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Analyse 2022-09

Lors de notre dossier 142 « Quelle(s) spiritualité(s) aujourd’hui ? » , plusieurs questionnements nous sont parvenus : la société est-elle réellement en voie de déspiritualisation ? Quelles sont les nouvelles spiritualités aujourd’hui ? Qu’en est-il des spiritualités non religieuses ? Que peut nous apporter la spiritualité, notamment face aux épreuves de la vie, au deuil ?

En effet, la dimension spirituelle autour de la mort peut être propre à notre histoire personnelle, être transmise par un héritage familial, évoluer avec le temps et les expériences vécues. Lorsque la mort touche notre famille, elle accable tous ses membres. Alors, quelle place prend notre défunt au sein de la cellule familiale ? Et surtout, comment entretenir les liens avec lui ? Le faire vivre d’une « autre manière » ?

Dans notre société occidentale moderne, les morts n’ont d’autre existence que dans la mémoire des vivants. Les morts doivent se faire oublier. Pourtant, « la mort comme ouvrant seulement au néant est certainement la conception la plus minoritaire dans le monde1. »

Au sein de notre société, la mort est généralement cachée dans les hôpitaux. La mort doit être rapide et sans douleur. Puisque la mort est médicalisée, des unités ont été créées pour accompagner le mourant par les soins palliatifs qui apaisent la douleur, via un personnel médical présent et solidaire. Au sein de ces services, le personnel se soucie du bien-être physique, psychique et social de celui qui va bientôt mourir2. Puis, les morts ne meurent plus dans nos maisons intergénérationnelles, à cercueil ouvert, dans leur propre lit. Et lorsque le mort est exposé dans un funérarium, il est maquillé, habillé pour faire comme s’il était « encore vivant », en train de dormir, et surtout pas un cadavre. Auparavant, l’esthétique du défunt était liée à la mort (disposition des mains qui tiennent la croix par exemple), alors qu’aujourd’hui, les thanatopracteurs tentent de rendre au mort les apparences de la vie3. Si auparavant, c’étaient les membres de la famille qui effectuaient la toilette mortuaire, ce n’est plus que rarement le cas aujourd’hui. La mort étant commercialisée, la toilette est organisée par les professionnels de la mort4.

Lorsque la mort frappe, les vivants organisent des cérémonies pour marquer leur attachement aux morts. Pour les inscrire matériellement et symboliquement dans la mémoire des vivants, plusieurs traditions se perpétuent. Dans notre culture, il est probable que l’on aille à la messe une fois par an ou que l’on se déplace dans les cimetières lors de la période de la Toussaint. Toutes ces pratiques sont très solennelles, pas toujours joyeuses.

Ce n’est pas le cas au sein d’autres pays qui fêtent les morts. Le cas le plus connu est celui du Mexique. Déjà deux jours avant la fête des morts, les mexicains débutent la préparation des plats et des offrandes, mais pas que. Il y a aussi des cadeaux, des objets, des vêtements qui sont déposés dans les rues dans le but que les morts se servent la nuit tombée. La société se rencontre dans les rues, chante, danse. Les petits connaissent les arrières-grands-parents tant la famille se remémore les disparus pendant plusieurs générations grâce à l’autel.

La différence entre notre société et la société mexicaine, c’est le tabou de la souffrance et la peur de la mort. On cache nos morts, on les pleure en silence. Au Mexique, on les fête. Puis, les relations entre les morts et les vivants sont assumées. L’échange entre les deux parties s’explique facilement avec l’exemple des différents morts : il existe les « bons » et les « mauvais » morts. Ces derniers sont ceux décédés trop tôt ou alors ceux décédés de façon inattendue ou de mort violente. Ces « mauvais morts » sont considérés comme dangereux car ils ne savent où se diriger et tentent de revenir dans le monde des vivants, deviennent des âmes errantes remplies de tristesse qui hantent les vivants. Pour leur venir en aide, il est important de s’adresser à eux par la prière ou les messes. Alors, les relations entre les vivants et les morts représentent une suite de dons et de contre-dons, de passage entre le monde de l’un et de l’autre. En fait, les vivants ont compris que c’est en offrant l’attention et la solidarité au monde des morts qu’ils laisseront les vivants en paix5. Leur existence est donc assumée culturellement et fait l’objet d’interactions variées.

Plusieurs manières d’exister

Nous avons tendance à répartir les façons d’être en deux catégories : celle de l'existence physique (le matériel) et celle de l’existence psychique (les productions subjectives). Dans notre société occidentale, les morts sont soit non-existants soit issus d’hallucinations6.

Pour poursuivre la relation avec les morts, il est nécessaire d’accepter qu’il n’existe pas d’explication, d’élucidation entre les liens que l’on entretient avec eux. Certes, ils relèvent du domaine de la croyance, de l’irrationnel7. Mais est-ce pour autant que nos relations doivent s’achever ? Qu’elles n’existent pas ?

Nous pouvons nous demander de quelle façon une chose existe. Est-ce qu’une pierre, une œuvre, une âme, un mort existe ? Tous disposent d’une « manière d’être » qui leur est propre. Selon Bruno Latour, il existe plusieurs « modes d’existence ». Le mort dispose d’une autre existence, il est certes absent mais il dispose d’autres qualités8.

Aussi, les morts construisent de nouveaux territoires, d’autres frontières, entre le réel et un réel « différent. » Il y a bien évidemment des lieux qui sont dédiés aux morts, comme les endroits de recueillement. Mais en fait, nous pouvons nous adresser au mort ailleurs qu’à son endroit de sépulture. Il est permis d’instaurer un autel à son effigie dans notre salon, de cuisiner son repas favori lors d’une journée spécifique, d’emporter chaque jour un objet lui appartenant avec soi9. Il arrive aussi qu’on le sente nous accompagner, une sorte de présence bienveillante, de soutien dans le quotidien.

