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Analyse 2016-07

 

Le choc entre la culture d’origine et celle du pays d’accueil provoque souvent des tensions dans les familles de migrants. Entre les membres de la famille mais aussi vis-à-vis de l’extérieur, qui ne reconnait pas comme valables les codes et coutumes d’origine. Comment aller au-delà de ces difficultés ? 

La situation particulière des familles migrantes, confrontées aux différences entre leur culture d’origine et la culture de la société qui les accueille, provoque des difficultés de se faire reconnaître par le pays d’accueil, de reconnaître la valeur de la culture du pays d’accueil, mais aussi des ruptures de reconnaissance entre les membres de la famille. 

Plusieurs situations peuvent être évoquées pour illustrer cette problématique.

- L’usage de la violence dans l’éducation des enfants est admis dans certaines cultures d’origine des migrants, voire considéré comme une marque du sérieux que le père accorde à l’éducation de ses enfants. Pourtant, chez nous, cet usage est considéré comme de la maltraitance et amène le père à se trouver dévalorisé dans son rôle et mis au banc des accusés, avec dans certains cas la menace que les enfants soient retirés de leur famille.

- Les coutumes qui entourent le mariage présentent souvent un grand décalage entre les « mariages arrangés » entre familles dans les pays d’origine et les mœurs libérées et l’autonomie de choix des enfants dans nos régions. Cela amène souvent les jeunes femmes à devoir mener deux vies parallèles : d’un côté elles mènent une vie affective en cachette de leur milieu et d’autre part elles acquiescent à la volonté de leurs parents de les marier avec quelqu’un du pays d’origine. Les difficultés auxquelles elles s’exposent attestent de l’importance qu’elles accordent au maintien de la cohésion familiale. Ce jeu d’équilibriste ne peut évidemment durer très longtemps et la découverte de la réalité provoque souvent des ruptures de reconnaissance entre les membres de la famille. Pour certaines jeunes-filles, la seule solution qu’elles trouvent est une certaine forme de marginalité (délinquance, toxicomanie, etc.) qui les met alors doublement en rupture (avec leur milieu et avec la société) et certaines ne trouvent d’ailleurs d’issue que dans la mort.

- Certains signalent d’ailleurs que ces tiraillements sont parfois encore plus difficiles à vivre au sein de certaines familles, qui se montrent tolérantes vis-à-vis de leurs filles qui ont grandi dans la culture occidentale, mais souhaitent pour leurs fils des épouses venues du pays et qui perpétueront les traditions d’origine et la soumission à leur mari. Difficile dans ces circonstances de soutenir la reconnaissance réciproque au sein de la famille. Dans tous les cas, le respect total ou partiel de ces coutumes liées au mariage provoque une suspicion vis-à-vis des migrants, accusés de maintenir les femmes dans des situations d’infériorité et de domination.

- Les familles migrantes sont aussi confrontées à la difficulté de recevoir de la reconnaissance dans le pays d’origine par leur méconnaissance plus ou moins grande de la langue et des coutumes locales, alors que personne ne leur manifeste la moindre admiration pour leur maîtrise d’une langue d’origine et de leurs propres codes et coutumes.

- De manière très concrète, les migrants sont aussi souvent confrontés à des difficultés de reconnaissance de leur diplôme, soit que leurs documents se soient perdus dans leur fuite d’un pays en guerre, soit qu’il n’existe pas d’équivalence de diplôme entre le pays d’origine et le nôtre. A contrario, les médecins ou autres diplômés qui œuvrent dans des organismes internationaux actifs dans le pays d’origine des migrants n’ont généralement aucun problème à y exercer leur activité professionnelle.

- Dans le contexte actuel d’afflux de migrants, que la plupart des pays européens tentent d’endiguer par de multiples mesures dissuasives, les récits des migrants, les raisons qui les ont poussés à fuir leur pays et parfois jusqu’à leur propre identité sont systématiquement mises en doute. 

- Enfin, suite aux attentats terroristes perpétrés dans différents pays européens, tout migrant musulman ou qui pourrait l’être est suspecté de pouvoir appartenir à une organisation terroriste et de vouloir avancer masqué dans notre pays afin de lui porter atteinte.

 

Ces différentes formes de non reconnaissance provoquent des troubles dans les familles de migrants, qui peuvent parfois mener jusqu’au délitement des relations au sein même de ces familles. Ces difficultés les amènent parfois chez des travailleurs sociaux qui les dirigent vers un psy. Pour Jean-Claude Métraux, psychiatre d’enfants et d’adolescents et chargé de cours à l’université de Lausanne, engagé aurpès de victimes de conflits armés et de migrants, les troubles présentés par ces personnes sont le plus souvent des troubles du lien social plutôt que des troubles psychologiques. Il parle de « maladies de la reconnaissance » [1].

Comment réagir à ce manque de reconnaissance ?

