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Analyse 2021-08

Le mot est sur toutes les lèvres, et il fait peur ! Cancel culture, littéralement « culture de l’annulation ». Par là, on désigne une pratique consistant à ostraciser certaines personnes, jugées infréquentables de par leur engagement, des opinions qu’elles ont exprimées ou des comportements problématiques. Ce phénomène est évidemment lié aux réseaux sociaux qui, en offrant une tribune inédite à des minorités jusque-là sous-représentées dans le débat public, remettent en question les normes du politiquement correct. C’est donc souvent sur des questions de genre et interculturelles que surgissent ces polémiques, et à l’encontre d’individus et d’institutions qu’on juge représenter un ordre dominant, voire oppressif1.

Si un mouvement comme #MeToo a été largement salué, certains craignent aujourd’hui qu’on aille trop loin. Tout récemment, un article du Moustique posait la question au moyen de plusieurs exemples parmi lesquels Blanche-Neige, Pépé le Putois et le film Autant en emporte le vent, qui ont chacun fait l’objet d’une polémique2 (car on critique aussi des œuvres du passé, notamment les plaques ou statues célébrant des colonisateurs). Quant à Hervé Hasquin, interrogé sur la question, il y voit une « forme d’intolérance au nom de la bonne conscience3 ». De fait, ces dénonciations peuvent nous interpeler, en particulier lorsqu’elles prennent la forme de « raids numériques » ou de campagnes de boycott qui choquent par leur violence.

Cancel culture, call-out culture, woke culture : de quoi parle-t-on au juste ?

Une difficulté est qu’il n’existe pas de définition unique du phénomène, ni de terme unique pour le désigner. Pour certains de ces nouveaux militants, la manière dont les médias traditionnels appréhendent la cancel culture est erronée, car l’expression se rapporterait en fait uniquement à des mesures de bannissement pratiquées au sein des milieux engagés4. En ce sens, elle ne serait qu’une procédure d’auto-régulation par laquelle le mouvement se distancie de positions divergentes ou dangereuses — procédure en somme semblable aux exclusions que doivent parfois prononcer les partis traditionnels.

Les critiques en ligne que le grand public a davantage à l’esprit correspondraient quant à elles à la call-out culture, soit la « culture de la dénonciation ». C’est à ce phénomène-là qu’il faut rapporter des indignations comme celles causées par les « blackface » (pratique raciste par laquelle une personne blanche se grime pour incarner une caricature stéréotypée de personne noire) du Premier ministre canadien Justin Trudeau ou du footballeur Antoine Griezmann5. Problème : les deux termes ont souvent été employés indifféremment, puis cancel culture a fini par s’imposer contre call-out culture qui, à certains égards, était pourtant plus clair. C’est en effet l’usage, et non toujours le bon sens, qui fait loi dans la fixation d’expressions nouvelles (voyons par exemple comment « le Covid » s’est imposé contre « la Covid », qui avait pourtant la faveur de l’Académie française). Témoigne de ce combat perdu le fait qu’en aout 2020, la communauté des contributeurs de Wikipédia choisit de renommer son article, jusque-là intitulé Culture du call-out6. Le terme cancel culture se rapporte donc aujourd’hui tant à l’exclusion qu’à la dénonciation, et dépasse le simple cadre de l’autorégulation interne aux mouvements de gauche.

Cancel culture et call-out culture sont du reste englobées sous une dénomination plus large, celle de woke culture. Celle-ci désigne non pas une pratique mais une sensibilité (woke signifie en effet « éveillé ») ; se revendiquer de la culture woke revient à affirmer sa conscience des injustices sociales et de leur caractère systémique7. Cette expression, également éclipsée par la popularité grandissante de cancel culture, se décline parfois sous le terme wokisme. Il n’est alors pas rare qu’il revête une dimension péjorative, de la même manière que bien-pensance peut désormais être employé en guise d’insulte par des personnalités conservatrices, pour discréditer quiconque remet en cause l’ordre établi au nom de principes moraux8.

