Analyse 2010-13

Les programmes télé proposent des émissions culinaires à toutes les sauces. Que signifie ce succès ? Un intérêt nouveau pour la bonne cuisine, un besoin de convivialité familiale ou encore autre chose ?


Il devient de plus en plus difficile d’ouvrir son poste de télévision et de zapper un peu sans tomber sur l’une ou l’autre émission culinaire. Bien sûr, il y a toujours eu des livres de recettes et les émissions culinaires ne datent pas d’aujourd’hui. Elles avaient généralement dans le passé un aspect didactique. Une recette abordable par un public non spécialisé, expliquée simplement, images à l’appui. Mais depuis quelques années, on a assisté à un certain emballement. Non seulement les émissions sont plus nombreuses, mais elles proposent des préparations dont la présentation tient parfois de la prouesse ou de l’Å“uvre d’art. Cela a commencé par « Un dîner presque parfait », puis on a eu droit à « Master Chef » et « Top Chef ». Et même des fictions sur le même registre avec « Les Toqués ». Que l’on apprécie ou pas et quelle que soit l’opinion que l’on porte sur ces différentes émissions, une chose est certaine, l’univers de la gastronomie retient l’intérêt. Mais pourquoi ces programmes attirent-ils tant de spectateurs ?


Le goût des bonnes choses, de la convivialité


Le premier type d’explications tient sans doute au contexte social et culturel dans lequel nous vivons. On peut y relever deux aspects déterminants.D’une part, à côté du fast-food industriel auquel la plupart des personnes recourent pour la facilité et la rapidité, le midi en tout cas quand on est au boulot, voire le soir quand on n’a pas beaucoup de temps, se développe un attrait pour les bons produits, les produits bios, les produits locaux, la cuisine au naturel, le slow-food, etc. Un peu en réaction ou en compensation. Les pizzas surgelées la semaine, mais des petits plats préparés quand on a le temps. La cuisine industrielle au quotidien, mais des produits bios le week-end. Le supermarché pour les grosses courses, mais le marché quand on peut se le permettre. Ce succès de émissions culinaires s’expliquerait donc de manière un peu paradoxale : on n’a plus vraiment le temps de cuisiner au jour le jour et on voue donc un culte de plus en plus grand à la cuisine recherchée, parce qu’elle nous manque.


Un autre élément à mettre en avant est la convivialité qui est presque automatiquement liée à la bonne cuisine. Cet aspect était très développé par exemple dans « Un dîner presque parfait » puisque les participants s’invitaient à tour de rôle et que l’aspect d’accueil et d’animation de la soirée prenait une place importante. Ici aussi, le tableau des pratiques sociologiques contemporaines pourrait se dessiner en contrastes marqués. On dit que les familles fonctionnent de plus en plus souvent avec le frigo et le micro-ondes : chacun se choisit ce qui lui plaît dans le frigo (respect des particularités de chacun oblige) et se réchauffe ce qu’il souhaite quand cela l’arrange et le consomme souvent sur un plateau, devant la télé. Les horaires des uns et des autres sont parfois tellement différents que la vie de famille devient très théorique. Ici aussi, la réalité de tous les jours nourrit sans doute des aspirations à vivre autre chose, au moins lors de moments privilégiés. On rêve de repas de famille qui s’éternisent, de petits plats préparés amoureusement, de dîners aux chandelles en amoureux… En quelque sorte, les relations sociales sont souvent anonymes ou marquées par la compétition, les familles connaissent de nombreux conflits, séparations et recomposititions et sont marquées par l’individualisme… et nous rêvons de la famille rassemblée autour de la table ou d’une grande tablée d’amis.


Télé-réalité ou cuisine


Mais l’explication du succès des émissions culinaires par le goût pour les bonnes choses et la convivialité ne tient pas la route si l’on prend en compte les dernières émissions qui sont apparues sur les écrans, comme Master Chef. En effet, dans ce cas, difficile de prétendre que cela aide à préparer un bon repas. Comme le dit Frédéric Antoine, professeur de communication à l’UCL : « On fait croire au gens qu’on leur apprend à cuisiner, mais la belle époque des chefs cuisiniers venant sur le plateau expliquer la recette aux téléspectateurs est révolue. Sauf dans quelques émissions, on a perdu le côté pédagogique, l’explication de la recette. Aujourd’hui, ce qui intéresse les gens, c’est de voir untel cuire des oignons. Le voyeurisme ou le désir de changer de vie sont les nouvelles dynamiques des programmes télévisés. La compétition prime. Et là où ça devient très fort, c’est que ça nous donne une illusion de coaching, d’évolution et de progrès, mais en réalité il n’y a aucun apprentissage. Dans la plupart des cas, le téléspectateur n’est même pas en mesure de pouvoir reproduire la recette. Les interventions ponctuelles de personnalités de la cuisine crédibilisent le tout mais au final, ce n’est rien de plus que de la téléréalité[i] ».La télé ne ferait donc que de jouer sur les cordes sensibles de l’aspiration à une alimentation raffinée et à une convivialité chaleureuse pour faire de l’audience, en proposant en fait une compétition féroce entre candidats et une intrusion dans la vie quotidienne de personnes ordinaires qui permet aux téléspectateurs de s’y identifier. Dans Master Chef, on assiste un peu au même phénomène qu’avec la Star Académy : de la même manière que monsieur et madame tout le monde pouvaient devenir des stars du show-biz en se pliant à une formation éclair et à toutes les vexations qui y étaient liées, on peut aussi devenir un grand chef en quelques semaines… pour autant que l’on soit capable de supporter beaucoup (si on pleure, c’est bon pour l’audimat).


