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Analyse 2020-15

Avec la suspension des leçons trois semaines avant les vacances de Pâques, la perte d’heures de cours en préoccupe plus d’un, qu’il soit parent, enseignant, élève ou personnalité politique… Comment assurer la continuité des apprentissages des élèves ? Comment finir les programmes, déjà difficiles à clôturer en temps normal ? Comment stimuler les élèves pour ne pas qu’ils décrochent pendant ces semaines loin de l’école ? Mais surtout : comment assurer l’égalité entre les élèves ? Faut-il continuer à enseigner, à distance, ou bien doit-on suspendre les enseignements au profit de révisions ?

C’est cette deuxième option qu’a choisi de suivre le cabinet de la Ministre de l’Éducation, la socialiste Caroline Désir. Dans une première circulaire, en date du 13 mars, le ministère a d’abord communiqué dans l’urgence « qu’il n’était pas recommandé à ce stade de prévoir du travail à domicile »1, avant de revoir sa position le 17 mars, une fois les leçons effectivement suspendues, en précisant que des travaux à domicile pouvaient être prévus, selon des modalités définies par chaque école, en respectant toutefois certains principes directeurs : aucune nouvelle matière ne peut être enseignée (le travail doit « s’inscrire dans une logique de remédiation-consolidation-dépassement »), la quantité de travail doit être proportionnelle au temps dont disposent les élèves et répartie au mieux entre les différentes branches (les professeurs sont, pour cela, invités à se coordonner), les devoirs ne peuvent être notés et doivent pouvoir être réalisés par les élèves en toute autonomie (sans compter sur un quelconque encadrement des parents) dans le souci « d’assurer une égalité devant les apprentissages »2. Mais comment être certain que toutes ces précautions soient suffisantes ? Comment être certain qu’à l’issue de la crise, quand ils rentreront enfin à l’école – normalement après les vacances de Pâques, mais un report n’est pas à exclure –, tous les élèves, dans chaque école, seront bien sur un même pied ?

Tous les élèves sur un pied d’égalité ?

Tout d’abord, il est sans doute utile de rappeler que les inégalités scolaires n’ont pas attendu le coronavirus pour se déclarer. La dernière étude du Programme international pour le suivi des acquis des élèves (PISA) de l’Organisation de coopération et de développement économiques en 2018, fait toujours état d’une situation problématique en Fédération Wallonie-Bruxelles : son système éducatif est l’un de ceux où les inégalités liées à l’origine sociale sont les plus prononcées. De plus, la différence de niveau entre les « bonnes » et les « mauvaises » écoles est aussi assez marquée, même si elle a tendance à diminuer3.

Si dans le Pacte d’Excellence, il est question de rapatrier une partie du travail à domicile (les devoirs et l’apprentissage des leçons) au sein de l’école, pendant la journée scolaire, c’est en grande partie pour permettre à tous les élèves de bénéficier du même encadrement pédagogique4. Peu importe, alors, que chaque élève n’ait pas un bureau chez lui, un espace pour se concentrer, que certains n’aient pas de temps à consacrer à l’école une fois rentrés à la maison, car ils doivent s’occuper de la fratrie, aider pour les tâches ménagères ou d’autres corvées, ou parce que les parents ne vérifient pas que les devoirs sont effectués, ou qu’ils ne parlent ni ne comprennent le français : l’école assure les mêmes conditions – les meilleures possibles – pour tous les élèves.

