Analyse 2015-13

Partie I : Une lecture critique du texte

 

La deuxième session du synode des évêques consacré à la famille s’est terminé fin octobre 2015 par la publication d’un rapport final [1]. Que dit celui-ci ? Présente-t-il des ouvertures telles que semblait le souhaiter le pape ou assiste-t-on à une réaffirmation pure et simple de la doctrine la plus classique ?

Il faut tout d’abord signaler que le « Rapport final du Synode ordinaire sur la famille » voté par les évêques et publié le 24 octobre 2015 est un document long de 45 pages, comprenant 94 articles. Il n’est donc pas possible de faire une analyse complète de chaque article.


Il faut aussi signaler que ce rapport final n’a pas un caractère normatif dans le fonctionnement de l’Eglise catholique. Celui-ci est un texte de compromis, fruit de la réflexion des évêques du monde entier et est présenté au pape, qui devrait publier une « exhortation apostolique » sur le même thème. Nul ne sait encore ce qu’il en sortira, mais les nombreux appels récents à une plus grande collégialité de la part du pape François font qu’il serait étonnant qu’il s’écarte fondamentalement de ce texte.


Quand l’Eglise parle de la famille…


La première remarque que l’on peut faire concerne le genre littéraire. Il n’est pas toujours évident de comprendre la portée des textes pour un lecteur lambda, qui a l’impression que ces textes ne parlent pas du même monde, de la même famille. La rhétorique est compliquée et la lecture de ces textes donne l’impression que la préoccupation première n’est pas de partir des réalités familiales ou de les rejoindre, mais de dire quelque chose qui s’intègre dans un système de pensée et de références. Ainsi on perçoit des liens entre famille, procréation, éducation ; famille humaine et famille de Dieu ; famille et péché qui appelle une rédemption ; dessein de Dieu sur la famille depuis les origines…


Quatre extraits de documents importants de ces dernières décennies peuvent illustrer cette première remarque. Tous les quatre ont été choisis parce qu’ils disent d’une manière ou d’une autre ce qu’est la famille ou le mariage.


Le premier texte est extrait d’Humanae Vitae (1968), l’encyclique condamnant la contraception, qui a provoqué une rupture entre chrétiens et le discours de l’Eglise sur les questions familiales. « L’amour conjugal révèle sa vraie nature et sa vraie noblesse quand on le considère dans sa source suprême, Dieu qui est amour, "le Père de qui toute paternité tire son nom, au ciel et sur la terre". Le mariage n’est donc pas l’effet du hasard ou un produit de l’évolution de forces naturelles inconscientes : c’est une sage institution du Créateur pour réaliser dans l’humanité son dessein d’amour. Par le moyen de la donation personnelle réciproque, qui leur est propre et exclusive, les époux tendent à la communion de leurs êtres en vue d’un mutuel perfectionnement personnel pour collaborer avec Dieu à la génération et à l’éducation de nouvelles vies. » On reconnaîtra qu’il n’est pas évident de comprendre immédiatement que l’on y parle de sexualité…


Le deuxième texte est extrait de Familiaris consortio (1981), un texte important de Jean-Paul II : « 15. Au sein du mariage et de la famille se tisse un ensemble de relations interpersonnelles – rapports entre conjoints, paternité-maternité, filiation, fraternité – à travers lesquelles chaque personne est introduite dans la "famille humaine" et dans la "famille de Dieu" qu’est l’Eglise. Le mariage et la famille chrétienne construisent l’Eglise. Dans la famille en effet, la personne humaine n’est pas seulement engendrée et introduite progressivement, à travers l’éducation, dans la communauté humaine, mais grâce à la régénération du baptême et à l’éducation de la foi, elle est introduite également dans la famille de Dieu qu’est l’Eglise. La famille humaine, désagrégée par le péché, est reconstituée dans son unité par la puissance rédemptrice de la mort et de la résurrection du Christ. Le mariage chrétien, qui participe à l’efficacité salvifique de cet événement, constitue le lieu naturel où s’accomplit l’insertion de la personne humaine dans la grande famille de l’Eglise. »