Gare à l’amalgame, à la caricature, à l’exagération

On commence à le deviner, ce que la parole médiatique désigne comme « la » cancel culture est en réalité un phénomène multiforme. On y retrouve des manœuvres de dénonciation ou d’exclusion, mais également des manœuvres visant une désacralisation — de figures comme Léopold II ou Godefroid de Bouillon, par exemple — ou la contextualisation d’œuvres empreintes des préjugés de leur époque. Cet amalgame sous un terme unique tend à neutraliser la nuance. En effet, en rendant compte de diverses polémiques par l’emploi de ce terme, les médias mettent dans le même sac des personnalités suspectées de faits très sérieux, faisant même l’objet de procédures judiciaires (Gabriel Matzneff ou Olivier Duhamel, par exemple), et d’autres auxquelles sont reprochés de « simples » dérapages, voire des personnes qui, sans avoir directement commis de faute, ont voulu minimiser, justifier ou excuser la conduite des premiers. Or la teneur et l’ampleur des critiques qu’on leur adresse est toute différente. Il en ressort deux dérives complémentaires : de une, que la petite faute (telle une blague de mauvais gout) pourra paraitre plus grande de par son association implicite avec les faits graves reprochés à d’autres ; de deux, que l’auteur de faits graves pourra se disculper en évoquant une chasse aux sorcières, sur base d’affaires futiles apparemment liées au même mouvement.

Mais encore faudrait-il qu’un tel mouvement existe ! Penchons-nous sur quelques affaires survenues dans la sphère culturelle. Se trouvent étiquetées sous le terme de cancel culture des critiques émises sur le patrimoine tant matériel (les plaques ou statues coloniales) qu’immatériel (la dimension sexiste, raciste et antisémite des chants estudiantins), ainsi que des polémiques dans le champ de la littérature (réédition d’Ils étaient dix/Dix Petits Nègres9), du théâtre (mise en scène de la pièce Les Suppliantes10), de la peinture (censure de Hylas et les Nymphes, un tableau de John William Waterhouse11) ou encore ayant trait à des dessins animés (Blanche-Neige et les Sept Nains, La Belle au bois dormant). Si l’on s’intéresse à l’origine de ces affaires, nous trouvons des collectifs décoloniaux (exemples des monuments et des Suppliantes), des collectifs féministes et des associations de parents (exemple des dessins animés), mais aussi des instances non militantes : l’ayant-droit d’Agatha Christie, la direction d’une galerie d’art (certes en collaboration avec la plasticienne engagée Sonia Boyce) et même un vice-recteur d’université12 ! Nous sommes loin de l’archétype du militant exalté, que tout offense et qui trouve en tout matière à reproches. La réalité est qu’absolument personne ne se revendique de la cancel culture ni ne serait à l’initiative de tous ces débats ; il ne s’agit pas d’une sensibilité uniforme, mais d’une dénomination construite a posteriori pour commenter une évolution sociétale. Gare donc aux jugements à l’emporte-pièce : on se trompe lorsqu’on peste qu’« ils veulent tout interdire ». « Ils », c’est personne et tout le monde à la fois.

Soulignons aussi que, lorsque « annulation » de personne il y a, elle n’est jamais le fait des seuls militants, qui demeurent une minorité. Elle dépend soit de l’adhésion du grand public (dans le cas d’un boycott), soit d’une initiative des employeurs ou de la direction d’un média (dans le cas d’une suspension), soit — rarement — d’une décision de justice. En fait, plus que l’annulation d’un adversaire, les prises de parole des tenants de la call-out culture visent à faire émerger une voix dissonante vis-à-vis des discours dominants. À cet égard, le but premier ne serait pas de faire disparaitre des discours jugés sexistes ou racistes, mais de faire exister sur le même plan leur critique ; c’est ensuite l’opinion qui sanctionne ou non la personne mise en cause (car, rappelons-le, si nous avons à l’esprit des exemples de sanctions, il arrive très souvent aussi que l’affaire n’ait guère de conséquences pour la personne incriminée13).

Peut-on en apprendre quelque chose ?

La cancel culture présente au moins l’avantage de mettre en lumière des enjeux éducatifs. En effet, quand bien même l’on réprouve certains de ses anathèmes, ce phénomène médiatique a le mérite de promouvoir des clés de lecture qui peuvent trouver toute leur valeur au sein de la sphère familiale. Certes, souvent, les parents n’ont pas attendu que l’actualité les y invite pour s’interroger sur la manière dont les représentations culturelles peuvent influencer le développement de leurs enfants. Il faut néanmoins se réjouir que cette attitude se généralise. En effet, il est parfois sensé de remettre en question de longues traditions ou des œuvres classiques. Concrètement, nous devons nous demander si les baisers de princesses endormies ne seraient pas incompatibles avec l’éducation au consentement qu’on s’efforce d’autre part de mettre en place, si la représentation caricaturale d’un homme noir comme pendant méchant de saint Nicolas ne contredirait pas les messages transmis tout le reste de l’année pour sensibiliser les jeunes aux stéréotypes et à la xénophobie…

