Analyse 2016-04

 

Lorsqu’un jeune commet un acte délictuel, a fortiori lorsqu’il s’agit de terrorisme, on se tourne spontanément vers sa famille. Comment a-t-elle laissé cela se produire ? Les parents sont-ils responsables ? Quels sont les caractéristiques de ces jeunes et comment en arrivent-ils là ?

Comme lorsque des jeunes adoptent des comportements répréhensibles socialement (délinquance, violence, etc.), les regards se tournent souvent vers leur famille d’origine lorsque des jeunes radicalisés en sont venus à perpétrer des actes terroristes. Comment cela a-t-il pu se produire ? Quelle éducation ont-ils reçue pour en arriver là ? Comment les parents ne se sont-ils pas rendu compte de ce qui se passait et ne sont-ils pas intervenus pour interrompre le processus ? Y a-t-il eu complicité des proches, au moins par la non-dénonciation ? 

Quelle est l’influence des familles ?

Dans beaucoup de situations, la radicalisation se fait à l’insu de la famille. Les parents tombent des nues lorsqu’ils apprennent que leur enfant a participé à un attentat terroriste. À la peine qui les habite d’avoir perdu un enfant (la plupart sont abattus lors des attentats ou se font exploser dans un attentat suicide), ils doivent en outre supporter les regards extérieurs, la culpabilité, voire la honte. Certains n’osent plus sortir de chez eux. Le père de Salah Abdeslam déclarait ainsi : « Je suis malade et triste. Moi, je suis depuis 40 ans en Belgique. On était là, on était heureux, on était bien, on sortait, on rigolait. Maintenant, on ne peut même plus sortir de chez nous. » Quant au frère de Salah Abeslam, il s’est vu licencier par la commune de Molenbeek par laquelle il était employé, qui lui reprochait d’avoir rompu la relation de confiance qui l’unissait à son employeur par ses déclarations dans la presse après les attentats de Paris auxquels son frère avait participé.

Si l’influence de la famille sur la radicalisation d’un jeune est souvent limitée ou inexistante, certains psychologues mettent en évidence la situation chaotique de beaucoup de familles de jeunes radicalisés. Pour Patrick Amoyel, psychanalyste et professeur de psychopathologie à l’Université de Nice et spécialiste du djihadisme, « Le seule chose vraiment évidente que nombre de ces jeunes ont en commun, c’est un dysfonctionnement familial. Il y a eu des divorces dramatiques, des trahisons, des abandons, des abus sexuels, des pères qui sont partis, des pères pervers qui ont agressé leurs enfants. » Mais les situations familiales chaotiques sont nombreuses aujourd’hui et ne conduisent pas tous les jeunes qui y vivent à des actes terroristes.

Un autre élément pose question : le nombre de fratries recensées parmi les jeunes qui ont perpétré des attentats. Parmi d’autres, les plus célèbres sont Brahim et Salah Abdeslam pour les attentats de Paris, les frères Kouachi pour l’assaut contre Charlie Hebdo, les frères Tsamaev pour les attentats de Boston en 2013, et Abdelhamid Abaaoud, cerveau présumé des attentats de Paris qui a entrainé son frère de 13 ans en Syrie. Comment expliquer que tant de fratries se radicalisent ensemble, jusqu’à passer à l’acte ? Selon Rik Coolsaet, professeur de relations internationales à l’Université de Gand et spécialiste du terrorisme et de la radicalisation, une des explications réside dans le mode même de recrutement des réseaux djihadistes, qui se fait essentiellement entre pairs. « C’est la parenté et l’amitié qui pèsent, beaucoup plus que la religion ou le quartier. C’est une question de proximité. C’est pour ça qu’il y a dans les groupes djihadistes tant de frères, parfois de sœurs, de copains de quartier. Ils grandissent ensemble, ils rouspètent, s’inventent une identité de défenseurs d’un islam agressé, de femmes et d’enfants tués dans des bombardements aériens. Ils se radicalisent, se confortent les uns les autres. » Les fratries induisent aussi très souvent une confiance aveugle. « Tu te fies à un proche, naturellement. Et quand il s’agit d’entraîner quelqu’un avec toi, la cible la plus logique est ton petit frère ou ton grand frère. » En outre, pour Farad Khosrokhavar, sociologue, auteur du livre « Radicalisation », « La confiance absolue qui existe entre deux frères est une garantie face aux services de renseignement. Même si un membre de ta fratrie décide de ne pas participer, il ne va pas dénoncer son frère à la police. » Si des frères proviennent de familles où les liens se sont délité, participer ensemble à des projets terroristes leur procure le sentiment d’une cohésion qui tient lieu de liens familiaux.

Le profil des jeunes radicalisés

La recherche des causes et des responsabilités éventuelles se complique encore lorsque l’on étudie le profil des jeunes qui se radicalisent. Le sociologue français Khosrokhavar Farhad  [1] a étudié les trajectoires des jeunes djihadistes français.