Un troisième texte, tiré du Catéchisme Eglise catholique (1992) n’est pas beaucoup plus clair. « 2205. La famille chrétienne est une communion de personnes, trace et image de la communion du Père et du Fils dans l’Esprit Saint. Son activité procréatrice et éducative est le reflet de l’œuvre créatrice du Père. Elle est appelée à partager la prière et le sacrifice du Christ. La prière quotidienne et la lecture de la Parole de Dieu fortifient en elle la charité. La famille chrétienne est évangélisatrice et missionnaire.
2206. Les relations au sein de la famille entraînent une affinité de sentiments, d’affections et d’intérêts, qui provient surtout du mutuel respect des personnes. La famille est une communauté privilégiée appelée à réaliser "une mise en commun des pensées entre les époux et aussi une attentive coopération des parents dans l’éducation des enfants" (GS 52, § 1). »


Si l’on prend un paragraphe issu du rapport final du Synode famille (2015) qui vient de se clôturer, on peut se dire qu’un certain progrès dans l’expression a tout de même été accompli. Ici, on a davantage l’impression de comprendre un peu à quoi le texte fait allusion. « 35. (…) l’évangile de la famille commence avec la création de l’homme à l’image de Dieu, qui est amour et qui appelle l’homme et la femme à l’amour, selon sa ressemblance. La vocation du couple et de la famille à la communion de vie et d’amour perdure dans toutes les étapes du dessein de Dieu malgré les limites et les péchés des hommes. Cette vocation est fondée depuis le début sur le Christ rédempteur. Il restaure et améliore l’alliance matrimoniale des origines, guérit le cœur humain, lui donne la capacité d’aimer comme lui aime l’Eglise, s’offrant pour elle. »


Cette première remarque concernant la manière dont l’Eglise parle de manière générale, mais en particulier de la famille, qui est une préoccupation quotidienne de tous les chrétiens et une matière qu’ils ont le sentiment de bien connaître, est importante. Elle rappelle que si un divorce s’est installé entre les chrétiens et le discours de l’Eglise catholique sur les questions relationnelles et familiales, cela concerne d’une part le contenu du message (en particulier ses éléments normatifs), mais aussi la langage employé, davantage préoccupé de cohérence interne que de s’adresser à des personnes d’aujourd’hui.


Quelques thèmes chauds et leur évolution


Il faut signaler que tous les articles du rapport final ont été adoptés à une majorité des deux tiers, et que le texte dans son ensemble a été approuvé à l’unanimité. Mais si le document dans son ensemble a été adopté à l’unanimité, certains articles sont passés de justesse. Puisqu’il est impossible d’analyser chaque article dans son détail, on peut mettre le focus sur ces quelques articles plus débattus, qui ont parfois fait l’objet d’oppositions assez violentes. Ces articles concernent surtout trois thèmes : le concubinage, les divorcés remariés et les homosexuels. Il faut cependant noter qu’en procédant ainsi, on ne rend pas vraiment justice au texte lui-même puisqu’on met en avant les quelques paragraphes qui ont suscité le plus de débats, en laissant dans l’ombre la plus grande partie du texte qui a recueilli l’assentiment d’une large majorité des participants.


Pour se rendre compte des débats et de l’évolution du texte entre tentatives d’ouvertures et nécessité de revenir à des positions plus classiques, on peut comparer l’état du texte à différents stades :


• le rapport intermédiaire qui avait été rédigé par une commission au milieu de la session 2014 du synode ;
• le rapport final de la session 2014 voté par les évêques et où certains articles n’avaient pas recueilli la majorité nécessaire ;
• l’Instrumentum laboris, c’est-à-dire le texte rédigé avant la deuxième session du synode par la commission évoquée plus haut et qui servait de base de travail aux travaux ;
• et enfin le rapport final, tel que voté à l’unanimité par les évêques.


A propos du concubinage


Différents termes sont utilisés pour nommer la réalité de ceux qui vivent ensemble sans être mariés. Nous reprendrons ici le terme de concubinage. Il désigne à la fois ceux qui vivent dans cet état par refus du mariage et ceux qui n’excluent pas un mariage mais attendent un moment plus propice pour se marier (parce qu’ils n’ont pas encore de revenus assurés par exemple) ou se donnent le temps de vérifier que leurs sentiments sont assez solides pour officialiser leur relation.


Le Rapport intermédiaire, qui faisait preuve en cela d’une certaine ouverture, disait que « dans ces unions aussi, on peut voir des valeurs familiales authentiques, ou du moins le désir de celles-ci. Il faut que l’accompagnement pastoral commence toujours par ces aspects positifs. » Le texte affirme donc que ces personnes, même si elles vivent dans une situation considérée comme « irrégulière » par l’Eglise, peuvent y vivre des valeurs positives.