Les vivants activent les morts, les morts activent les vivants

Selon Patrick Chesnais, les morts ne le sont vraiment que si on cesse de s’entretenir avec eux, et donc de les entretenir. En effet, « au moment où un individu meurt, son activité est inachevée, et on pourra dire qu’elle restera inachevée tant qu’il subsistera des êtres individuels capables de réactualiser cette absence active, semence de conscience en action. Sur les individus vivants repose la charge de maintenir dans l’être les individus morts dans une perpétuelle nekuia10. »

L’existence des morts s'organise par un « va-et-vient » dynamique. En fait, c’est considérer « le mort comme engagé dans des processus de transformation conjointe avec le vivant11. »

Certes, les vivants activent les morts par la présence d’actes, et par la manière de s’adresser à eux. Nous pouvons par exemple évoquer les offrandes faites aux morts qui ont pour objectif de nourrir symboliquement les morts et de leur offrir de l’attention12.

Les morts accompagnent les vivants aussi, dans l’épreuve de perdre leur proche, et dans celle de le retrouver, mais d’une autre manière13. Les morts activent leurs vivants car ces derniers vivent au nom du mort, poursuivent les choses qui lui tenait à cœur : des valeurs transmises, des rituels, un rêve inaccompli…

Il arrive aussi que les morts donnent aux vivants le sentiment de leur présence via une apparition dans les rêves, offre un encouragement ou une consolation par l’usage des signes14 . En effet, nous pourrions imaginer être assis sur le porche de notre maison, se poser une question importante à nos yeux. Et puis, une colonie de fourmis décide de passer devant nous. Et là… C’est forcément papy qui nous envoie une réponse, lui qui était un grand fan de fourmis !

Ce n’est pas le contenu du signe qui est tant important. Il est personnel, c’est la personne qui le reçoit et le traite qui sait ce qui lui est adressé. Ce qui est intéressant c’est ce que le receveur fait de l’information adressée, comment il l’active. Les morts influent sur nos décisions. Le signe propose quelque chose à partir de lui : espérer, apaiser, consoler, reprendre courage et surtout… continuer la relation. Hériter représente une manière de prolonger l’existence, d’accomplir à partir du mort, de poursuivre ce qu’il a inachevé15.

Créer et donner sens

Puis, se souvenir n’est pas qu’un simple acte de mémoire, c’est un acte de création. Chaque histoire en crée de nouvelles qui en créent d’autres… par les récits, on se connecte aux autres, on crée un héritage16. En parlant des morts, on les fait vivre, d’une autre façon. L’arrière-arrière-petite-fille connaitra d’une certaine manière la mère de sa grand-mère tant la famille aura discuté d’elle.

Donner sens à la mort peut permettre de faire vivre le mort également. Les proches d’une victime d’accident de la route peuvent souhaiter disposer une petite croix sur le bord de la route, créer une association en son nom, entamer des campagnes de sensibilisations sur les accidents routiers… Il ne s’agit pas uniquement de lutter contre l’oubli mais de donner un sens posthume à la mémoire du mort. Un autre exemple est celui du don d’organes qui peut également aider les familles à se reconstruire et donner sens à la mort de leur proche car il permettra à d’autres de vivre. Puis, sa vie sera aussi prolongée, il vivra d'une certaine manière, dans plusieurs autres corps. Dans ces cas bien précis, c’est la reconnaissance du sacrifice involontaire qui aide17.

Alors, nos morts vivent toujours à nos côtés, d’une certaine manière, d’une autre façon… Cessons de tenter de rationaliser l’irrationnel. Tant pis si l’on a l’air d’un fou en occident, permettez-vous d’écouter les signes, de parler à/de vos disparus, de donner sens à la mort, de poursuivre la relation avec cet autre aujourd’hui décédé, c’est ainsi aussi que le deuil peut s’opérer : non pas par l’oubli, mais par la création d’un autre lien, plus distant mais toujours présent18.

 


 

1 Magali Molinié, « Soigner les morts pour guérir les vivants », Les Empêcheurs de penser en rond, Paris, 2006, p123.

2 Le Grand-Sébille, C. & Zonabend, F. (2012). Faire société avec les morts. Études sur la mort, 142, 11-30.

3 Hardy, L. (2012). La trace. De la mort visible à la mort invisible, de l'inacceptable à l'acceptable... et inversement. Études sur la mort, 142, 51-64.

4 La toilette mortuaire est effectuée par le personnel médical ou par le personnel des pompes funèbres.

5 Le Grand-Sébille, C. & Zonabend, F. (2012). Faire société avec les morts. Études sur la mort, 142, 11-30.

6 Despret, V. (2017). Au bonheur des morts: Récits de ceux qui restent. La Découverte. 

7 Ibid.

8 Ibid.

9 Ibid.

10 Gilbert Simondon, « L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information » Jérôme Million, Paris, 2005, p250

11 Magali Molinié, « Faire les morts féconds », Terrain, 62, 2014, p72

12 Despret, V. (2017). Au bonheur des morts: Récits de ceux qui restent. La Découverte. 

13 Ibid.

14 Ibid.

15 Despret, V. (2012). Penser par les effets. Des morts équivoques. Études sur la mort, 142, 31-49.

16 Despret, V. (2017). Au bonheur des morts: Récits de ceux qui restent. La Découverte. 

17 Hardy, L. (2012). La trace. De la mort visible à la mort invisible, de l'inacceptable à l'acceptable... et inversement. Études sur la mort, 142, 51-64.

18 Analyse rédigée par Amandine Bernier.

 

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