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Analyse 2019-19

D’abord cantonnés aux usines, les robots envahissent désormais de nombreux autres secteurs : la vente, le transport, la médecine, le sport, l’art, la guerre… Nos foyers n’échappent pas non plus à l’arrivée des robots : robots ménagers, robots-aspirateurs, robots-tondeuses, robots sexuels, robots compagnons… Quel rapport entretient-on avec ces machines ? Sont-elles inoffensives ou, au contraire, représentent-elles une menace ? 

Il est indéniable que les robots ont permis de réaliser d’énormes progrès techniques et ont élargi les horizons de possibilités dans tous les secteurs précités. Les opérations chirurgicales sont plus précises, la rééducation meilleure, les transports plus sécurisés, les corvées ménagères moins lourdes... Même les robots dits « familiaux » ou « compagnons » endossent des fonctions qui peuvent s’avérer très profitables. Ils peuvent en effet aider les personnes plus âgées, en leur rappelant de prendre leurs médicaments, en appelant des secours ou de la famille en cas de malaise, en les occupant, etc. Ils sont également équipés d’un détecteur incendie et lors d’un cambriolage, ils sont capables d’avertir les propriétaires de la maison ou la police [1]. Bref, ce sont des robots multitâches qui accompagnent le quotidien de leurs utilisateurs… pour le meilleur, mais peut-être aussi pour le pire.  

Vers une nouvelle forme de relation

L’être humain a toujours voulu créer à son image. Cela lui permet de développer un sentiment de familiarité avec l’objet conçu. Avec les robots, c’est pareil : entrer en interaction avec eux est plus facile et plus naturel s’ils présentent des traits ou des attributs anthropomorphiques [2]. Les relations intimes ne font évidemment pas exception à ce constat. L’humain excelle tellement dans l’art de reproduire le corps que sont apparues sur le marché des jouets sexuels des poupées qui ressemblent à s’y méprendre à de véritables personnes. Leur peau factice a une texture naturelle et produit, dans certains cas, la même chaleur que le corps humain ! [3]

Sans pousser l’artifice jusque-là, la présence d’un visage et l’imitation d’attitudes humaines peuvent déjà suffire à rendre le robot familier. Par exemple, le robot familial « Buddy » cligne des yeux, sourit, oriente la tête dans la direction de son interlocuteur, etc. [4] L’objectif est de rajouter une dimension émotionnelle à l’aspect purement fonctionnel de la machine, et de susciter la fascination et la séduction pour que l’usager accepte, et même souhaite, l’apparition d’une telle créature dans son foyer [5].

La relation qu’on entretient avec les robots androïdes est donc basée sur la familiarité, l’émotion, la sympathie, l’empathie. Ce n’est pas une relation humain-machine anodine. Parfois, les sentiments se révèlent même plus profonds. D’après l’anthropologue Agnès Giard, vu l’« extraordinaire capacité d’empathie pour les figures humaines (poupées, robots), dont [certaines personnes] font le support de leurs rêveries sentimentales », « il est extrêmement plausible d’imaginer que lorsque les robots de compagnie se démocratiseront, des hommes et des femmes se mettront en couple avec eux » [6]. Un homme aurait d’ailleurs déjà épousé un robot en Chine [7]. Sans doute ces comportements ne sont-ils pas uniquement motivés par des sentiments peu conventionnels, mais aussi par un rejet manifeste des normes sociales et un refus de correspondre au modèle traditionnel du couple [8]. Quelles qu’en soient les raisons, il semble que d’autres considérations doivent entrer en ligne de compte.

À sens unique…

Il apparaît peu plausible, par contre, qu’une réelle confusion de genres s’installe entre le robot et l’être humain. Mais en jouant avec son imagination, en personnalisant les robots, on autorise un certain flou qui « permet de ne pas trancher une fois pour toutes sur leur identité » [9]. Les robots d’aujourd’hui étant particulièrement convaincants, « faire comme si » devient un jeu d’enfant. Pourtant, dans un petit coin de notre tête, on reste parfaitement conscient que leurs réactions à nos émotions sont dictées par un algorithme. Si l’on songe à nouveau aux personnes isolées, le robot « compagnon » est-il une solution ? Il peut les aider, éventuellement les distraire, mais il ne leur tient pas réellement compagnie, car après tout, « être en compagnie d’un objet, c’est être seul(e) » [10]. Au final, il ne peut se substituer aux relations humaines, au risque de renforcer davantage l’isolement.

Entretenir l’ambiguïté peut devenir problématique lorsque l’on prête à la machine des capacités qu’elle n’a pas et que l’on attend de sa part une chose pour laquelle elle n’a pas été programmée. Cela peut engendrer une grosse frustration chez l’utilisateur [11]. Les robots ne sont sans doute pas aptes à répondre à tous nos souhaits. De toute façon, cela serait-il souhaitable ? Est-ce que fréquenter un robot omniscient, parfait, obéissant ne risque pas de « biaiser » les relations humaines, de rendre l’imperfection propre à l’humain intolérable et de donner une vision erronée des liens sociaux, affectifs et/ou sexuels ?

Cheval de Troie au sein du foyer ?

La relation humain-robot n’admet donc aucune réciprocité, sinon feinte, dans les sentiments. Mais est-elle pour autant à sens unique ? En réalité, le robot, ou plutôt l’intelligence artificielle (IA) dont il est doté, peut aussi tirer profit de la relation. Les robots intelligents ne font pas uniquement quelque chose pour nous, mais également quelque chose de nous [12].

