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Analyse 2021-01

 

Abstraction même faite de la crise sanitaire, force est d’admettre que nous vivons des temps de grands bouleversements. Les crises climatique, écologique et économique en cours et à venir sont en train de remettre profondément en cause nos rapports à l’existence et aux organisations collectives. Un œil attentif sur l’actualité nous inclinerait à penser que les premiers touchés par cette instabilité sont les jeunes, ce que les statistiques n’indiquent pas1. C’est que nous sommes frappés par des portraits de tout jeunes citoyens ou militants qui expriment un rejet très ferme de notre modèle actuel de société — rejet qui, chez certains, prend la forme d’une rupture lorsqu’ils choisissent d’explorer des milieux en marge.

Ce phénomène, s’il n’a pas encore laissé de marque visible sur les statistiques, pénètre progressivement les espaces médiatiques et, par là même, pourrait populariser encore la posture qui le caractérise. Deux causes expliquent cette évolution. D’une part, l’émergence de nouvelles critiques transversales de nos sociétés. Il s’agit des discours anticapitalistes qui connaissent un massif regain d’intérêt et tendent la main aux écologistes2. D’autre part, une évolution des tactiques militantes qui généralise les occupations à long terme, requérant de facto la rupture des activistes avec leur univers quotidien.

Ce dernier point est crucial, car le phénomène des zones à défendre (ou ZAD) met aujourd’hui sur le devant de la scène des postures et des codes culturels longtemps bornés aux milieux des squats et des free party. Le phénomène trouve son archétype dans les expérimentations sociales menées dès 2009 par les opposants à un projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes, en Loire-Atlantique. L’objectif des militants est d’occuper illégalement des zones naturelles en vue d’empêcher leur artificialisation. Ces tactiques s’intègrent ainsi au mouvement général d’opposition aux « grands projets inutiles et imposés ».

Des lieux de lutte 

Ouvertes à la base par des militants de la mouvance autonome, ces zones à défendre ont amené un brassage inédit des occupants et des visiteurs. Cela est dû à leur étendue qui permet une grande variété d’activités, au projet d’emblée initié d’y expérimenter la vie en société non marchande et à la nécessité de nouer de vastes coalitions pour résister aux opérations d’expulsion, souvent dénoncées pour leur démesure et leur violence. On y croise donc une population hétérogène : militants de la gauche révolutionnaire, antisystèmes, écologistes, néo-ruraux, ainsi que beaucoup de déçus des marches pour le climat et de primo-militants, souvent jeunes.

En France, l’année 2020 a vu plusieurs de ces lieux de lutte s’installer ou être démantelés par les forces de l’ordre : ZAD de la Dune (Vendée, évacuée en avril), ZAD du Carnet (Loire-Atlantique, installée en septembre), ZAD de Roybon (Isère, évacuée en octobre). Tout récemment encore, une ZAD était installée à Gonesse (Val-d'Oise) et expulsée après dix-sept jours d’occupation. En Belgique, à partir d’octobre 2019, la ZAD d’Arlon a été un point névralgique des milieux écologistes et contestataires. Installée sur le site de l’ancienne sablière de Schoppach, elle visait à empêcher la destruction de cette zone d’intérêt biologique au profit d’un zoning. L’occupation a donc été permanente jusqu’à la nuit du 15 mars, où les polices locale et fédérale ont procédé à son expulsion.

Le média Vice s’était rendu en début de cette année à la « Zablière » (contraction de ZAD et de sablière). Le reportage qu’il a ramené de cette visite est interpelant : les quatre occupants auxquels il donne la parole ont 25 ans ou moins ; l’un d’entre eux est mineur3. Ils n’habitaient pas le lieu de façon permanente. L’un dit : « Je fais des allers-retours assez réguliers depuis la création de la ZAD, je m’y installe pour un mois ou deux et puis je repars. » Un autre : « J’ai habité ici une demi-année mais je m’investis de moins en moins de manière régulière. » À Arlon, l’exigüité de la zone (31 hectares) compliquait l’installation d’activités pérennes (élevage, apiculture, maraichage, boulangerie) telles qu’il en a existé à Notre-Dame-des-Landes.