Dans les sociétés primitives ou premières, la reconnaissance mutuelle s’exprimait par l’échange de cadeaux : donner, recevoir, rendre. Ce cycle d’échanges a été étudié par Marcel Mauss [2]. Aujourd’hui, l’échange d’objets ne suffit plus, la parole est nécessaire. Les travailleurs sociaux, les enseignants, les professionnels de la santé sont sans doute aux premières loges dans la rencontre entre les familles de migrants et la société dans laquelle ils sont arrivés. C’est donc sans doute à eux de marquer la plus grande attention aux paroles qu’ils échangent avec les migrants.

S’inspirant de l’anthropologue Maurice Godelier, Jean-Claude Métraux fait remarquer qu’il existe trois types de paroles. « Les paroles échangées, à la condition qu’elles ne soient point extorquées ou prononcées pour mieux tromper autrui, peuvent être considérées comme des dons. Une analyse qualitative nous permet d’en distinguer trois types : les paroles monnaie, susceptibles de circuler entre n’importe quelles personnes ou communautés, qui par ailleurs ne disent rien d’autre que le sens qu’elles véhiculent ; les paroles précieuses qui, en principe, ne se prononcent qu’entre personnes liées par une alliance et qui, au-delà du sens des mots, disent la confiance en autrui, la valeur accordée au lien qui les unit – cette caractéristique signifie aussi qu’elles ne peuvent être colportées ; les paroles sacrées qui demeurent enfermées dans le cercle restreint des membres de la maisonnée (famille nucléaire, clan ou communauté entière selon le contexte), nourrissent son identité et en constituent sont double imaginaire. [3] » 

Le don de « paroles précieuses » pourra remédier au déficit de reconnaissance dont souffrent les précarisés, en particulier les familles de migrants. Dans leurs échanges, les différents intervenants pourront non seulement prononcer des paroles de reconnaissance, mais aussi faire écho à leur propre itinéraire de vie, faire aveu de leur impuissance ou incompétence, par exemple lorsqu’ils ne parviennent pas à régler une difficulté de celui qui les consulte, mais aussi s’indigner avec les personnes du sort qui leur est réservé (rejet, suspicion, etc.). Les paroles des intervenants pourront aussi dire de manière explicite qu’ils croient à la véracité du récit qui leur est fait, qu’ils reconnaissent les capacités des personnes et ne mettent pas en doute une éventuelle maladie ou souffrance. 

Dans les institutions d’accueil et les services sociaux, la bienveillance et un a priori de confiance devraient donc être de rigueur. Mais il ne faut pas rêver, il y a aussi des fraudeurs et des questions de sécurité, et surtout la pression de la société. Les travailleurs sociaux sont confrontés quotidiennement à ce type de difficultés : à la fois ils ont la mission d’aider les personnes précarisées et à la fois elles reçoivent l’injonction de les contrôler et donc d’une certaine manière de les considérer comme suspectes. Malgré tout, toute parole précieuse échangée créé un espace commun qui peut faire naitre la reconnaissance. Restera ensuite à guérir la reconnaissance mutuelle entre les membres d’une même famille, qui se révèle souvent encore plus difficile, car il s’agit alors pour l’intervenant de manifester la même degré de reconnaissance pour chaque membre de la famille (celui qui veut maintenir les traditions d’origine comme celui qui veut adopter les coutumes du pays d’accueil), avant que ceux-ci puissent commencer à renouer des liens entre eux.

Dans tous les cas, la meilleure reconnaissance mutuelle devrait être le résultat de la reconnaissance des droits des migrants (droit au logement, droit à l’aide sociale, droit au regroupement familial, etc.). Mais il n’est pas toujours facile de revendiquer ou de faire respecter ses droits quand on vit une situation de précarité. Alors, la première étape est peut-être la création d’un espace de reconnaissance mutuelle avec les migrants de la part des intervenants de première ligne, qu’ils soient professionnels ou simples citoyens engagés bénévolement dans des associations. 

Ensuite, il reste une longue route, qui demande tout d’abord de se défaire des clichés ou a priori négatifs dont on affuble souvent les migrants. Le monde associatif a sans doute un rôle privilégié à jouer en ce domaine, à côté des services sociaux officiels, ne serait-ce que par la conscientisation du public vis-à-vis des difficultés auxquelles les migrants sont confrontés [4]. 

 

 

 

 

 

 

 


 

[1] Voir à ce propos l’intervention de Jean-Claude Métraux lors du Congrès de Parole d’enfant « …en passant par la Reconnaissance » le 18 décembre 2015 à l’Unesco à Paris. Son intervention s’intitulait : « Pour une thérapeutique de la reconnaissance ».

[2] Marcel Mauss, Essai sur le don, 1925.

[3] Jean-Claude Métraux, Nourrir la reconnaissance mutuelle, disponible sur www.cairn.info

[4] Analyse rédigée par José Gérard.

 

 

 

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