Que ce soit via les enceintes connectées d’Amazon ou de Google ou via Siri, le célèbre assistant personnel développé par Apple, de nombreuses données communiquées à ces « robots à tout faire » permettent aux géants du Net de nous profiler et de nous bombarder ensuite de publicités ciblées. Certes, il ne faut pas posséder un robot pour subir cette forme d’intrusion dans la vie privée : récemment, Facebook a avoué écouter et se servir de messages vocaux enregistrés par certains de ses utilisateurs [13]. Tout savoir, tout utiliser mais aussi tout conserver [14] : voilà le triptyque de l’intelligence artificielle. Et même si les produits ou services suggérés par les algorithmes suscitent l’intérêt – c’est le but ! –  ce type de marketing risque de porter atteinte à l’autonomie et à l’auto-détermination des individus [15].

Avant d’introduire dans son foyer un robot intelligent, destiné à nous suivre et nous écouter du matin au soir, il est important de prendre conscience, pour protéger sa vie privée, que c’est un appareil supplémentaire susceptible de récolter, de conserver et d’utiliser les données qu’on lui communique, de manière consciente ou non. Imaginons un robot jouet enregistrant des conversations privées ou encore un robot sexuel donnant une orientation particulière aux suggestions d’achat sur internet… [16] L’usage commercial des données à caractère privé n’est pas le seul à craindre : les robots pourraient également être un tremplin pour une surveillance rapprochée telle qu’imaginée par Georges Orwell dans 1984.

Consentir au partage de données, être informé(e) de l’utilisation qui va en être faite et du délai de conservation, mais aussi disposer de moyens efficaces pour supprimer ses données, sont des conditions essentielles au respect du droit à la vie privée.

Gare aux fractures

L’objet de cette analyse n’est pas de remettre en question les nombreuses possibilités qu’offre le développement de la robotique et de l’intelligence artificielle. Il s’agit plutôt de veiller aux fractures technologique et sociale qui menacent de scinder la société.

D’abord une fracture technologique entre les utilisateurs et les programmeurs, les premiers n’ayant pas les moyens de comprendre les algorithmes créés par les seconds et se laissant volontiers dépasser, presque duper, par la technologie [17]. Les géants du Net, déjà puissants, nous rendent service d’une main mais tirent profit de nous de l’autre, et renforcent ainsi leur emprise sur la société. Il est important de ne pas leur rendre la tâche trop facile et de revendiquer toujours son droit à la vie privée et à l’auto-détermination.

Aussi une fracture sociale entre les groupes d’amis, les membres du couple ou de la famille car, si les robots intelligents peuvent simplifier la vie quotidienne, en se chargeant d’une partie des tâches ménagères, le temps libéré est-il vraiment investi dans la famille ? N’est-il pas plutôt accaparé non seulement par la configuration et l’entretien de la machine mais aussi par ses multiples fonctions, un peu à l’image des smartphones ?

À choisir, optons plutôt pour des robots qui se portent au service de l’humain et pas au service des géants, des robots qui soudent du lien social et qui réparent plutôt que fracturent ; sans perdre de vue qu’un jour, eux aussi seront à réparer [18].

 

 

 

 

 

 

 

[1] FABRE S., « Buddy, le premier robot familial français est né », 26/01/2016 : https://www.consoglobe.com/ (consulté le 07/08/2019).
[2] MASAHIRO M., « La vallée de l’étrange », trad. YAYA I., Gradhiva. Revue d’anthropologie et d’histoire des arts, 15, 2012, p. 26-33 : https://journals.openedition.org/ (consulté le 08/08/2019).
[3] Voir à ce sujet « Sexe et robots : bientôt une réalité… êtes-vous prêts ? », Analyse 2017-06 de Couples et Familles.
[4] « Buddy, le premier robot familial made in France », 19/08/2015 : https://www.youtube.com/ (consulté le 07/08/2019).
[5] GRIMAUD E. et VIDAL D., « Aux frontières de l’humain. Pour une anthropologie comparée des créatures artificielles », Gradhiva… op. cit., 15, 2012, p. 4-25 : https://journals.openedition.org/ (consulté le 08/08/2019).
[6] D’HONDT L., « Agnès Giard : "Des hommes et des femmes se mettront en couple avec un robot" », 07/09/2019 : https://www.levif.be/ (consulté le 09/09/2019).
[7] MANILÈVE V., « Un Chinois se marie avec un robot qu'il a construit lui-même », 05/04/2017 : http://www.slate.fr/ (consulté le 09/09/2019). 
[8] D’HONDT L., op. cit.  
[9] GRIMAUD E., « Androïde cherche humain pour contact électrique. Les cinétiques de l’attachement en robotique », Gradhiva… op. cit., p. 76-101 : https://journals.openedition.org/ (consulté le 14/08/2019).
[10] D’HONDT L., op. cit.
[11] BOURGEOIS S., « Un robot à l'apparence humaine en guise de collègue : "Ça change complètement l'ambiance de travail" », 21/06/2019 : https://www.rtbf.be/ (consulté le 16/08/2019).
[12] Élise Degrave, citée dans « Facebook écoutait bien certaines conversations d'usagers », 14/08/2019 : https://www.rtbf.be/ (consulté le 14/08/2019).
[13] Ibid.
[14] GEELKENS M., « Comment vous vous laissez voler », Le Vif, 39, 30/09/2016, p. 38-40.
[15] GREIMERS D., « Intelligence artificielle. Des murs aux ponts », Analyse du CPCP, novembre 2017 : http://www.cpcp.be/ (consulté le 16/08/2019).
[16] DARLING K., « Why we have an emotional connection to robots », septembre 2018 : https://www.ted.com/ (consulté le 16/08/2019).
[17] « [SERIE Intelligence artificielle, la révolution] Et si, bientôt, les machines dominaient le monde ? », 08/07/2019 : https://www.rtbf.be/ (consulté le 16/08/2019).
[18] Analyse rédigée par Sigrid Vannuffel.






 

 

 

 

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