Analyse 2013-04

Ces dernières années, tempes grisonnantes et visages d’âge mûr fleurissent dans les médias, sur les panneaux publicitaires, dans les spots télévisés. En politique, le vieillissement de la population est une préoccupation majeure. Dans certains secteurs économiques, le nombre croissant de personnes âgées est perçu comme une véritable opportunité.  


Etat des lieux démographique


Actuellement, notre société est le théâtre d’une profonde mutation démographique : le vieillissement de la population. Le phénomène est connu et observé de près par les Etats. Des études sont menées sur les plans statistique, économique, social afin de prévoir les changements structurels nécessaires à cette mutation. Il s’agit d’un phénomène mondial, plus ou moins développé selon les régions du monde et leur développement économique.


Plusieurs éléments expliquent ce bouleversement de la pyramide des âges :

  • Dans les pays occidentaux, les décennies qui ont suivi la seconde guerre mondiale ont connu une croissance importante de la natalité. La dénomination de cette période est d’ailleurs éloquente : babyboom ! Aujourd’hui, les « babyboomers » commencent à gonfler les rangs des seniors.
  • Dans les années 70, la natalité commence à chuter, ce qui amène à une diminution relative des jeunes par rapports aux aînés.
  • Parallèlement, l’espérance de vie n’a cessé d’augmenter. Nous découvrions récemment dans la presse belge que dans notre pays, sans distinction de sexe, l’espérance de vie avait franchi le cap des 80 ans [1]. Dans toute l’Europe, c’est plus ou moins l’âge que peuvent espérer atteindre les citoyens. Les progrès médicaux, l’amélioration des conditions de vie, l’alimentation… et la paix ont considérablement réduit le taux de mortalité dans la population.

D’ici 2050, la proportion du groupe des plus de 60 ans avoisinera les 37% en Europe. En Belgique, en 2000, ce groupe représentait 21,8% de la population. En 2050, on estime qu’il représentera 32,5% de la population [2]. Au cours des prochaines années, la proportion des seniors au sein de la population augmentera donc significativement, à mesure que les « babyboomers » avanceront en âge et que l’espérance de vie s’améliorera.


Le vieillissement de la population représente le défi du XXIe siècle. Pour les pouvoirs publics, le financement des retraites et le coût des soins de santé, entre autres, sont un véritable casse-tête. Pour soutenir l’économie, certains états mettent en place des mesures à destination des entreprises afin de favoriser le développement d’activités économiques visant les seniors. Ces mesures ont deux effets. D’une part, elles encouragent l’activité économique. D’autre part, indirectement, elles permettent le développement de produits ou de services spécifiquement conçus pour les seniors.


En France, par exemple, la Direction Générale de la Compétitivité, de l’Industrie et des Services a demandé au CRéDOC une étude sur l’impact du vieillissement de la population sur les biens de consommation [3]. Malgré le poids démographique des plus en plus important des seniors, l’activité économique continue de préférer valoriser la jeunesse. Il est vrai que culturellement, nos sociétés occidentales attribuent des valeurs, des qualités plutôt positives pour ce qui relève de la jeunesse tandis que les perceptions associées à la vieillesse sont plutôt négatives.


A l’horizon 2015, le CRéDOC estime que le poids des seniors dans les dépenses de consommation dépassera 50%, autrement dit, davantage que leur poids démographique. Cette estimation pourrait être transposée dans les mêmes proportions en Belgique, sans exagération, et elle est du même ordre pour l’ensemble des pays confrontés au vieillissement de leur population.


Ces perspectives en matière de consommation ne peuvent plus être ignorées des acteurs du monde économique. Malgré leurs craintes de vieillir leur image et d’y voir associés des attributs négatifs, l’opportunité d’investir de nouveaux eldorados de la consommation est tellement prometteuse de croissance qu’ils s’y prêtent de plus en plus nombreux. Certains, loin de perdre le Nord, les épaulent dans leur aventure et dissèquent les différents facteurs et mécanismes mentaux qui guident les comportements d’achat du consommateur âgé : les marketeurs senior.


A propos des stratégies marketing senior : pour ne pas vieillir naïf !


Depuis quelques années, certains ont décelé le fort potentiel de croissance que représente le marché des seniors. Dans le milieu académique, comme Denis Guiot [4], ou sur le terrain, comme Frédéric Serrière [5], ils apportent des outils multidisciplinaires (sociologie, psychologie, marketing, etc.) pour mieux comprendre cette catégorie particulière de la population que sont les seniors.


