue médical, l’OMS propose, dans la « Classification internationale du fonctionnement, du handicap et de la santé » (CIH-2, 2001) un langage uniformisé et normalisé ainsi qu'un cadre de travail pour la description des états de santé. Cette classification remplace une classification antérieure, qui s’intitulait « Classification internationale des déficiences, incapacités et handicaps ». La CIH-2 définit les composantes de la santé et certains éléments du bien-être relatifs à la santé (comme l'éducation ou le travail). Les domaines couverts par la CIH-2 peuvent donc être désignés par les termes de domaines de la santé et domaines liés à la santé. Ces domaines peuvent être décrits en prenant comme perspective l'organisme, la personne en tant qu'individu ou la personne en tant qu'être social, selon deux listes de base : 1) les structures et fonctions organiques ; 2) les activités et la participation. Ces termes remplacent les termes utilisés jadis de « déficiences » (dysfonctionnement organique ou physiologique), « incapacités » (ou disability, conséquences fonctionnelles du dysfonctionnement) et « handicaps » (désavantages sociaux qui résultent de la déficience et des incapacités), et élargissent leur portée en incluant des expériences positives. En tant que classification, la CIH-2 regroupe de manière systématique les différents domaines auxquels est confrontée toute personne jouissant d'un état de santé donné (par exemple ce qu'une personne fait vraiment ou est capable de faire compte tenu d'une maladie ou d'un trouble donné). Les personnes handicapées ne sont donc plus définies uniquement négativement. Le fonctionnement se rapporte à toutes les fonctions organiques, aux activités de la personne et à la participation au sein de la société, d'une manière générale.


De même, handicap sert de terme générique pour désigner les déficiences, les limitations d'activités et les restrictions de participation. La CIH-2 dresse aussi la liste des facteurs environnementaux qui peuvent avoir une influence sur tous ces schémas. Ainsi, la CIH-2 permet de tracer un profil utile du fonctionnement, du handicap et de la santé des personnes dans divers domaines.


Cette nouvelle approche médicale du handicap prônée par l’OMS permet d’attirer davantage l’attention sur l’aspect social du handicap. Ce qui est cause du handicap, en effet, ce n’est pas la déficience ou la maladie, c’est le fait que la société n’est pas adaptée aux particularités de certaines personnes, le fait que la société laisse de côté certaines minorités qui ne peuvent pas fonctionner comme la majorité. C’est ainsi que les sourds de naissance peuvent s’étonner que ce soit à eux de s’adapter à un fonctionnement majoritaire et pas à la majorité de créer les conditions nécessaires à leur fonctionnement propre.


Pour rendre compte de cette nouvelle approche, le philosophe Philippe Sanchez propose cette définition du handicap [5] : est handicapée une personne qui subit les conséquences désavantageuses de l’inadéquation de sa configuration physiologique (physique ou mentale) et fonctionnelle avec son environnement naturel, culturel et social. Si la dépendance résulte autant d’une construction sociale que d’une déficience physiologique, cette approche permet d’attirer davantage l’attention sur l’inadéquation de la société et donc sur les nécessaires décisions politiques en vue d’y remédier.


Quelles politiques publiques vis-à-vis de la dépendance ?


Si la dépendance peut être approchée de manière plus positive et que le handicap peut être analysé dans ses composantes essentiellement sociales, on peut alors se demander ce qui justifie que des politiques publiques se donnent pour objectif de lutter contre la dépendance et sur quels critères devraient se construire ces politiques.


La raison essentielle tient au fait que la personne dépendante doit passer par un tiers pourvoyeur pour un certain nombre de ses actions. Et cette situation présente un risque de domination du dépendant par son pourvoyeur. Le philosophe Philip Pettit [6] propose une approche républicaine de la notion de domination. Une personne a sur une autre un pouvoir de domination, en d’autres termes elle la domine ou l’assujettit lorsqu’elle dispose d’une capacité d’interférence, sur une base arbitraire, dans certains choix que l’autre est en mesure de faire.


La justification ultime de la lutte contre la dépendance est donc la lutte contre les risques d’exploitation par autrui des personnes dépendantes.


Cependant, les politiques doivent également prendre en compte le fait que les pourvoyeurs peuvent eux aussi se retrouver dans une situation où ils sont exploités par la personne dépendante. Dans le cadre familial, par exemple, lorsqu’une femme réduit son temps de travail pour s’occuper davantage d’un parent ou beau-parent âgé [7], elle peut entrer dans un processus où elle sera de plus en plus happée par les soins nécessaires qui ne font qu’augmenter. Ayant réduit son temps de travail, elle se met elle-même dans une situation de dépendance financière vis-à-vis de son conjoint.


Une politique en faveur des personnes dépendantes, pour être équitable, implique donc de se préoccuper des trois types d’acteurs en présence : les personnes dépendantes, les aidants proches et les aidants professionnels. Et comme les dépendances sont impossibles à supprimer, il faut donc essayer d’en compenser les effets négatifs en luttant contre la domination. Cette tâche n’est pas simple, parce que des relations de domination peuvent s’insinuer dans toute situation familiale ou en institution. Les réglementations que les pouvoirs publics mettent en place (qui ne sont souvent que la formalisation d’expériences pilotes menées par certains services ou institutions) et le contrôle de ceux-ci, mettent des balises reconnues collectivement et donnent des outils d’évaluation des services apportés aux personnes dépendantes. Bien sûr, les recommandations ne suffisent pas. Il ne suffit pas d’inciter au respect de la personne dépendante. Si le personnel d’une maison de repos est en sous-effectifs, il ne pourra jamais laisser aux résidents toute l’autonomie qui serait possible. Par exemple, une personne âgée qui veut essayer de se rendre seule à la salle de restaurant risque de perturber l’horaire parce qu’elle prend beaucoup plus de temps qu’une infirmière qui l’installe dans un fauteuil roulant. Dans la pratique, les objectifs humanistes se heurtent souvent à la rareté des moyens disponibles. Cela n’empêche pas de les préciser et de tenter de progresser vers un plus grand respect de la personne dépendante [8].

 

 

 

 

 

 


 

[1] Corinne Pelluchon, Éléments pour une éthique de la vulnérabilité. Les hommes, les animaux, la nature, Le Cerf, 2011.
[2] Patrick Pharo, Plaisirs et dépendances dans les sociétés marchandes, coll. UBlire, Éditions de l'Université de Bruxelles, Bruxelles, 2012.
[3] Nancy Fraser et Linda Gordon, « Une généalogie de la « dépendance ». Enquête sur un concept-clé de l’Etat providence américain », in Nancy Fraser, Le féminisme en mouvements. Des années 1960 à l’ère néo-libérale, coll. Politique et sociétés, La Découverte, Paris, 2012.
[4] Bernard Ennuyer, Les malentendus de la dépendance. De l'incapacité au lien social, coll. Action sociale, Dunod, 2004.
[5] Philippe Sanchez, lors de son intervention dans le cadre du cours interfacultaire de bioéthique « Ethique et dépendances » à L’université de Namur le 28 janvier 2014.
[6] Phillip Pettit, Républicanisme. Une théorie de la liberté et du gouvernement, Gallimard, 2004.
[7] Voir à ce propos « Femmes soutiens de familles », Dossier n°103 des Nouvelles Feuilles Familiales, mars 2013.
[8] Analyse rédigée par José Gérard sur base de l’intervention de Philippe Sanchez dans le cadre du cours interfacultaire de bioéthique « Ethique et dépendances » à l’Université de Namur le 28 janvier 2014.

 

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