Analyse 2025-06

Presque tous les partis sont d’accord pour supprimer le statut de cohabitant, vestige patriarcal d’après-guerre et vecteur d’inégalités socio-économiques. Une vingtaine d’associations militent pour cette suppression, rassemblées autour de la plateforme « Stop Statut Cohabitant » depuis 2020. Couples et Familles examine pourquoi ce statut existe toujours et s’il ferait mieux de disparaître.

En Belgique, 584 478 personnes bénéficieraient d’un taux cohabitant pour une aide sociale1. C’est-à-dire que le montant de leurs allocations (chômage, RIS…) est inférieur à celui des autres bénéficiaires du fait qu’ils habitent sous le même toit qu’au moins une autre personne. L’organisme de paiement octroie ce taux quand il considère que les bénéficiaires tirent un avantage économique de la cohabitation : qu’ils soient parents, en couple, amis ou parfaits inconnus, pourvu qu’ils vivent sous le même toit et gèrent principalement ensemble les questions ménagères. Le montant final de l’aide octroyée peut d’ailleurs varier en fonction des ressources des autres habitants. Une situation qui paupérise une partie de la population et complique les perspectives de vivre-ensemble.

Peut-on définir clairement ce qu’est le statut de cohabitant ?

La législation en matière de chômage sert de jalon : « Par cohabitation, il y a lieu d'entendre le fait, pour deux ou plusieurs personnes, de vivre ensemble sous le même toit et de régler principalement en commun les questions ménagères2». La doctrine juridique se réfère à la situation de cohabitation plutôt qu’au statut de cohabitant, expression néanmoins courante, pratique pour désigner la réalité multiple des taux cohabitant calculés différemment pour chaque aide.

Pourquoi les taux cohabitant existent ?

Les crises socio-économiques successives qui clôturent les trente glorieuses ont débouché sur une réforme de l’aide sociale. La « loi Minimex » du 7 août 1974 instaure le droit à un revenu minimum pour tous. Mais, contrainte par des mesures d’austérité, la loi conditionne ce revenu à la situation familiale. La « loi D’Hoore » du 29 juin 1981 réforme l’ensemble de la sécurité sociale, étend ce principe aux allocations de chômages (alors illimitées dans le temps) et fixe les trois catégories d’allocataires encore d’usage : « cohabitant, isolé, chef de famille ». En 1991, le taux cohabitant s’applique aux indemnités de maladie et d’invalidité. En 2001, à la garantie de revenu aux personnes âgées. D’année en année, l’État a de plus en plus engagé la solidarité des ménages pour soutenir l’économie, sans s’adapter aux multiples situations socio-économiques, à l’évolution des modèles familiaux et des modes de logement.3

Bref panorama

En Belgique, en 2025, le revenu d'intégration sociale4 et la garantie de revenu pour personnes âgées5 peuvent voir leurs montants varier selon les ressources de toutes personnes vivant avec le bénéficiaire. Les allocations pour personnes handicapées6 tiennent compte des revenus des parents, mais considéraient, avant 2021, aussi ceux du partenaire : on aura aboli ce qu’on appelait alors « le prix de l’amour7 ». Pour les allocations de chômage8 et les indemnités d'incapacité de travail9, un taux spécifique s'applique aux bénéficiaires après un certain temps. Pour chacune de ces aides, les taux cohabitants sont en moyenne un tiers moins élevés que les taux isolé.

Petit précis d’injustice financière et sociale

Les loyers sont chers et il devient nécessaire de les partager pour de plus en plus de monde. Quelques 300 000 Belges prisent ainsi la vie à plusieurs.10 Une prise de risque potentielle.