Au regard de nos normes, ces jeunes vivent donc des existences instables : ils sont sans emploi, déscolarisés (l’une dit explicitement avoir interrompu ses études en cours d’année quand a débuté l’occupation)… Or, même si les zadistes insistent sur la mixité de leur groupe4, les statistiques montrent que la « génération climat » réunit surtout des jeunes issus de milieux privilégiés5. On imagine le désarroi des parents, qui ont pour autre motif d’inquiétude les risques inhérents aux interventions policières : le premier martyr de la cause zadiste, tué d’un tir de grenade offensive sur la ZAD de Sivens (Tarn) en 2014, est un étudiant botaniste de 21 ans, primo-militant non-violent6 que rien ne destinait à cette fin tragique. Si le récent démantèlement de la ZAD d’Arlon s’est déroulé sans faire de blessés, il n’est jamais exclu que la prochaine opération du genre tourne au drame…

Habiter autrement

Comment dès lors aborder la question, comment en parler en famille ? On aurait tort de chercher à comprendre le phénomène sur base du seul contexte psychologique individuel (qui entre bien sûr en ligne de compte). Il faut se pencher sur les causes profondes qui rendent ces jeunes inadaptés à leur milieu et en recherche de nouvelles utopies. Car, au-delà de la défense active d’un territoire menacé d’artificialisation, la ZAD est le laboratoire où se dessine une nouvelle posture anthropologique plus respectueuse du vivant. Elle rencontre dès lors l’intérêt et le soutien de sommités des sciences humaines et sociales, comme Philippe Descola7, longtemps titulaire de la chaire d’Anthropologie de la nature au Collège de France, qui y voit « une expérience politique aussi originale que la Commune de Paris8 ».

Nouvelle manière d’habiter la nature, mais également nouvelle manière d’habiter entre humains. Il s’agit de faire « pays dans le pays », selon la formule manifeste des Actrices & Acteurs des temps présents, que les zadistes d’Arlon avaient invités en aout dernier dans le cadre d’une université populaire. Dès lors, la ZAD est un endroit où l’on apprend l’autonomie en bâtissant son lieu de vie (il s’y fait de la charpenterie et des constructions en terre-paille), où l’on expérimente l’autogestion et la gouvernance horizontale (à Arlon, des assemblées générales rassemblaient régulièrement les occupants ; à Notre-Dame-des-Landes, ils se succédaient par tirage au sort dans un groupe de médiation chargé de résoudre les conflits, appelé le cycle des douze)…

Ce besoin d’auto-formation est manifeste dans le projet zadiste. Sur le site internet de la Zablière, on trouve le programme d’un débat — organisé à l’occasion de sa semaine d’université populaire (l’Université DTR, pour « détermination ») — qui offre un bon éclairage quant à la posture et aux motivations de ces jeunes : « Nous ne voulons plus d’un “savoir-pouvoir” qui est produit dans les universités transformant les individus en maillons de la structure économique dominante. Nous devons penser un savoir qui libère. Un savoir qui ouvre la voie des possibles, qui ouvre des chemins multiples, au plus proche de la vie elle-même9. »

Il n’est pas anodin que ce programme, exprimé d’abord par le registre de l’envie (« nous ne voulons plus »), bascule vers le registre du besoin (« nous devons »). C’est que, réellement, ces alternatives répondent à un besoin profond des militants, jeunes et moins jeunes, qui les font vivre. Et c’est là que doit être le point de départ de toute discussion, si la question vient à surgir au sein de notre univers familial : quels sont les besoins de nos enfants qui grandissent aujourd’hui dans un monde différent de celui que nous avons connu dans notre jeunesse, qui font face à des angoisses inédites ?

On le sait, savoir exprimer ses besoins et accueillir sans jugement l’expression des besoins d’autrui est un des prérequis de la communication non violente. Ce besoin évoqué plus haut d’un « savoir qui libère », sans doute différent du chemin qu’on aurait voulu tracer pour nos jeunes, il s’agit de ne pas le traiter comme un caprice ! En effet, nos besoins fondamentaux correspondent à nos valeurs fondamentales10, comme nous l’explique Thomas d'Ansembourg qui les distingue ainsi des envies ou des désirs.

Il en résulte qu’il est important de s’éduquer aux valeurs qui font sens pour nos proches, d’autant plus si une fracture culturelle les rend mal accessibles. C’est que la criminalisation constante dont font l’objet les militants autonomes, même non violents, et le traitement médiatique de leurs activités11 projettent une ombre inquiétante sur cet univers… Il faut alors démystifier ces milieux et aider les parents à comprendre l’attrait que leur enfant peut y trouver. C’est parfois la seule manière d’éviter une rupture de la relation familiale, qui peut survenir suite à des reproches ou de la culpabilisation.

La dissonance qu’ils perçoivent entre les injonctions de la société et leurs propres valeurs, ces jeunes tentent eux-mêmes de la mettre en mots. Les Arlonais de la Zablière ont enregistré des chansons12, écrit des poèmes13… Une première démarche est de directement les écouter. La marge des espaces militants peut aussi s’apprivoiser par le biais de lectures ou en visionnant des documentaires14. D’autre part, on peut proposer à son enfant de l’accompagner dans une formation à la désobéissance civile15 : les jeunes seront moins enclins à dissimuler ce qui leur arrive s’ils savent leurs parents capables d’appréhender ces processus. Quant aux adultes, ils seront moins susceptibles de paniquer ou de réagir excessivement s’ils ont un clair aperçu des risques et dangers.

