Analyse 2019-02

Partant d’une acceptation simpliste de stéréotypes sexistes, un projet commercial à haute teneur publicitaire crée le buzz médiatique en ce début d’année. Pas de quoi s’offusquer excessivement pourtant, car il s’agit juste de l’implantation d’une cafetaria pour faire patienter les maris à l’heure où leurs épouses prolongent quelque peu leurs emplettes. Sauf à laisser penser que les stéréotypes sont fondés, que l’idée commerciale est géniale et que le concept peut désormais se développer sans qu’on y voie à redire.

C’est dans le Shopping center de Wijnegem qu’a été inauguré en cette fin 2018, juste à la période des soldes, tiens donc, un espace dédié [1] aux seuls hommes. La directrice du centre commercial, Katrien Geysen, a voulu donner une réponse adéquate à un phénomène bien connu, selon elle : « les hommes attendent fidèlement leurs partenaires dans les couloirs du centre commercial jusqu’à ce qu’elles aient fait leur choix. Près de six visiteurs sur dix passent au moins trois heures dans le centre commercial, et le temps d’attente peut parfois être plus long [2]. » Raison pour laquelle une surface de 240m2 a été équipée de tables de billard, de consoles de jeux, de grands écrans et d’un bar à bières et cocktails de six mètres de long. Il y est aussi possible d’assister à de petits concerts, de regarder un match de foot, de lire son journal, de recharger son smartphone, de faire la fête ou de rester simplement assis dans un des canapés à disposition. »

Ces choix ont été orchestrés par une plate-forme d’activation, « The Hub », une Experience marketing 2.0 chargée en fait de tester des produits commerciaux et des services à destination d’une clientèle ciblée, en l’occurrence ici, les hommes. Partenaires de cette première mise en œuvre du concept : Duvel, Coca-Cola, Philips, Proximus, Game Mania, Thissen Biljarts et Cosy House, entre autres. Notons que, si la salle de Wijnegem est la plus grande connue à cette date, elle n’est pas la seule, illustration du caractère générique de l’expérience.

D’où la question assez logique : « Est-ce que cela marche ? » Une vidéo promotionnelle est là pour nous renseigner : « Nous observons que 60% des personnes qui viennent ici le font en couple » explique Bart De Leeuw (Wijnegem Shopping). « Les femmes veulent naturellement rester plus longtemps pour faire des achats, tandis que les hommes veulent rentrer plus rapidement chez eux. Les hommes peuvent donc ici lire un journal ou jouer au billard. Pendant ce temps, les femmes peuvent continuer leurs achats. » Un ‘visiteur’ y déclare pour sa part : « Ici, on a la paix. Laissons les filles et les femmes faire leur shopping (rire). »

En conclusion, faut-il simplement sourire de ce propos féminin : « Avant, j’emmenais mes enfants dans l’aire de jeux d’Ikea, dois-je faire de même aujourd’hui avec mon mari ? » et conclure que « les femmes peuvent désormais aller rechercher leurs hommes comme elles vont rechercher leurs petits à la crèche ! ? »

Homme pragmatique et femme versatile

L’anecdote de ce qui ne sera certes sans doute qu’un phénomène sans lendemain dans les commentaires médiatiques (le propre du buzz, c’est son caractère éphémère) invite néanmoins à se poser un certain nombre de questions de sorte à comprendre sur quoi repose la logique publicitaire mise en place.

L’acte commercial qui consiste à « faire les courses du ménage » est d’abord présenté comme une activité de couple. Sans doute peut-on se réjouir de ce choix qui coupe court à l’idée que cette activité serait exclusivement de la sphère ménagère et donc assumée par la – seule – femme. Une vision qui soutient la récente modification dans les usages langagiers qui traditionnellement évoquaient le « panier de la ménagère » et qui se voient modifiés aujourd’hui pour désigner le « panier des ménages  [3] ». Pourtant, si l’on accepte le constat relevé par Mme Geysen, il faudrait se rendre à l’évidence que les maris jouent essentiellement le rôle de chauffeur. Ce phénomène, s’il est avéré, doit alors s’expliquer. Un seul véhicule familial, réservé dès lors à Monsieur qui en serait le seul chauffeur ? C’est nier que les femmes aussi ont leur permis de conduire et sont susceptibles de se véhiculer en toute autonomie. Elles peuvent donc faire les courses sans l’aide de leur conjoint.

Mais alors, si le mari accompagne son épouse… et pas seulement pour être le chauffeur de Madame, pourquoi l’abandonnerait-il dans les travées des magasins ? La vidéo de promotion laisse entendre que les femmes seraient plus longues à se décider dans la liste des achats – plus nombreux à leurs yeux – à effectuer : « Les femmes veulent naturellement rester plus longtemps pour faire des achats, tandis que les hommes veulent rentrer plus rapidement chez eux… évoquant une attente pouvant durer jusqu’à 3 heures, pour que les femmes puissent faire leur choix. » N’y aurait-il pas là stéréotype de genre qui voudrait que Monsieur se contente d’aller à l’essentiel, sans hésitation ni comparaison, faisant preuve par là d’une économie de temps et d’une efficacité redoutable ? D’autant que la conclusion de la citation est bien genrée : « Laissons les filles et les femmes faire leur shopping »… une activité qui semble, du coup, avoir un autre statut  que la réponse pratico-pratique à la nécessité de remplir le frigo ou de renouveler une partie de sa garde-robe : celle d’un divertissement où la carte à jouer du participant est traditionnellement une « carte bleue ». Les femmes y seraient donc redoutables !