C’était sans doute trop révolutionnaire encore puisque le rapport final de la première session a purement et simplement supprimé cette phrase.


Dans l’Instrumentum laboris, la commission revient d’une autre manière avec l’évocation d’un cheminement positif. Pour ceux qui vivent ensemble avec la volonté de structurer leur relation vers un lien durable, le texte estime qu’il faut considérer cette volonté comme « une condition sur laquelle greffer un sentiment de croissance ouvert à la possibilité du mariage sacramentel. » Dans le rapport final de 2015, ce cheminement de croissance est devenu du « chemin de conversion ». Une manière de rappeler que ces personnes vivent bien dans une situation irrégulière ou « de péché » et qu’ils doivent donc changer. Pas seulement avancer sur un chemin mais changer de chemin. C’est plus qu’une nuance !


À propos des divorcés remariés


La question débattue à propos des divorcés remariés est celle de leur accès à la communion eucharistique. Puisqu’ils vivent de manière durable dans une situation qui entre en contradiction directe avec l’affirmation de l’indissolubilité du mariage, la doctrine classique affirme qu’en aucun cas ils ne peuvent communier.


Le premier Rapport intermédiaire se contentait de relever le fait que des opinions opposées avaient été exprimées. « Certains ont argumenté en faveur de la discipline actuelle. (…) Pour certains, il faudrait que l’éventuel accès aux sacrements soit précédé d’un chemin pénitentiel. » Et cette divergence se marque également dans l’évocation du recours à la communion spirituelle, une notion assez floue qui entend marquer l’appartenance à la communauté chrétienne tout en refusant la communion eucharistique concrète. Certains suggèrent de « se limiter uniquement à la communion spirituelle », alors que d’autres se demandent pourquoi « si la communion spirituelle est possible, pourquoi ne pas pouvoir accéder à celle sacramentelle ? »


Le rapport final de 2014 en reste à ce constat d’opinions divergentes sur ces questions, mais en ajoutant des précisions quant aux conditions qui pourraient pour certains laisser ouverte la porte vers un cheminement pénitentiel « dans certaines situations particulières et à des conditions bien précises, surtout quand il s’agit de cas irréversibles et liés à des obligations envers les enfants qui viendraient à en souffrir de manière injuste. »


L’Instrumentum laboris précise ces conditions de manière encore plus restrictive puisque le chemin pénitentiel devrait comporter la « décision de vivre dans la continence ». Et pour ce qui est de la communion, le texte fait appel à Familiaris consortio, qui suggérait toutes sortes d’autres manières de participer à la communion ecclésiale que la communion eucharistique : « parmi ces formes de participation, on recommande l’écoute de la Parole de Dieu, la participation à la célébration eucharistique, la persévérance dans la prière, les œuvres de charité, les initiatives communautaires en faveur de la justice, l’éducation des enfants dans la foi, l’esprit de pénitence, le tout soutenu par la prière et par le témoignage accueillant de l’Eglise. »


Sur ce point des divorcés remariés, on peut dire que le document final a choisi de sortir de la logique de permis/défendu. Pour se dédouaner vis-à-vis des plus conservateurs, le texte fait appel de nouveau à Jean Paul II qui avait affirmé que « les pasteurs doivent savoir que, par amour de la vérité, ils ont l’obligation de discerner les diverses situations. Il y a en effet une différence entre ceux qui se sont efforcés avec sincérité de sauver un premier mariage et ont été injustement abandonnés, et ceux qui par une faute grave ont détruit un mariage canoniquement valide. » En conséquence, le jugement sur une situation objective « ne doit pas mener à un jugement sur l’imputabilité subjective » et « le discernement pastoral, en tenant compte de la conscience de chacun formée de façon droite, doit prendre en charge ces situations. » En d’autres mots, il ne s’agit plus de déterminer si une situation objective permet ou non d’accéder à la communion eucharistique, mais de réaffirmer la doctrine classique tout en faisant appel à une autre notion morale tout aussi classique : c’est la conscience éclairée qui est juge, en dernier recours, car nul ne peut juger de la responsabilité d’une personne dans une situation objective. Cette porte de sortie originale est en fait à peu près la même que celle qu’avaient invoquée plusieurs conférences épiscopales, dont la belge, après la publication d’Humanae Vitae : ne pas dire que le texte du Vatican doit être rejeté, mais en appeler à la conscience de chacun vis-à-vis de ce texte. Pas d’illusion cependant, on sait ce qu’il en a été depuis : les catholiques ont considéré que la parole de l’Eglise sur les questions sexuelles était quasi nulle et non avenue, tellement elle se situait à des années lumière de leurs réalités.