Or, avec le confinement, il n’y a, par définition, que du travail à domicile. Les inégalités refont surface, mais dans un contexte encore différent. Les parents qui télé-travaillent n’ont évidemment pas forcément le temps d’encadrer leurs enfants dans le travail scolaire, et n’ont de toute manière pour la plupart pas les compétences pour le faire. On ne s’improvise pas enseignant ; c’est un métier qui ne s’apprend pas en un jour, et beaucoup l’ont d’ailleurs remarqué ces derniers jours. C’est la raison pour laquelle la circulaire ministérielle insiste pour que le travail fourni soit réalisable par l’élève en toute autonomie. Mais à l’école primaire, que signifie l’autonomie ? Les tâches rapides à réaliser nécessitent une attention régulière. S’il faut dicter des consignes à ses enfants, comparer leurs réponses avec le correctif envoyé par l’instituteur ou l’institutrice, les écouter lire à haute voix les pages désignées, etc., il semble bien difficile de compter sur l’autonomie d’élèves si jeunes, et ce, même si les exercices ne s’éloignent pas de la matière déjà vue en classe. Pour les parents, cela représente une charge de travail difficile à assumer, a fortiori dans certaines familles : les familles nombreuses, les familles monoparentales, les familles d’origine étrangère non francophones... Les parents subissent autant que les enfants l’excès de zèle de certains professeurs, pourtant remplis de bonnes intentions5.

De plus, communiquer avec l’instituteur ou l’institutrice est également chronophage. Dans le cas d’élèves du secondaire, ceux-ci peuvent se charger eux-mêmes d’entretenir des contacts avec leurs professeurs et leurs camarades de classes. Mais encore faut-il qu’ils puissent disposer du matériel informatique nécessaire. Dans certains cas, il n’y a qu’un seul ordinateur pour toute la famille, à partager entre frères et sœurs scolarisés, mais aussi avec le ou les parent(s) qui travaillent depuis la maison. D’autres ne disposent pas d’imprimante et se retrouvent donc bloqués dans la réalisation de certaines tâches6… Encore une fois, la circulaire a pris les devants en demandant aux équipes pédagogiques de s’assurer que chaque élève disposait du matériel adéquat, préoccupation utile mais pour le moins difficile à mettre en œuvre dans ce contexte.

Sur le point de la technologie, tous les établissements scolaires ne sont d’ailleurs pas logés à la même enseigne. Si certains ont déjà pris le pli d’habituer élèves, parents et professeurs à communiquer via des plateformes en ligne spécialement dédiées à l’utilisation scolaire (qui se déclinent en forums, messageries, espaces de téléchargement pour tout type de fichiers, agendas partagés, etc.), d’autres sont un peu pris au dépourvu et sont amenés à développer ce type d’outil dans l’urgence.

Dans le but d’éviter toute discrimination liée aux disparités d’encadrement, de disponibilité des parents, ou encore d’outillage numérique, la Ministre a demandé que les travaux à domicile qui peuvent (mais ne doivent pas) être prévus, ne soient en aucun cas évalués et donc soient facultatifs. Mais n’est-ce pas aussi générateur d’inégalités ?

Du travail facultatif, un piège ?

Lorsque les professeurs demandent aux élèves de travailler sur une base volontaire, ceux-ci sont peu nombreux à répondre positivement à l’appel. Coline, professeure d’histoire en province de Hainaut, témoigne : « Dans l’enseignement général, les élèves ont beaucoup de travail mais rien n’est obligatoire et ils l’ont bien compris ! Personnellement, je n’ai reçu que six travaux à corriger pour 67 élèves ; mais peut-être qu’ils privilégient certaines matières dans lesquelles ils ont plus de difficultés. Dans le professionnel, nous fournissons du travail à la demande, mais seuls cinq élèves parmi les 177 m’en ont demandé. » Malheureusement, ce sont souvent les élèves qui en ont le moins besoin qui en font le plus7 ; et ce sont les élèves les plus fragiles, les moins autonomes, qui sont les victimes de ce système facultatif.

