Analyse 2007-15

Les alicaments -ces produits alimentaires industriels censés avoir des effets bénéfiques sur la santé- envahissent les rayons des supermarchés. Faut-il y voir un intérêt sanitaire ou de simples intérêts commerciaux ?


Yaourts enrichis pour rétablir le transit intestinal, pour lutter contre l’excès de cholestérol, pour établir la solidité et la croissance osseuse, pour une belle peau enrichie de l’intérieur ; barres vitaminées ; lait enrichi en fer et calcium ; Å“ufs aux Oméga 3... Ce nouveau type de produits alimentaires s’est installé dans nos magasins et nos caddies, on les appelle « alicaments » (ou aliments fonctionnels). Comme leur nom l’indique (par contraction des mots aliment’ et médicament’), les alicaments sont des aliments enrichis artificiellement en nutriments divers ou appauvris en composants néfastes, auxquels on prête une vertu bénéfique pour la santé. Ces produits ne sont cependant pas issus de laboratoires pharmaceutiques, mais bien de centres de recherche de l’industrie de l’agro-alimentaire.


Les alicaments font partie d’une tendance alimentaire observée depuis les années 80, lorsque l’allégé a fait son apparition dans nos grandes surfaces. Depuis, les industries agro-alimentaires n’en finissent pas d’inventer encore et encore des produits censés nous aider à rester en bonne santé. Et si aujourd’hui l’alicament ne représente encore qu’un faible pourcentage de nos achats, on parle déjà d’une croissance de l’ordre de 20% par an [1] . Il s’agit donc bien d’un phénomène de société indispensable à observer et à analyser.


La stratégie « alicamentaire »


Prenons un exemple de produit afin de comprendre le phénomène, la stratégie marketing dont il fait l’objet et ce que cela implique. Pour ce faire, nous avons choisi un des « produits-santé » [2] de la multinationale Danone ; ce produit s’appelle « Actimel ». Il représente bien la gamme de produits « alicamentaires » qui envahissent les rayons des supermarchés. Notamment par le fait qu’il y a un jeu sur l’ambiguïté entre les propriétés et les codes des aliments, d’une part, et des médicaments de l’autre.
Il s’agit d’un produit qui se présente comme un aliment. Il se trouve dans les rayons frais des grands magasins, parmi les yaourts, et non dans un rayon particulier consacré à la parapharmacie. Le goût et le plaisir que provoque la consommation de ce produit sont aussi des éléments sur lesquels communique Danone (dans les publicités, sur le site Internet). On n’hésite alors pas à parler d’univers gustatif du produit et d’un goût comparable à la complexité d’un vin. Mais au-delà de ces éléments, le produit revêt les codes relatifs aux médicaments. Il y a, par exemple, une posologie précise (il est recommandé d’en prendre tous les jours et lors d’un repas pour l’intégrer dans une consommation quotidienne). Ensuite, il y a son ferment actif issu du centre de recherche Danone et protégé par un brevet ; le « L. Casei Immunitas » (on imagine facilement que les sonorités latines de ce nom ont été choisies pour évoquer le milieu scientifique et renforcer l’effet publicitaire « scientifiquement prouvé »). En ce sens, ce produit représente bien les stratégies dont relèvent les alicaments. Notons aussi que l’Actimel n’a pas été créé (comme certains autres alicaments) en vue de cibler une certaine catégorie de personnes (la margarine pour les gens qui souffrent d’un excès de choléstérol, par exemple). Il a été inventé de toutes pièces et la firme a créé un nouveau besoin pour favoriser la consommation de son produit : celui de renforcer ses défenses naturelles.


Quelle efficacité ?