Pour lui, jusqu’en 2013, l’essentiel des jeunes radicalisés viennent des banlieues. « La subjectivité des jeunes désaffiliés qui embrassent l’islam radical est marquée par un trait fondamental : la haine d’ne société qu’ils ressentent comme profondément injuste à leur égard. Ils vivent l’exclusion comme un fait indépassable, comme un stigmate qu’ils portent sur leur visage. Stigmatisés aux yeux des autres, ils éprouvent un sentiment profond de leur propre indignité. Ces jeunes transforment le mépris d’eux-mêmes en haine des autres. (…) Tant que la haine trouve une échappatoire dans la délinquance, elle s’apaise par l’accès, pour de courtes périodes, à l’aisance matérielle suivie de la dissipation des biens illégalement acquis. Mais pour une infime minorité, la déviance ne les satisfait pas à elle seule. Ils ont besoin d’une forme d’affirmation de soi qui combine plusieurs traits : le recouvrement de la dignité perdue et leur volonté d’affirmer leur supériorité sur les autres en mettant fin au mépris d’eux-mêmes. La mutation de la haine en djihadisme sacralise la rage et leur fait surmonter leur mal-être par l’adhésion à une vision qui fait d’eux des ’chevaliers de la foi’ et fait des autres des ‘impies’ indignes d’exister. (…) L’islam djihadiste lui offre le statut de héros absolu, revêtu du prestige du martyr. »

Mais l’exclusion ne suffit pas à expliquer la radicalisation. Si les jeunes djihadistes ne venaient qu’exceptionnellement des classes moyennes avant le début de la guerre civile en Syrie (2013), ils forment depuis, à côté des jeunes des cités, une partie importante des djihadistes qui sont partis en Syrie pour se mettre au service de l’Etat islamique. Autre sujet d’étonnement, ces jeunes ne sont pas nécessairement issus de milieux musulmans. Ils se convertissent un peu de toutes les religions à l’islam radical : « chrétiens désenchantés qui sont en quête de sensations fortes que le catholicisme institutionnel est incapable de leur faire éprouver, juifs sécularisés las de leur judaïté sans ancrage religieux, bouddhistes provenant de familles françaises naguère converties au bouddhisme et qui cherchent une identité revigorée au service de la guerre sainte en contraste avec la version pacifiste de cette religion en Europe. A la différence des jeunes des banlieues, ces jeunes des classes moyennes n’ont pas la haine de la société, ni n’ont intériorisé l’ostracisme dont la société a accablé les premiers. (…) Leur problème est celui de l’autorité et des normes. Cette jeunesse voudrait pouvoir retracer la frontière entre le permis et le défendu. La vision islamiste leur procure cette vision en noir et blanc. À côté de ces fantasmes de normativité sacralisée, on trouve aussi une quête de justice pour un pays, la Syrie, où un régime sanguinaire a tué 200.000 personnes et voué à l’errance plusieurs millions d’autres. Ces jeunes armés d’une foi naïve entendent lutter contre le mal.» [2]

C’est d’ailleurs sur cette base « humanitaire » que des jeunes femmes de plus en plus nombreuses ont rejoint le djihad. Pour Dounia Bouzar, fondatrice du Centre de Prévention contre les dérives sectaires liées à l’islam (CPDSI), « le point commun des jeunes filles embrigadées, quelle que soit leur origine ou classe sociale, est d’avoir indiqué sur internet qu’elles voulaient faire un métier altruiste : assistante sociale, médecin, infirmière. Les chasseurs de tête de l’islam radical ciblent précisément ces filles grâce à des mots clés et utilisent des vidéos  d’embrigadement ‘humanitaire’  avec un discours simple du type : comment peux-tu faire des études pendant que Bachar Al Assad tue des enfants et que la communauté internationale ne fait rien ? »

Des familles coupables ?

En fonction de ce qui précède, on peut donc affirmer qu’il n’y a pas ou plus une famille type qui serait susceptible de permettre l’éclosion de jeunes radicalisés. Ils peuvent provenir de familles issues de l’immigration et se sentir plus ou moins exclus de la société ou de la consommation, mais aussi de familles de classe moyenne totalement intégrées dans la société. 

Leurs motivations sont pour certains de réagir à un sentiment d’exclusion et d’indignité en cherchant à se venger et à se construire une nouvelle dignité ; d’autres commencent leur chemin vers la radicalisation dans une recherche de justice très altruiste ; d’autres enfin sont en recherche d’absolu et de radicalité, comme beaucoup de jeunes à une étape de leur vie.

Enfin, les motivations religieuses peuvent être plus ou moins fortes, les jeunes pouvant provenir tout autant de l’islam que de l’extérieur de cette tradition (juifs, bouddhistes, chrétiens, etc.). Souvent, l’islam ne représente alors pour eux qu’une coquille vide que l’on remplit de n’importe quoi.

Il est donc très délicat dans ces circonstances de tourner automatiquement le projecteur vers les familles d’origine de ces jeunes radicalisés. Il serait plus judicieux, d’apporter une aide aux familles qui craignent qu’un de leurs enfants ne s’oriente dans cette direction [3].

 

 

 

 

 

 


 

[1] Khosrokhavar Farhad, Le djihadisme, le sentiment d’indignité chez les jeunes exclus et la reconnaissance de leur dignité, intervention lors du Congrès du Parole d’enfants organisé à Paris les 17 et 18 décembre 2015. Voir aussi l’article Les trajectoires des jeunes djihadistes français, article dans la revue Etudes de juin 2015.

[2] Khosrokhavar Farhad, Les trajectoires des jeunes djihadistes français, article dans la revue Etudes de juin 2015.

[3]  Analyse rédigée par José Gérard.

 

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