Par ailleurs, en ne rendant pas le travail obligatoire, les professeurs sont dans l’incapacité d’identifier les lacunes des élèves plus fragiles qui ne participent pas… Une partie des heures d’Alexandre, enseignant dans un établissement en province de Namur, est consacrée en temps normal à la coordination pédagogique : en rencontrant les élèves, il met à leur disposition des outils et des conseils pédagogiques pour mieux cerner leurs difficultés et les aider à y remédier, afin de faciliter la transition vers l’année supérieure. « Pour l’instant, plus moyen de savoir quels élèves rencontrent des difficultés, que ce soit pour se mettre au travail ou pour réviser la matière. La suppression des conseils de classe du deuxième trimestre n’aide pas », déplore-t-il. « Je suis disponible par e-mail via notre plateforme en ligne, mais aucun élève ne s’est déclaré pendant les trois semaines de confinement avant les vacances de Pâques. À la place de suivre leur évolution au jour le jour, on sera contraint de constater les problèmes à la rentrée. »

Quelques parents, par peur que leurs enfants ne régressent, les obligent à effectuer des exercices quotidiens. Ils vont même parfois jusqu’à acheter des livres d’exercices supplémentaires, des applications pour smartphone ou tablette, ou les services de professeurs particuliers, pour continuer le soutien scolaire, perfectionner les savoirs voire anticiper la suite des cours8. De nouveau, tous les parents n’ont pas l’idée, le temps ni les moyens financiers d’adopter ce genre de comportements. Les élèves qui ont les parents les plus soucieux de leur éducation, ou les plus aisés, ne cesseront pas d’apprendre et garderont un rythme scolaire quand d’autres seront intellectuellement moins sollicités.

Quelles solutions ?

Dans l’un ou l’autre cas – exiger des élèves la réalisation d’exercices en ligne ou ne rien demander du tout –, il est bien difficile de ne pas accentuer les inégalités préexistantes entre les élèves. De nombreux débats qui se déroulent sur la scène médiatique en cette période de confinement se penchent sur cette épineuse question des apprentissages, avec la préoccupation de ne pas renforcer les inégalités entre élèves : comment rattraper rapidement ces trois semaines de cours – voire plus, si le confinement devait être prolongé après les vacances de Pâques – sans mettre les élèves les plus fragiles en difficulté ? Faut-il organiser des sessions d’examens et si oui, comment s’assurer que l’évaluation sera juste ? Comment savoir si tous les élèves seront aptes à passer dans l’année supérieure ou à être diplômés ?

Sans doute la première chose à faire est de relativiser : pourquoi la société s’inquiète-t-elle autant du niveau scolaire des élèves en ce moment, alors que la situation de crise sanitaire est déjà assez anxiogène ? Préserver la santé physique et mentale des jeunes devrait être la priorité9.

Mais la portée de ces questions dépasse en fait le cadre conjoncturel de la crise sanitaire. Elles doivent nous permettre de réfléchir plus loin et (de continuer) d’interroger les fondements du système scolaire. Le doute qui plane sur l’organisation de la fin d’année et des examens ne devrait-il pas par exemple encourager les établissements à privilégier l’évaluation continue plutôt que les sessions condensées d’examens ?

Par ailleurs, s’inquiéter de la perte d’apprentissages que représente la suspension des leçons pendant trois semaines en dit long sur notre manière de concevoir l’école et son public : une institution qui transmet de la matière et des élèves qui l’assimilent. Si « amener tous les élèves à s’approprier des savoirs et à acquérir des compétences » est une des missions de l’enseignement, son rôle ne se cantonne pas à ça. Il doit également, et avec la même importance, « promouvoir la confiance en soi et le développement de la personne de chacun des élèves », « préparer tous les élèves à être des citoyens responsables, capables de contribuer au développement d’une société démocratique, solidaire, pluraliste et ouverte aux autres cultures », et aussi « assurer à tous les élèves des chances égales d’émancipation sociale »10.