Il ressort des études déjà menées une nécessité de distinguer le groupe des seniors sous différents angles. On entend par senior la part de la population de 50 ans et plus. Etant donné la longévité possible aujourd’hui, cela représente une catégorie assez large où il n’est pas rare de dépasser les 80 ans. Les marketeurs ont donc établi des sous-catégories [6].

  • Les happy-boomers (50 – 60 ans) : ce sont les enfants du babyboom qui a suivi la seconde guerre mondiale. Ils ont connu « mai ‘68 », ils ont évolué avec la société de consommation et les innovations technologiques. Les plus jeunes sont encore actifs professionnellement ou les autres tout fraîchement retraités. Ils vivent le départ progressif de leurs enfants et l’entrée de leurs parents dans le grand âge. Ils connaissent les premiers signes du vieillissement en termes de santé, mais sont globalement en bonne forme physique. Ils bénéficient de revenus élevés car ils ont clôturé leurs emprunts, perçoivent toujours un salaire, n’ont plus la charge de leurs enfants et sont parvenus à épargner.
  • Les libérés (60 – 70 ans) : ce sont les enfants de la Libération, ils sont désormais à la retraite et bénéficient de temps libre pour profiter de loisirs. Ils voyagent, font des sorties culturelles. Ils conseillent leurs enfants dans leur installation et les aident parfois financièrement.
  • Les paisibles (70 – 80 ans) : ce sont les véritables seniors. Ils sont souvent encore en couple. Leurs ressources financières sont relativement élevées, mais ils consomment moins. Les sources de dépenses sont principalement l’alimentation, le logement et la santé. Ils ne voyagent pour ainsi dire plus ou du moins plus de longues périodes et plus à longues distances.
  • Les TGV (80 ans et plus) : ce sont les Très Grand Vieillards. Leur santé est vacillante, ils ont souvent perdu leur conjoint et se retrouvent isolés. Ils sont parfois dépendants selon leur état de santé et par conséquent, ce sont leurs enfants qui consomment pour eux, à savoir, des happy-boomers ou des libérés. Leurs ressources financières sont faibles, mais leurs dépenses le sont encore plus, ce qui explique qu’ils maintiennent un taux d’épargne important. Ils dépensent principalement pour le logement, la santé et l’amélioration de leurs conditions de vie (services à domicile, maison de retraite…).


Par ailleurs, les sciences humaines, dont la psychologie, ont démontré depuis longtemps que l’âge revêt trois dimensions [7] :

  • L’âge civil correspond à la date de naissance. C’est l’âge officiel dont on tient compte dans l’administration et dans les études statistiques et démographiques.
  • L’âge biologique est mesuré en fonction de l’état physique et/ou cérébral.
  • L’âge psychologique est subjectif et correspond à la perception qu’un individu a sur son propre âge. Le plus souvent l’âge perçu par un individu est inférieur à son âge civil ou même biologique. Il est fonction du caractère, de l’humeur, de l’état de santé et de l’image que l’entourage renvoie à chaque individu.

Chaque dimension de l’âge influence plus ou moins fortement le comportement des consommateurs.


Dans la pratique, définir une stratégie marketing efficace nécessite de connaître finement la cible visée et de voir au-delà de ces catégories. Même s’il est possible de dégager plusieurs caractéristiques communes, la population des seniors s’avère être très hétérogène et il est difficile de placer les seniors dans des cases.


Les entreprises qui ont déjà opéré un virage vers le marché des seniors ont pris des dispositions particulières pour connaitre les motivations profondes des consommateurs qu’elles visent. Elles développent ensuite un marketing relationnel finement conçu pour conquérir et fidéliser les consommateurs. Les marques créent des services autour de leur produit afin de créer une forme de communauté de consommateurs et ainsi capter des données les concernant et définir plus précisément leur profil. Parmi les dispositifs mis en place, notons les cartes de fidélité, les sites web, les revues « d’informations », les comptes de réseaux sociaux…


A l’heure actuelle, les premières entreprises à avoir pris conscience du potentiel économique des seniors et à ne plus redouter vieillir leur image relèvent de secteurs bien déterminés :