L’ONEm et les CPAS ont vite fait de présumer une situation de cohabitation sur base de la composition de ménage. Les colocataires peuvent en faire les frais. Ils doivent savoir qu’une décision d’octroi au taux cohabitant peut faire l’objet de recours au sein de l’organisme puis au Tribunal du Travail. Il appartient toutefois aux colocataires de prouver qu’en dépit du fait de vivre sous le même toit, ils ne gèrent pas principalement ensemble les questions ménagères.11 Le « pacte de collocation », obligatoire en Wallonie, permet de mieux définir qui est responsable de quoi, mais il faut faire attention aux termes de la clause de solidarité souvent présente.12 Fort heureusement, notre jurisprudence montre qu’il est possible de casser une décision d’octroi du taux cohabitant.13 Mais les colocataires sont souvent mal informés.

De même, les habitats groupés et solidaires émergents souffrent d’un manque de cadre juridique. Certains seniors allocataires sociaux évitent d’accueillir un locataire par peur de voir leur allocation réduite.14 Une entrave à la préservation de leur autonomie.

Couples et Familles plaide pour sensibiliser les colocataires aux procédures de défense face à la présomption de cohabitation des organismes de paiement, à grand renfort de campagnes nationales d’information et par une visibilité accrue de l’aide juridique de deuxième ligne (avocats pro deo). Rappelons aussi qu’il est judicieux de décrire d’emblée comment sont traitées les questions ménagères dans le pacte de colocation : chacun achète ses articles ménagers et fait son ménage, chacun achète sa nourriture et cuisine pour lui-même, repasse son propre linge, sort ses propres poubelles, etc.

La « menace des taux cohabitant » plane aussi sur les droits des familles. Parmi les allocataires des CPAS, on compte bon nombre de parents solos avec un enfant à charge. Or, si deux parents solos viennent à cohabiter, le CPAS ne reconnaîtra la charge de famille qu’une fois pour le ménage : si l’un des deux est salarié, l’autre percevra le taux cohabitant, s’ils sont tous deux allocataires, ils percevront chacun la moitié du taux « avec charge de famille ».15 Couples et Familles dénonce une entrave à la vie de couple et une discrimination envers les familles recomposées.

Pourquoi le statut de cohabitant est maintenu ?

La gauche et le centre sont globalement favorables à la suppression du statut de cohabitant et à l’individualisation des droits sociaux. Le MR n’est pas contre la suppression mais refuse une individualisation des droits. Les nationalistes flamands s’opposent aux deux idées. La question du coût freine le débat, les estimations oscillent entre 1,9 et 10 milliards d’euros. Pour cela, le CD&V préfère des ajustements à une suppression.16 Mais d’autres freins subsistent.

Par opposition aux taux cohabitant, les taux isolé se révèlent avantageux. Pour s’assurer un revenu plus élevé, certain·es font semblant d’habiter seul·es : c’est la fraude sociale à la domiciliation17. Les fraudeurs sont dans le collimateur de l’ONEm, qui doit intensifier sa lutte, notamment par « des contrôles systématiques répétés de la situation familiale18 » incluant la visite d’inspecteurs sociaux sur le terrain. Si certains dénoncent une intrusion dans la vie privée, la NVA plaide pour la systématisation des contrôles.19

Le MR dit craindre le piège à l’emploi : la faible différence entre les taux isolé et les bas salaires inciterait plusieurs bénéficiaires à refuser un emploi. Le MR refuse d’individualiser les droits sociaux par crainte que cela renforce le phénomène.

Cohabitons !

Les taux cohabitant sont inférieurs car ils compensent les économies d’échelle : le partage des frais quotidiens, de l’équipement ménager et des tâches domestiques. Certes, une personne qui les assume seule a besoin de plus d’aides que celles qui, dans les faits, s’en répartissent le coût et la charge. Néanmoins, la différence de taux est telle que cela en dissuade plus d’un de s’installer en couple et complique le choix d’un mode de vie communautaire. Où va-t-on si le fait même de cohabiter nuit au vivre-ensemble ?