Au-delà du fait que ce genre de produits relève de stratégies marketing puissantes, il faut aussi se demander si ce type l’aliments fonctionnels améliorent réellement telle ou telle fonction physiologique ou possèdent une action bénéfique. A ce propos, rien n’est moins sûr... L’intérêt d’une augmentation artificielle des nutriments pour atteindre les apports journaliers recommandés (non couverts par une alimentation diversifiée et équilibrée, ce qui est recommandé) reste relatif. De plus, d’un point de vue médical, il n’existe aucun aliment (retravaillé ou non) qui, pris isolément, peut avoir une action thérapeutique sur une maladie [3] .


Il faut aussi savoir que la nutrition humaine est une science complexe et qu’on ne peut pas l’assimiler à une série de nutriments que l’on pourrait doser au milligramme et au nombre de gouttes à prendre tous les jours. De plus, le surdosage de ces alicaments n’est pas non plus dénué de risques. Les oligo-éléments sont des métaux lourds et s’ils entrent bien dans l’organisme, ils ont du mal à en sortir. Un excès (de vitamine A ou D, par exemple) peut alors provoquer une accumulation dans le corps et une intoxication. « Autrement dit, si vous vous shootez au zinc pour doper votre immunité, vous aurez une chute de fer dans le sang. Or, le fer joue un rôle majeur dans la lutte contre les infections ! Paradoxal... » [4] .


A ce propos, une directive européenne interdit les producteurs d’alicaments de communiquer sur leurs produits en se référant à de la prévention, un traitement ou la guérison de maladies (afin de justement protéger les consommateurs de cette vision de la nutrition véhiculée) [5] . Ce n’est pas le cas dans d’autres pays (Japon et Etats-Unis, par exemple) où l’on peut se procurer en grande surface des produits tels que le chewing-gum contre le rhume ou autres boissons énergétiques contre le cancer.


Pour terminer, il faut surtout insister sur le fait que même si certains éléments présents dans ces produits sont effectivement bons pour la santé, on peut trouver ces éléments dans l’alimentation en tant que telle (pour autant qu’elle soit variée). Cela revient tout simplement à dire qu’il n’y a rien de tel que le saumon pour un apport en Oméga 3, plutôt que des Å“ufs pondus par des poules nourries aux extraits d’algues et de poissons. Il faut tout de même respecter une certaine logique...


L’alimentation et la pensée magique


Selon certains chercheurs en sciences humaines, l’alimentation, par son processus d’incorporation de la nourriture, est une des activités humaines les plus propices à la pensée magique [6] . Pour l’individu qui mange, l’aliment s’introduit alors à l’intérieur de l’organisme au sens matériel du terme, mais aussi au sens idéel. Le mangeur moderne serait alors aux prises de son imagination et d’une certaine pensée magique. Cette pensée proviendrait de représentations magiques plus personnelles, mais aussi de celles véhiculées par la publicité, relayées par les médias. Il est par exemple évident que les publicitaires d’Actimel jouent sur le côté « potion magique » de ce produit. Dans la publicité qui passe à la télévision, une fois que la petite fiole est avalée, la personne trouve immédiatement un autre éclat et un mieux-être (symbolisés par une image qui devient plus nette).
Le sociologue Claude Fischler [7] étudie les liens entre imaginaire et alimentation et rapporte la manière dont les industriels jouent sur certaines symboliques de l’alimentation. Par exemple, il n’est pas étonnant que les alicaments à base de produits laitiers (à base de lait, la nourriture primordiale, fournie par la mère nourricière) prolifèrent car l’on joue sur les représentations bénéfiques relatives à cette substance.


Une nouvelle pathologie alimentaire : l’orthorexie


Dans ce nouveau contexte alimentaire, certains psychologues ont mis en avant une pathologie relevant d’un trouble alimentaire [8] d’une autre nature que ceux que l’on connaît déjà (boulimie et anorexie). Ce nouveau type de désordre alimentaire a été étudié et isolé par le Dr Steve Bratman : il s’agit de l’orthorexie [9] . L’orthorexie est une addiction à la nourriture saine, « (...) une fixation quasi pathologique sur la recherche de nourriture appropriée » [10] . Comme dans les autres formes de maladies liées à des troubles alimentaires, la nourriture prend une place excessive dans la vie de ceux qui en sont atteints.