  • la finance et les assurances ont bien compris leur intérêt. Les seniors ont des revenus et de l’épargne, ils sont une cible toute trouvée pour des placements financiers et autres produits bancaires. Par ailleurs, les assurances-vie, décès, obsèques… leur sont toutes dédiées.
  • le tourisme et le secteur des loisirs exploitent les temps libres des retraités et leur soif de profiter de la vie tant qu’ils en ont encore la capacité physique. Voyages organisés, excursions, confort et sécurité sans pour autant négliger l’évasion et le dépaysement sont autant d’atouts que le secteur met en avant pour attirer les seniors.
  • l’agroalimentaire mise sur le packaging spécifique aux seniors et joue sur la corde sensible de la santé. D’une part, les marques développent des petits conditionnements qui correspondent mieux aux besoins des seniors qui n’ont désormais plus d’enfants à charge et se retrouvent en couple. D’autre part, de nouveaux produits, à cheval entre l’aliment et le médicament, envahissent les rayons. Ce sont les alicaments [8]. Ils ont comme propriétés de diminuer le cholestérol, de lutter contre les jambes lourdes, de réduire les effets du vieillissement sur la peau, de favoriser le transit intestinal ou de vitaliser.
  • la mode et l’habillement développent des gammes de produits ciblés. Les mannequins seniors sont en vogue. Leur image apparaît de plus en plus dans les publicités où ils sont présentés comme heureux, dynamiques, bien dans leur peau et toujours plein de charme et séduisants.

 

Le senior marketing, un avantage ou pas ?


On peut se féliciter de la prise de conscience par le secteur économique de l’existence d’une part de la population plus âgée et croissante dans les prochaines années. Cela permet le développement de produits ou de services plus adaptés aux besoins ou demandes des 50 ans et plus. Cependant, une fois que la machine marketing et commerciale est lancée, il est difficile de la limiter. Certes, il est possible de trouver une situation win/win pour le vendeur et le consommateur, l’un offrant ce que l’autre demande. Mais on connaît les dérives du marketing. Les marketeurs dépassent souvent la réponse à un simple besoin. Ils créent des besoins de toute pièce et suscitent la consommation.


Il est interpellant de constater à la lecture des études sur les plus de 50 ans que l’on considère cette part de la population comme argentée. Or, il existe une grande disparité de revenus parmi les seniors. Il y a quelques années, les résultats d’une enquête de Test Achats contredisaient les clichés [9]. Financièrement, les seniors ne sont pas forcément toujours bien lotis. Leur statut économique est leur troisième préoccupation après leurs performances et désir sexuels et leur santé. Selon l’Organisation de Coopération et de Développement Economiques (OCDE), les retraités sont davantage exposés au risque de pauvreté que le reste de la population. En Belgique, 21% des plus de 65 ans disposent d’un revenu net inférieur au seuil de pauvreté et ce risque de pauvreté augmente avec l’âge. Sachant cela, faut-il encore voir positivement la pression commerciale et marketing croissante sur les seniors ? Est-il bon de donner aux seniors des envies dont ils n’auraient pas les moyens ? Ces actions ne contribuent-elles pas à fragiliser davantage une part de la population déjà affaiblie ?


Parfois, la pression commerciale auprès de nos aînés relève plutôt de la malveillance, voir de l’arnaque. Quand on écoute un peu les témoignages autour de nous ou qu’on lit les faits divers, les exemples sont nombreux. Tantôt, en matière de télécommunication, on propose à des clients seniors d’augmenter les services dont ils bénéficient ; on leur vend de l’internet plus rapide, plus de chaînes de télévision, plus de capacité d’appel… pour une facture plus élevée bien entendu et pour des services dont ils n’ont pas forcément besoin ! Tantôt, on attire l’attention sur la santé et on leur vend des pilules miracles, super vitaminées, pour lutter contre les effets du vieillissement. Tantôt, on sensibilise à propos d’apparence et de jeunesse, on leur offre des voyages avec à la clé une chirurgie esthétique [10] parfois douteuse et dangereuse. Tantôt, on leur propose des placements financiers risqués, voire frauduleux qui n’auront pour résultat que de les jeter davantage dans la fragilité. Le télémarketing est particulièrement agressif envers les seniors ; le téléphone ne cesse de sonner pour vendre du vin, des voyages organisés, des assurances en tout genre, des fauteuils, des produits surgelés…


Quels moyens de défense pour ne pas consommer à contre cœur ou inutilement ?