Par leur posture d’avant-garde, les militants de la culture woke nous enseignent surtout que nos enfants grandiront dans un monde différent de celui qu’on a connu, un monde plus attentif aux groupes minorisés et qui n’aura plus guère d’indulgence pour les propos blessants cachés sous les oripeaux de l’humour. C’est une révolution en cours depuis plusieurs années déjà et, s’il est trop tôt pour entrevoir le futur qu’elle va façonner (un futur que nous ne craignons pas : comme nous l’avons écrit, l’opinion et l’usage font loi, si bien qu’aucune minorité ne pourrait nous imposer la « dictature du politiquement correct » que certains prophétisent), nous devinons qu’il sera différent du temps de notre jeunesse. Aujourd’hui déjà, beaucoup de blagues qu’on entendait alors ne pourraient plus être racontées, tant elles essentialisaient et stigmatisaient des groupes de personnes — on peut se réjouir de leur abandon. Dès lors, éduquer nos enfants au respect et à la tolérance ne leur inculque non pas seulement une éthique fondamentale, mais leur garantit d’être en phase avec leur temps.

Enfin, parce qu’il remet en question l’ordre dominant, ce phénomène nous invite à examiner nos privilèges. Les sciences sociales nous enseignent en effet que des avantages sociaux, économiques ou politiques peuvent être mis à notre disposition sur la seule base de notre genre, de notre ethnie, de notre orientation sexuelle ou de notre classe sociale. Il est important d’amener nos enfants à être conscients de ces privilèges et de les déconstruire avec eux pour mettre à nu leur nature arbitraire et injuste. Dans le monde qui se dessine, rien ne sera plus dangereux en effet que l’infatuation du privilégié qui croira mériter entièrement sa bonne fortune et qui, dans le même temps, en tiendra d’autres pour responsables des discriminations systémiques qu’ils subissent. Nous devons faire en sorte que nos enfants n’adoptent pas cette mauvaise posture, que l’opinion sanctionne avec une sévérité croissante14.

 

  

 

 

 


1 Marie Peltier, citée dans « La cancel culture : quand le harceleur devient victime », sur RTBF Info, 14 aout 2020 (page consultée le 27 mai 2021) : « [Les voix des minorités] s’attaquent à la parole des dominants, des privilégiés. »

2 Gauthier De Bock, « La Cancel Culture, ça va trop loin ? », dans Moustique, 12 mai 2021 (page consultée le 27 mai 2021).

3 Jean-Paul Bombaerts, « Hervé Hasquin : “Avec la cancel culture, on finira par interdire Voltaire” », dans L’Écho, 13 avril 2021 (page consultée le 27 mai 2021).

4 Message du vidéaste de vulgarisation politique Esprit Critique, sur Facebook, le 14 aout 2020 (page consultée le 27 mai 2021) : « Pour info : “cancel” quelqu’un, c’est l’exclure des milieux militants de gauche au sein desquels iel était auparavant bien intégré·e. C’est à dire [sic] cesser de lea promouvoir et partager, lea virer des mobilisations et des espaces militants, ne plus lui parler… ceci sur la base d’une dénonciation de certains comportements ou idées jugées comme faisant du tort à la cause défendue ensemble, ou mettant en danger les autres militant·e·s qui lea fréquentent. […] Si vous n’êtes pas dans les milieux militant·e·s de gauche, vous ne risquez pas d’en être exclu, donc vous ne pouvez pas être “victime de la cancel culture”. »

5 Voir Jade Toussay avec AFP, « Justin Trudeau, pris en photo avec un “blackface” en 2001, s'excuse », dans Le HuffPost, 19 septembre 2019 et Alexandra Milhat, « Le “blackface” d’Antoine Griezmann indigne, il s’excuse et retire la photo », dans Le HuffPost, 17 décembre 2017 (pages consultées le 27 mai 2021).

6 Le renommage est opéré le 11 aout 2020, sur proposition de l’utilisateur Benj37, qui note : « C’est le terme qui semble s’imposer dans des médias très mainstream. » (« Discussion:Cancel culture », sur Wikipédia, intervention datée du 26 juillet 2020, page consultée le 27 mai 2021.)