La conséquence de cette divergence de pratiques semble déboucher sur un abandon de poste de la part du mari qui laisserait alors faire son épouse en se retranchant dans une attitude toute en patience semblant signifier : « Rejoins-moi par delà les caisses, quand tu auras fini ! » Voilà donc un premier ensemble de perceptions des hommes et des femmes que l’on est en droit d’interroger quant à leur bien-fondé : le pragmatisme des hommes et la versatilité des femmes dans l’acte d’acheter.

Encore des stéréotypes…

Mais la chose va sans doute plus loin en matière de stéréotypes. Le centre commercial a donc opté pour un local destiné au bon temps de ces messieurs obligés d’attendre leur épouse. Les activités proposées sont donc des options choisies, non seulement du fait qu’elles sont de délassement, mais aussi dans l’optique de profiter de cette situation pour tester un certain nombre de produits et services ciblés sur cette catégorie sociale précise : les hommes.

La plate forme « the Hub» en fait d’ailleurs son cheval de Troie commercial. Billards et kickers, programmes sportifs à la télé, boissons alcoolisées et jeux en ligne sur consoles mobiles… seraient-ils le must de ces Messieurs ? C’est sans doute ce qu’en pensent les concepteurs de cette proposition marketing. Pourtant, le fait est là : un bon nombre de femmes investissent les lieux. La vidéo qui mentionne la chose n’en conclut pas pour autant que ces clientes ne sont pas à leur place ou que leurs intentions sont scabreuses. Bart De Leeuw, l’interviewé, pointe simplement que « 60% des personnes viennent en couple ». Comprenez ce que vous voudrez… Le lieu est-il l’objet d’une curiosité partagée ? Le concept est-il détourné de sa fonction première parce que les gens n’y souscrivent pas pour lui préférer un usage plus égalitaire en termes de genres ? Les activités et services proposés, finalement, ne sont-ils pas autant attractifs que l’on soit homme ou femme ?

Couples et Familles se réjouit, d’une certaine façon, que cette expérience permette de pointer le caractère souvent machiste que les stratégies commerciales – et surtout publicitaires – empruntent. En ce cas-ci, on a voulu visiblement caresser dans le sens du poil les représentants de la gente masculine. Les activités et services choisis ont embrayé dans des directions assez classiques de ce que proposent les stéréotypes genrés. On pourrait pourtant se demander si d’autres orientations ne trouveraient pas à satisfaire les désoeuvrés parmi ces messieurs : un centre de bien être (sauna, massage, manucure), des magazines de cuisine en libre consultation, des ateliers pratiques (secourisme, macramé, origami, montage floral…), et sur les écrans de télé du karaoké tout autant qu’une chaîne de programmes sportifs. Qui sait si la relaxation (type sophrologie, shiatsu ou taï chi chuan) ne trouverait pas de nombreux amateurs parmi les hommes ?

En bref, faut-il, sous prétexte que les messieurs seraient plus rapides à clôturer leurs achats, les soumettre à l’épreuve d’un test de masculinité très stéréotypé ? D’autant que, finalement, le constat qui détermine que les hommes sont expéditifs dans leur acte d’acheter et sans investissement ludique ou compulsif dans l’acte-même n’est ni garanti, ni en mesure d’être généralisé sans souscrire à un manifeste a priori. 

Pour le dire encore autrement, si les femmes avaient à bénéficier d’un local identique les invitant à rentabiliser du temps perdu, les satisferait-on plus en mettant à leur disposition du matériel de coupe-couture ou en organisant des ateliers de tricot ou de montage floral plutôt qu’en leur proposant par exemple, des programmes télé sur les principes de la permaculture ou de la vidange-graissage de leur véhicule ou encore en leur présentant les dernières nouveautés en matières d’applications informatiques pour tablettes et smartphones ? Sauf à emprunter de nouveaux stéréotypes, féminins cette fois !

Ne faut-il pas admettre aussi que, la plupart du temps, hommes et femmes sont en capacité de se déplacer de façon autonome pour faire leurs achats, qu’ils soient personnels ou familiaux. Ne faudrait-il pas plutôt conclure alors que ces « man cave » sont plutôt avant tout des opportunités de captation de personnes ciblées pour les soumettre à des tests publicitaires. Que les stéréotypes qui président au choix des activités, produits et services testés sont gros comme des maisons et qu’au delà du buzz, c’est sans doute à nouveau une mise en situation marketing qui joue sur « le temps de cerveau humain disponible » de personnes désoeuvrées, comme l’avait dit, sans vergogne, Patrick Le Lay, l’ex PDG de TF1 ? [4]

 

 

 

 

 

 

 


[1] Même si, bien sûr, le local est « femmes admises ».
[2] Citée par Boelen Carole : http://www.gondola.be/
[3] Voir JT RTBf du 15 janvier 2019. L'effort syntaxique est louable, qui vise à réduire les expressions sexistes... mais le choix est-il bon ? Le nouveau concept entend que le panier est "familial"... une qualification qui n'englobe pas les nombreux célibataires dont d'ailleurs les pratiques commerciales tiennent peu compte !
[4] Analyse rédigée par Michel Berhin.

 

 

 

 

 

 

 

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