Il serait illusoire de vouloir interdire les dispositifs marketing qui touchent les seniors, d’autant que tous ne relèvent pas de l’escroquerie. Cependant, il est important de rester vigilant car nul n’est à l’abri de tomber dans le piège.


Pour Couples et Familles, le meilleur moyen de prévention se situe dans le cadre familial en développant une forme de solidarité intergénérationnelle. De la même manière que les aînés de la famille peuvent faire profiter les plus jeunes de leur expérience, les plus jeunes peuvent veiller à leurs aînés et être attentifs à leurs intérêts physiques, psychiques, financiers ou autres. Cela n’est pas toujours évident à mettre en place et demande une bonne dose de franchise et d’entente. Il faut oser parler concrètement avec les seniors de sa famille. Il faut aborder des sujets délicats comme la santé, l’argent, la mort, la succession, l’immobilier… Dans la pratique, comment épauler parents ou grands-parents ?

  • Il faut aider à conserver et organiser clairement les documents utiles.
  • Il est préférable de connaître les conseillers, banquiers, assureurs ou médecins qui gravitent autour d’eux.
  • Il convient de se renseigner et de se tenir informé des escroqueries et abus visant les seniors.

D’autres garde-fous existent. Les associations de consommateurs restent attentives à toute forme d’abus et avertissent les consommateurs quand c’est nécessaire. Certaines mesures juridiques visent à protéger le consommateur, citons par exemple l’obligation de clause de refus dans les conditions de vente. Pour les personnes isolées ou mal entourées, il existe aussi la possibilité de mise sous tutelle afin de la protéger d’elle-même ou de son entourage. On peut aussi se demander s’il ne serait pas utile de mettre en place des lois plus restrictives, comme cela existe pour les enfants, afin de limiter la pression marketing sur les seniors [11].

 

 

 


 

[1] « L’espérance de vie franchit le cap des 80 ans en Belgique », in www.lesoir.be, 28/02/2013.
[2] Société et vieillesse : quand penche la balance du côté de la jeunesse, coll. Exclusions/Inclusions, 2009, disponible sur www.questionsante.be.
[3] HEBEL P. (dir.), Etude de l’impact du vieillissement de la population sur l’offre et la demande de biens et de services de consommation, Etude réalisée pour le Ministère de l’Economie, de l’Industrie et de l’Emploi, Direction Générale de la Compétitivité, de l’Industrie et des Services, CRéDOC, Juin 2010, disponible sur www.credoc.fr.
[4] Denis Guiot est professeur de marketing et directeur de recherche au centre DRM-ERMES de l’Université de Paris-Dauphine. Il est spécialiste des effets de l’âge sur la consommation et mène des études notamment sur le marketing générationnel. Il est l’auteur de nombreux ouvrages et articles sur ces thèmes.
[5] Frédéric Serrière est expert international des questions liées au vieillissement démographique et des marchés des seniors. Il est l’auteur de nombreux articles et ouvrages sur le sujet. En 2010, il co-fonde Senior Strategic, une agence spécialisée de conseils en stratégie et marketing sur le marché des senior, avec un réseau international.
[6] GOBLOT (B.), « Les leviers du marketing direct pour séduire les seniors », in www.journaldunet.com, 30/10/2007 et HEBEL P. et LEHUEDE F., « Les seniors, une cible délaissée », in CRéDOC Consommation et modes de vie, n°229, mai 2010, disponible sur www.credoc.fr.
[7] AQUILINA M. et MAHEO C., « Comportement des consommateurs senior en e-tourisme : état de l’art et perspectives de recherches », in DROULERS O. et GUISELIN E.-P. (dir.), Regards croisés sur l’influence de l’âge en sciences humaines et sociales, L’Harmattan, 2011, p. 399.
[8] Cf. « Les alicaments ou aliments fonctionnels, reflets du contexte alimentaire actuel », analyse 2007-15 de Couples et Familles, rédigée par Marie Gérard, disponible sur www.couplesfamilles.be.
[9 ]« Enquête sur la qualité de vie des seniors suivi d’un test de GSM adaptés à un public plus âgé », communiqué de presse de Test Achats, 28/02/2008, disponible sur www.test-achats.be.
[10] Cf. « Chirurgie esthétique : entre bienfaits et dangers », analyse 2012-07 de Couples et Familles, rédigée par José Gérard, disponible sur www.couplesfamilles.be.
[11] Analyse rédigée par Laurianne Rigo.

 
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