On constate que, aiguillonnés par une multitude de principes alimentaires et nutritionnistes, un nombre grandissant de nos contemporains se fixent ainsi pour but de manger extrêmement sain. Un orthorexique consacre l’entièreté de son temps à l’organisation, la recherche, la sélection et la consommation de nourriture. Il s’agit, par exemple, de la personne qui refuse d’avaler un légume qui a quitté la contact avec la terre depuis plus de 15 minutes ou de la personne qui prend 12 petits repas par jour (constitué d’un seul aliment à chaque fois) et qui consomme plus de 80 compléments alimentaires par jour. Les orthorexiques se fixent des règles alimentaires strictes et mettent en place un arsenal de contraintes portant sur la nature, les modalités et le rythme de la nutrition.


On remarque que dans nos sociétés, les questions symboliques, les malaises psychologiques et leurs expressions sociales peuvent se concentrer sur l’acte de se nourrir (la multiplication des troubles liés à l’alimentation peuvent en attester) [11] . Dans notre cas, l’orthorexie est une réponse identitaire au non-sens de notre société d’abondance et de consommation. La profusion alimentaire a fait apparaître un problème de type nouveau : choisir parmi l’abondance. Cet extrémisme alimentaire serait alors un abri dans lequel se réfugient des personnes affolées et perdues suite à l’effondrement des pratiques alimentaires traditionnelles. Le comportement orthorexique témoigne d’un désir d’ordonner une offre consommatoire (choisir parmi l’abondance) qui n’obéit à aucune règle ni valeur sinon celle du marché (un ordre que la publicité ne peut apporter).


Pour conclure


Il est donc important d’avant tout s’approprier ou se réapproprier sa santé et son alimentation, sans tomber dans l’excès, en consommant avant tout une alimentation variée et équilibrée. Il faut donc prendre et reprendre du plaisir à manger, sans tomber dans le panneau de ces « alicaments » qui ne sont, dans la plupart des cas, que des concepts de ventes et de marketing [12] .

 

 


[1] « Alicament, aliment miracle ? » de C. Leymerie, Psychologies, 2001.
[2] Terme utilisé par la firme, qui ne veut pas que son produit soit assimilé à un alicament.
[3] Par contre, l’alimentation (de manière plus globale) peut participer à la prévention et au traitement de certaines maladies.
[4] « Alicament, aliment miracle ? » de C. Leymerie, Psychologies, 2001.
[5] Depuis le 1er juillet dernier, il existe un nouveau cadre légal européen. Celui-ci permet, par exemple, de pouvoir faire retirer des mentions abusives sur l’étiquette de certains produits enrichis.
[6] Il ne faut pas reléguer la pensée magique au passé, aux sociétés traditionnelles ou encore aux mythes ; on remarque que ce thème est plutôt fort moderne.
[7] « L’homnivore », de Claude Fischler, aux Editions Odile Jacob, 2001.
[8] voir à ce propos « Dérives alimentaires », le dossier 73 des Nouvelles Feuilles Familiales
[9] Attention, l’orthorexie n’est pas encore reconnue comme un désordre alimentaire réel par les spécialistes de la branche. Elle ne figure pas dans les ouvrages spécialisés traitant des désordres alimentaires et aucune association nationale de l’alimentation n’a reconnu son existence. Mais les travaux de Bratman ont suscité beaucoup de réactions et certains professionnels du milieu s’accordent à penser que cette nouvelle pathologie existe bel et bien et qu’elle mérite sa reconnaissance.
[10] Steven Bratman, cité dans « Nouvelles obsessions alimentaires : l’orthorexie, une névrose culturelle ».
[11] Patrick Denoux « Nouvelles obsessions alimentaires : l’orthorexie, une névrose culturelle ? »
[12] Cette analyse a été réalisée par Marie Gérard, Couples et Familles

 

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