Aujourd’hui, la mission de « transmission » des savoirs et des compétences étant mise temporairement entre parenthèses par les mesures de confinement, la nécessité d’accomplir – vraiment – les trois autres, souvent reléguées au second plan, se fait ressentir d’autant plus. Il faut pouvoir, pour maintenant et pour l’« après-confinement », assurer l’égalité des chances, en permettant par exemple à chaque élève, surtout ceux issus des milieux plus défavorisés, de disposer du matériel nécessaire pour communiquer avec ses professeurs à distance et pour réaliser les tâches demandées. Il faut également amener chaque élève à devenir un ou une citoyen(ne) critique et responsable, par exemple en lui apprenant à respecter les règles du confinement, à décrypter l’actualité et à combattre les fake news. Enfin, il faut accompagner tous les élèves dans le développement de leur personne et de leur confiance en soi. Autant les professeurs que les parents que les médias peuvent aujourd’hui endosser ce rôle, les seules compétences requises étant la curiosité et la bienveillance. Pour l’instant, le développement personnel et la confiance en soi peuvent passer par de multiples activités : l’élève peut se découvrir une passion, s’initier à la cuisine ou à la couture, démarrer un potager, mais aussi adopter une meilleure hygiène de vie et respecter un rythme plus en phase avec leur chronobiologie (en ce compris, se lever plus tard11…). Pour l’« après-confinement », cela passera certainement par la revalorisation de tous les types d’intelligence, cérébrale ou plus manuelle, et de toutes les filières12.

 

Voir aussi :

 

 

 

 

 

 


 

1. Circulaire n° 7508, 13/03/2020 : http://enseignement.be/ (consulté le 30/03/2020).
2. Circulaire n° 7515, 17/03/2020 : http://enseignement.be/ (consulté le 30/03/2020).
3. LAFONTAINE D. (e. a.), Performances des jeunes de 15 ans en lecture, mathématiques et sciences. Premiers résultats de PISA 2018 en Fédération Wallonie-Bruxelles, Université de Liège, décembre 2019, p. 57-58 : http://www.enseignement.be/ (consulté le 01/04/2020).
4. Pacte pour un enseignement d’excellence. Avis n° 3 du Groupe central, 07/03/2017 : http://www.enseignement.be/ (consulté le 30/03/2020).
5. « Le ras-le-bol des parents face au travail exigé par certaines écoles : "Stop ! Nous ne parvenons pas à suivre !" », 26/03/2020 : https://www.rtbf.be/ (consulté le 30/03/2020).
6. Au niveau de l’enseignement supérieur, la fracture numérique est aussi une réalité : 4 % des étudiants n’ont pas accès à un ordinateur ou à une connexion internet suffisante, ce qui complique considérablement leur parcours, étant donné que les cours se poursuivent en ligne, et ce jusqu’à la fin de l’année académique (« Coronavirus et confinement : les Belges toujours plus inégaux pour l'accès à un ordinateur et internet », 26/03/2020 : https://www.rtbf.be/ (consulté le 30/03/2020)).
7. « Le ras-le-bol des parents face au travail exigé par certaines écoles : "Stop ! Nous ne parvenons pas à suivre !" », op. cit.
8. HINDRINKS J. (e. a.), « Madame la Ministre de l'Enseignement: confinement ne signifie pas nivellement par le bas de l’école », 20/03/2020 : https://www.lalibre.be/ (consulté le 30/03/2020).
9. Voir à ce propos le billet du directeur d’école Christophe Lambert, cité dans « Confinement : "Lorsque tout cela sera terminé, la santé mentale de votre enfant sera bien plus importante que son niveau scolaire" », 02/04/2020 : https://www.laligue.be/ (consulté le 02/04/2020).
10. Décret définissant les missions prioritaires de l'enseignement fondamental et de l'enseignement secondaire et organisant les structures propres à les atteindre, 24/07/1997 : http://www.enseignement.be/ (consulté le 03/04/2020).
11. Voir « Respecter son rythme pour mieux apprendre », Au rythme de l’humain… Aller vite, pour quoi faire ?, dossier n° 131 des Nouvelles Feuilles Familiales, mars 2020.
12. Analyse rédigée par Sigrid Vannuffel.

 

 

 

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