Pour Couples et Familles, la rigidité du système actuel, l’inégalité des droits entre cohabitants, le risque de paupérisation des foyers, l’entrave à la vie familiale et sociale et la menace d’une société de contrôle sont autant de bonnes raisons pour réorganiser le statut de cohabitant. Une suppression pure et simple avec un alignement au taux isolé engendrerait de nouvelles discriminations (isolés lésés) ainsi qu’une surcharge de travail considérable pour les services sociaux, déjà en surrégime. Ne vaudrait-il pas mieux instaurer d’abord un revenu minimum universel, qui combattrait ces injustices et simplifierait l’administration en remplaçant les aides sociales par un même montant décent ? Il serait ensuite ajusté équitablement (vers le haut!) au cas par cas. L’argument de l’allocataire profiteur n’aurait ainsi plus de prise sur nos lois ni sur le moral des citoyens, et la fraude perdrait de son intérêt.

En l’attente du meilleur des mondes, une redéfinition du concept est nécessaire à la lumière des évolutions sociétales : les nouveaux modèles de cohabitation, notamment solidaires, ont besoin d’un meilleur cadre légal et l’amour devrait ne plus avoir de prix pour personne.20

 


 

1 Cour des Comptes, « Alignement des allocations pour cohabitants sur les allocations pour personnes isolées », 11/09/2023, p. 59. En ligne : www.ccrek.be.

2 Arrêté ministériel du 25 novembre 1991. En ligne : wallex.wallonie.be.

3 Ariane Estenne et Sarah de Liamchine, « Application du statut de cohabitant.e, injustice sociale et aggravation des inégalités », analyse de INES, sur inesthinktank.be, 05/2024      (page consultée le 29/04/2025).

4 Droits quotidiens, « Dans quels cas suis-je considéré comme cohabitant pour le RIS », sur www.droitsquotidiens.be, 13/02/2025 (page consultée le 29/04/2025).

5 Service fédéral des pensions, « La garantie de revenus aux personnes âgées (GRAPA) », sur www.sfpd.fgov.be, s. d., (page consultée le 29/04/2025).

6 Service public fédéral de sécurité sociale, « Logement et situation familiale », sur handicap.belgium.be, 07/07/2023 (page consultée le 29/04/2025).

7 Strada Lex, « Le prix de l’amour est supprimé », dans www.stradalex.com, 26/03/2021 (page consultée le 15/05/2025).

8 ONEM, « Quelle est votre situation familiale ? », fiche T147, sur www.onem.be, 01/02/2025 (page consultée le 29/04/2025).

9 INAMI, « Impact de votre situation familiale sur le montant de votre indemnité d’incapacité de travail », sur www.inami.fgov.be, s. d. (page consultée le 29/04/2025).

10 Julien Dupont et al., « La colocation : un logement accessible à tous ? », Bruxelles : CPCP, 2014, p. 1. En ligne : www.cpcp.be.

11 Yves Martens, « Ne pas confondre domiciliation et cohabitation », dans Contrastes, 07/2019, p. 6-7. En ligne : www.asbl-csce.be

12 Johan Van De Voorde, « La catégorie du cohabitant en droit de la sécurité sociale », dans Revue belge de sécurité sociale, 2022/2, p. 183. En ligne : socialsecurity.belgium.be.

13 Arrêt du 9 octobre 2017 de la Cour de Cassation. En ligne : luttepauvrete.be.

14 Aurore Kesch, « Seniors en milieu rural », dans Plein Soleil, 02/2025, p. 6.

15 Droits quotidiens, op. cit. : 4.

16 July Robert, « Statut de cohabitant : 40 ans de trop », dans revuenouvelle.be, 12/2022 (page consultée le 29/04/2025).

17 Chef de corps Claude Bottamedi, « Fraude sociale à la domiciliation : que risque-t-on ? », dans www.police.be, 06/09/2022 (page consultée le 29/04/2025).

18 Service d’information et de recherche sociale (SIRS), « Plan d’action de lutte contre contre la fraude sociale 2025-2026 », p. 78. En ligne : www.siod.belgie.be.

19 July Robert, op. cit. : 16.

20 Analyse rédigée par Olivier Monseur.

 

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