Les obstacles dans la communication seront à la mesure des chamboulements vécus par les jeunes, qui les ont amenés à franchir la frontière d’un nouveau paradigme existentiel. Il est ainsi possible que tout diffère d’une génération à la suivante : le rapport au travail, à l’habitat, à la (perspective de la) parentalité, à la non-violence… Il convient de s’armer d’ouverture d’esprit, de patience, mais surtout de confiance. Parce que ce flirt avec les marges de notre société n’est pas qu’une fuite, c’est également un engagement, parfois saisi à bras-le-corps. Or on ne peut attendre de jeunes adultes, face à des temps d’incertitude, qu’ils ne vivent pas conformément aux valeurs qu’ils viennent de se découvrir16.

 

 

 

 


 

1. À l’heure de rédiger cette analyse, l’enquête participative Il est temps (Arte) montre les jeunes Belges de 18 à 25 ans moins inquiets que leurs ainés de 26 à 43 ans (56 % contre 67 % de réponses positives à l’affirmation « Comparé à la vie qu’ont menée mes parents, mon avenir sera plutôt pire »). Une tendance qui s’observe dans tous les pays où cette enquête internationale est menée. Le Baromètre Confiance et Bien-être 2020 de Solidaris, quant à lui, ne distingue pas précisément les tranches d’âge mais, chez les moins de 40 ans, son indice dédié au rapport à la société est en légère hausse par rapport à l’année précédente (+ 1 %), ce qui indique une amélioration. Globalement, cet indice est stable dans cette tranche d’âge depuis 2015.
2. Cette jonction des forces vives écologistes et anticapitalistes est préparée en amont depuis plusieurs années. Voir par exemple Vincent Gay et al., Pistes pour un anticapitalisme vert (Syllepse, 2010). Voir aussi l’ouvrage récent de Hervé Kempf, le rédacteur en chef de Reporterre (Que crève le capitalisme, Seuil, 2020).
3. Paul Herincx, « Occupation, nature et résistance : avec les zadistes d’Arlon », sur Vice.com, 29 janvier 2021 (consulté le 12 mars 2021).
4. Ibid : « Il y a une telle mixité — des gens qui proviennent de plein d’univers différents, avec des vécus et parfois des blessures très profondes complètement différentes. »
5. Grèves pour le climat : « La mobilisation des jeunes ne témoigne pas d’une diversification sociale », tribune du collectif Quantité critique, dans Le Monde, 18 avril 2019 (consulté le 12 mars 2021).
6. Gilbert Laval & Jean-Manuel Escarnot, « Rémi Fraisse, un botaniste égaré », dans Libération, le 28 octobre 2014 (consulté le 12 mars 2021).
7. Philippe Descola : « Il faut repenser les rapports entre humains et non-humains », entretien réalisé par Francis Lecompte, dans CNRS Le journal, 3 juin 2020 (consulté le 12 mars 2021) : « Certains collectifs ont montré, comme à la ZAD de Notre-Dame-des Landes, qu’ils pouvaient, malgré leur échelle réduite, […] inventer des manières fraternelles de vivre ensemble, y compris avec les non-humains. »
8. Philippe Descola, « Pourquoi la ZAD recompose des mondes », dans Marin Schaffner, Un sol commun ; Lutter, habiter, penser, éd. Wildproject, 2019, p. 156.
9. Vers une université libre ? Université DTR, sur le site de la Zablière (consulté le 12 mars 2021).
10. Thomas d'Ansembourg, Cessez d’être gentil, soyez vrai !, édition illustrée par Alexis Nouailhat, les éditions de l’Homme, 2014, p. 117.
11. Voir, en France, les débats autour du nouvel amendement anti-squats adopté en octobre ou autour de la free party organisée en Bretagne à l’occasion du réveillon de fin d’année.
12. Voir par exemple RoyalTise, de MC Cannette, qui débute par ces mots : « Ce son s’appelle RoyalTise, il parle d’un an d’ivresse à la ZAD. »
13. Voir Conseil Volatile, À vol d’oiseaux. Poésie depuis la ZAD de la Sablière, éd. le Mot : Lame, 2020.
14. Sur la « génération climat » et son rapport à la légalité, nous recommandons le documentaire Désobéissant.e.s ! (Arte) ; sur l’état d’esprit des jeunes et la nécessité de repenser notre société, nous recommandons le documentaire Lettre à G., qui explore la pensée du pionnier de l’écologie politique André Gorz et consacre une séquence à la ZAD de Bure. Sur Notre-Dame-des-Landes, nous recommandons le roman graphique La Recomposition des mondes, d’Alessandro Pignocchi (Seuil, 2019).
15. De telles formations sont régulièrement proposées par l’organisation Agir pour la Paix ou par l’Afico, une ASBL d’éducation permanente créée par la FGTB Namur.
16. Analyse rédigée par Julien Noël.




 

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