À propos des homosexuels


On peut observer sur cette question à peu près le même processus que pour la question du concubinage. Dans le premier rapport intermédiaire, on pouvait lire un article qui voulait reconnaître le positif : « Les personnes homosexuelles ont des dons et des qualités à offrir à la communauté chrétienne : sommes-nous en mesure d’accueillir ces personnes en leur garantissant un espace de fraternité dans nos communautés ? » Dès le rapport final de la première session de 2014, cette « ouverture » est purement et simplement supprimée. Non seulement le texte ne parle plus des dons et qualités des personnes homosexuelles qui pourraient enrichir la communauté chrétienne, mais il ne parle plus des personnes homosexuelles elles-mêmes. Le texte évoque les familles qui font l’expérience d’avoir en leur sein une personne à orientation homosexuelle. Si l’Instrumentum laboris en reste à cette position, le rapport final du synode de 2015 tient tout de même à réaffirmer, non pas les dons et qualités des personnes homosexuelles, mais leur égale dignité, tout en s’adressant d’abord aux familles et non aux homosexuels : « Au sujet des familles qui vivent l’expérience d’avoir en leur sein des personnes à tendance homosexuelle, l’Eglise réaffirme que toute personne, indépendamment de ses tendances sexuelles, doit être respectée dans sa dignité et écoutée avec respect, en évitant toute marque de discrimination injuste. »


Au-delà de cette question des relations aux personnes homosexuelles, une question hante véritablement les évêques : les questions de genre et les revendications apparues dans divers pays de reconnaître une égalité de droits (et donc l’accès au mariage et à l’adoption) à tous les couples, quelle que soit leur orientation sexuelle. L’Eglise est particulièrement irritée par l’attitude d’organismes internationaux comme l’ONU, qui conditionnent certaines aides à l’adoption par les pays de lois garantissant l’égalité de droits entre homosexuels et hétérosexuels, par exemple en accordant le même statut à un mariage homosexuel ou hétérosexuel. Ainsi, dès le premier rapport intermédiaire de 2014, on peut lire que « L’Eglise affirme, par ailleurs, que les unions entre des personnes du même sexe ne peuvent pas être assimilées au mariage entre un homme et une femme. Il n’est de même pas acceptable que l’on veuille exercer des pressions sur l’attitude des pasteurs, ou que des organismes internationaux soumettent les aides financières à la condition d’introduire des lois s’inspirant de l’idéologie du gender. » Le rapport final de 2014 sera encore plus précis : « Il est tout à fait inacceptable que (…) et que les organismes internationaux soumettent les aides financières à la condition d’introduire des lois qui instituent le "mariage" entre personnes du même sexe. » Ce texte restera inchangé dans l’Instrumentum laboris et le rapport final de 2015 ira encore plus loin : « Il n’y a aucun fondement pour assimiler ou établir des analogies, même lointaines, entre les unions homosexuelles et le dessein de Dieu sur le mariage et la famille. » Suit le caractère inacceptable des pressions internationales.


Bref, si une légère ouverture a pu se constater envers les divorcés remariés, la situation des homosexuels dans l’Eglise semble cadenassée.


Chacun appréciera donc si ce rapport final est un signe d’ouverture ou au contraire une réaffirmation de la doctrine la plus classique en ce qui concerne les questions sexuelles et familiales [2].

 

A lire aussi... l'analyse suivante :

Rapport final du synode sur la famille : ouvertures ou blocages ? - Partie II : Quelques éléments d'analyse

 

 

 


 

[1] Ce texte peut être consulté sur http://www.la-croix.com/Religion/Actualite/La-version-francaise-du-rapport-final-du-Synode-sur-la-famille-2015-11-03-1376044
[2] Analyse rédigée par José Gérard, suite à la conférence donnée à Malonne le 11 novembre 2015, après la clôture du Synode. À noter également qu’un article du même auteur est paru dans le magazine L’Appel de décembre 2015.

 

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