7 On qualifie d’oppression systémique les inégalités et discriminations produites et reproduites par le système. Ce ne sont donc pas des actes isolés ou individuels qui sont en cause mais des comportements structurels, reproduits par l’organisation tout entière de la société, sur base de biais essentiellement inconscients, liés à des stéréotypes et des préjugés. Se dire woke revient à dire que le racisme et le sexisme ne sont pas dus uniquement aux personnes racistes ou sexistes conscientes (et satisfaites) de l’être, mais également aux structures de notre société, qui ont été élaborées au premier bénéfice d’un groupe dominant. De telles discriminations systémiques s’observent dans des domaines aussi variés que l’accès au logement, l’emploi, la santé, la justice, l’enseignement, les médias…

8 Un bon exemple de cette attitude dénigrante envers les lanceurs d’alerte — attitude qui évite opportunément de se positionner sur le fond — s’est produit tout récemment dans le champ médiatique belge : suite aux propos polémiques du consultant sportif de la RTBF Marc Duez, lors du Grand Prix de Monaco, le bourgmestre de Stavelot, Thierry De Bournonville, a défendu celui-ci en attaquant les bobos (bourgeois-bohèmes) de la chaine et en mimant un bêlement (« RTBéééé »). Sans se référer au wokisme, il sous-entend donc que la RTBF a enclenché une enquête interne par conformisme ou sous la pression de cette culture (voir « Propos polémiques sur la RTBF : un bourgmestre MR apporte son soutien au consultant face aux “bobos de la RTBéééé” », dans La Libre Belgique, 25 mai 2021, page consultée le 31 mai 2021).

9 L’arrière-petit-fils d’Agatha Christie a souhaité rebaptiser ce célèbre roman. Voir Rokhaya Diallo, « Pourquoi le changement de titre des “Dix petits nègres” indigne tant la France ? », sur Slate, 1er septembre 2020 (page consultée le 4 juin 2021).

10 Une représentation de cette tragédie d’Eschyle a été empêchée par des manifestants qui protestaient contre l’usage de masques noirs par des acteurs blancs. Voir Laurent Carpentier, « À la Sorbonne, la guerre du “blackface” gagne la tragédie grecque », dans Le Monde, 27 mars 2019 (page consultée le 4 juin 2021).

11 Ce tableau a été censuré pendant une semaine par la Manchester Art Gallery, dans le but de susciter une réflexion sur la place des femmes dans la peinture. Une polémique s’en est suivie. Voir Maud Darbois, « À Manchester, une œuvre de John William Waterhouse est censurée pour “sexisme” », dans Les Inrockuptibles, 13 février 2018 (page consultée le 4 juin 2021).

12 Benjamin Brone, « Sexisme, racisme ? Les chants d’étudiants dans le viseur de l’UCLouvain », sur RTBF Info, 26 avril 2021 (page consultée le 4 juin 2021) : « Celui qui a lancé ce débat, c’est Philippe Hiligsmann, le vice-recteur aux affaires étudiantes : “Il y a des chants sexistes, antisémites, racistes. Même si ces chants font partie d’une tradition orale, je pense qu’il faut avoir une réflexion sur la portée qu’ils peuvent avoir.” »

13 « La cancel culture : quand le harceleur devient victime », op. cit. : « Mais la professeure d’histoire [Marie Peltier] rappelle qu’il ne s’agit pas de la majorité des cas. “La plupart des personnes accusées en ligne d’agissements graves n’ont pas de conséquences dans le réel.” » Pour donner un exemple récent et situé en Belgique, le procureur du Roi a requis l’acquittement de Hugues Dayez, poursuivi pour des propos polémiques lors de la cérémonie des Magritte du cinéma 2017. Il juge en effet qu’il ne s’agit pas d’une atteinte grave à la dignité de la personne, mais de “simples” propos vulgaires, qui ne sont pas pénalement sanctionnables (J. La., « “Une private joke” : Accusé de sexisme, Hugues Dayez plaide l'humour potache devant la justice », dans La Libre Belgique, 13 avril 2021, page consultée le 31 mai 2021). Le dernier mot ne revient donc pas aux militants de la call-out culture.

14 Analyse rédigée par Julien Noël.

 

 

 

 

 

 

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