Une vision déformée du secteur


Evidemment, on l’aura compris, on ne se trouve plus ici dans le champ de la cuisine familiale mais du côté des chefs et des restaurants plus ou moins étoilés. Certains professionnels du secteurs se réjouissent de voir leur travail ainsi glorifié au même titre que les arts du spectacle. Quelle reconnaissance pour ce secteur souvent difficile, aux horaires décalés, au stress quasi permanent !D’autres au contraire, comme ce fut le cas pour la Star Academy et autres émissions du même tonneau, crient à la supercherie. Eric Boschman, ancien restaurateur, porte un avis plutôt tranché sur ces émissions culinaires, en tout cas celles du créneau télé-réalité. « Je pense globalement que c’est plus de la télé que de la réalité. Une émission comme Master Chef me fait rigoler, tant elle tronque la réalité. Ce n’est pas en trois mois que l’on devient chef, ce n’est pas en trois mois non plus que l’on ouvre un restaurant… Il y a quelques semaines, un jeune qui avait participé à l’émission Mijn Restaurant en Flandre s’est suicidé ! Je crois que c’est important à le souligner. Il faudrait faire une émission sur ces candidats cinq ou dix ans plus tard pour voir ce qu’ils sont devenus»


Quels impacts sur la population ?


Face à un tel succès (les audiences de Master Chef, par exemple, ont dépassé toutes les attentes, avec plus de 30% de parts de marché), on peut se demander quel est l’impact de telles émissions sur le public.


On peut en tout cas remarquer que ces émissions s’insèrent dans un courant commercial beaucoup plus vaste. Les formations et cours de cuisine se multiplient, les rayons des librairies regorgent depuis quelques années de livres de recettes en tous genres, qui présentent au moins l’avantage, au moment des fêtes, de donner une idée de cadeau facile quand on ne sait que mettre sous le sapin. Il y en a de tous les formats, pour tous les prix, tous les types de cuisines. En coffrets cadeaux avec un bouteille de vin, un flacon d’huile ou un pot d’épices, en fiches détachables, en encyclopédies, etc. Cette vogue a donc certainement un impact commercial direct, soutenu par les émissions télés et leurs produits dérivés.


Cela provoque peut-être aussi des vocations vers les métiers de bouche. Cela n’est pas négligeable quand on se lamente régulièrement que les candidats pour les professions techniques ne sont pas assez nombreux. C’est le même phénomène que le mouvement vers les études de criminologie suite aux séries policières d’investigation et que l’attrait pour le tennis quand Kim Clijsters et Justine Henin se baladent en tête des classements ATP. Reste à ce que ces vocations ne se fondent pas sur des illusions, car le secteur emploie beaucoup de personnel, mais dans des conditions horaires, de pénibilité et de salaires pas toujours flamboyantes. Tous les restaurateurs n’ont pas un enseigne prestigieuse, où il faut réserver plusieurs semaines à l’avance et il y a plus de commis et de plongeurs que de grands chefs.


En se rapprochant de la sphère de la vie familiale, on peut espérer que ces émissions incitent aussi le public à une plus grande attention envers les produits consommés. Beaucoup insistent en effet, même si ce n’en est pas le ressort principal, sur l’importance de la qualité des produits de départ, sur leur fraîcheur, sur le fait d’utiliser des produits locaux et de saison, sur l’attention à une alimentation équilibrée, etc. A moyen terme, cela pourrait modifier un tant soit peu la manière de consommer des familles.


Autre bénéfice que l’on peut espérer, l’augmentation de la convivialité. Même si c’est un peu par jeu ou par mode, porter plus d’attention aux repas donne l’occasion de passer plus de temps assis à table. Et quel meilleur lieu pour parler, pour communiquer, pour prendre du bon temps ? Si la mode du cocooning provoque une augmentation de la communication dans les couples et les familles, ce ne sera déjà pas mal.Même chose entre amis. On sait que le réseau social et amical est un des facteurs de réussite et de longévité des couples. Si des amis se mettent à s’inviter comme dans « Un dîner presque parfait » pour faire découvrir leurs meilleures recettes, c’est tout bénéfice également pour la santé relationnelle de tous.


En conclusion : à prendre et à laisser


Bref, comme dans de multiples domaines, une réaction critique sera la meilleure attitude. Pourquoi ne pas prendre du plaisir à une émission télé, même si l’on sait que ce n’est pas la vraie vie mais un spectacle ? Pourquoi ne pas se laisser aller au courant à la mode, tant qu’on essaie d’en prendre les bons côtés tout en ne se laissant pas trop manipuler par toute la machine commerciale qui l’accompagne ? Une mode rejoint souvent des aspirations inassouvies. Essayons d’y répondre sans être manipulés[ii].

 



[i] In L’Avenir du 30 octobre 2010.

[ii] Analyse rédigée par José Gérard.

 

 

 

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