Analyse 2013-07

Les hommes et les femmes sont-ils pareils ? De quel ordre sont nos différences : biologique, physique, psychologique, social ou autre ? Fille ou garçon, homme ou femme, avons-nous les mêmes aptitudes ? Les caractéristiques des uns et des autres sont-elles liées aux sexes ?

 


De Mars et de Vénus


Qui n’aurait pas entendu parler de cette théorie selon laquelle les hommes viendraient de Mars et les femmes de Vénus ? Difficile d’être passé à coté quand on connaît le succès de librairie des ouvrages de John Gray ou celui du spectacle de Paul Dewandre. Malgré le succès, il est intéressant d’observer le phénomène [1].


En 1992, John Gray publie la première édition en anglais de son best-seller Les hommes viennent de Mars, les femmes viennent de Vénus. Dans les années qui suivent, la version française est publiée [2]. L’ouvrage est traduit dans plus de 40 langues, vendu à plus de 40 millions d’exemplaires dans le monde. Très vite, John Gray publie des titres dérivés : Mars et Vénus sous la couette, Mars et Vénus se rencontrent, Mars et Vénus refont leur vie, Mars et vénus au travail, Mars et Vénus au régime : créez l'alchimie idéale pour rester mince, heureux et amoureux, etc.


John Gray est américain. Après deux tentatives avortées à l’université [3], il rejoint la Suisse et devient moine hindou durant neuf ans auprès du yogi Maharishi Mahesh. Il revient alors diplômé en « intelligence créative » par la Maharishi European Research University. En 1997, il obtient un doctorat en psychologie de la Columbia Pacific University. Ce diplôme est controversé car l’université est réputée « usine à diplômes », où il est facile d’obtenir un titre universitaire. Aujourd’hui, la CPU n’est plus une université reconnue et les diplômes qu’elle délivre n’ont plus aucune validité depuis 1997. Le diplôme de John Gray est donc valide, mais des doutes pèsent sur le sérieux de sa formation [4].


Lorsqu’il publie la première édition de son ouvrage, John Gray reçoit déjà depuis quelques années des couples en consultations. Il organise également des séminaires pour distiller ses trucs et astuces pour comprendre les différences entre hommes et femmes et mieux vivre ensemble. Le succès de ses livres augmente la popularité de ses séminaires et fondent véritablement sa fortune.


En Belgique, Paul Dewandre, dont le profil est plutôt économique et commercial, change son fusil d’épaule en cours de carrière et devient auteur et conférencier en matière de relations humaines. Suite à des voyages aux Etats-Unis où il rencontre John Gray, ils s’accordent et Paul Dewandre devient l’ambassadeur des théories de Mars et Vénus en Europe francophone, notamment au travers de son spectacle/conférence [5]. Depuis sept ans, il enchaîne les représentations de manière ininterrompue. Plus d’un million de places ont déjà été vendues. Le DVD du spectacle fait un tabac. Bref, le succès est inouï.


Un succès de foule, mais quelle théorie ?


Il faut reconnaître à John Gray quelques qualités :

  • Là où d’autres manquent de clarté dans leur discours et écrivent dans un jargon scientifique peu accessible, John Gray est éloquent. Son style est limpide. Il emploie un vocabulaire psychologisant, mais simple. Il recourt très souvent aux exemples ou à la métaphore pour illustrer son propos, ce qui rend le message d’autant plus clair.
  • Son discours est percutant et convainquant car au travers des exemples exposés le lecteur s’identifie et adhère aisément aux idées sous-jacentes.

Justement les idées : quelles sont-elles au fond ?! Le postulat duquel John Gray fonde sa théorie est le suivant : hommes et femmes sont, par essence, fondamentalement différents. Tous les conflits entre les deux genres, les désaccords, les quiproquos… relèvent d’une mauvaise compréhension des différences qui nous caractérisent en tant qu’homme et femme. Son ouvrage est conçu comme un guide précis et nécessaire pour expliquer que tout ce qui sépare un homme d’une femme est normal [6]. Il révèle comment les hommes et les femmes diffèrent dans tous les domaines de leur vie. Car non seulement les hommes et les femmes communiquent différemment, mais ils pensent, ressentent, perçoivent, réagissent, se conduisent, aiment, apprécient différemment [7].


John Gray attribue à chacun des sexes des caractéristiques biologiques ou héritées de l’organisation sociale préhistorique. Il est inutile de lutter contre cet ordre établi puisqu’il est inné ou assimilé depuis des millénaires dans l’inconscient des êtres. Il faut donc en être conscient pour mieux s’en accommoder.


Une fois le constat établi, l’essentiel de l’ouvrage consiste en une énumération des différences qui caractérisent homme et femme dans la vie de couple au quotidien. Pour chaque situation, John Gray donne une explication « pseudo »-scientifique, décode les comportements de chacun et recommande des solutions pratiques.


Deux exemples pour illustrer sa méthode :

  • Les hommes s’enferment dans leur caverne et les femmes bavardent [8]

Face au stress, les hommes se focalisent et se ferment, les femmes laissent parler les émotions qui les envahissent. […] pour se sentir mieux, l’homme doit résoudre ses problèmes seul, tandis qu’il est nécessaire à sa compagne d’en parler. […]

Quand Tom rentre de son travail, il veut avant tout se relaxer en lisant tranquillement son journal. Il est tendu à cause des problèmes qu’il a dû laisser en suspens au bureau, et cela le soulage de pouvoir les oublier momentanément. Son épouse, Mary, a eu elle aussi une dure journée. Mais, elle, pour se détendre a besoin de la raconter. En son for intérieur, Tom la trouve bien bavarde et préfèrerait qu’elle se taise. Et comme il ne l’écoute plus que d’une oreille, Mary se sent délaissée. Résultat : une tension naît, qui ne tardera pas à se muer en rancœur. […]

Quand un Martien est perturbé, il ne parle jamais de ce qui le tracasse. […] il se replie sur lui-même et se réfugie en esprit dans sa caverne privée […]. Puis, son problème réglé, il ressort […] soulagé et ravi. Si la clé du puzzle lui échappe, il cherchera à se changer les idées en lisant un journal ou en jouant à un jeu vidéo. […] En cas de stress particulièrement violent, il devra recourir à des activités plus « musclées » pour le vaincre, comme conduire à toute vitesse, courir un marathon, escalader […].

Lorsqu’une Vénusienne est contrariée ou stressée par sa journée, elle recherche la compagnie d’une personne de confiance à qui elle pourra raconter ses tracas dans les moindres détails. […] confier ses problèmes à autrui est un signe d’amour et de confiance, pas un fardeau inconvenant. […] Les hommes et les femmes d’aujourd’hui obéissent toujours à ces règles. […]

Les femmes comprennent mal le mode de gestion du stress martien. Elles pensent que les hommes feraient mieux de discuter ouvertement de leurs difficultés […] et se sentent blessées lorsqu’ils se renferment sur eux-mêmes […].

Pourtant, attendre d’un homme enseveli dans sa caverne qu’il redevienne en un éclair disponible et aimant est aussi irréaliste qu’espérer qu’une femme bouleversée va se calmer en quelques secondes et tenir un discours rationnel. Un homme ne peut pas plus demeurer à tout instant tendre et attentif qu’une femme ne peut maintenir en permanence ses sentiments sous la coupe de la logique. […]

Pour encourager un homme à l’écouter jusqu’au bout, une femme peut recourir à un truc simple : lui communiquer dès l’abord la conclusion de son propos. […] Evitez, mesdames, d’infliger à vos interlocuteurs masculins un récit empreint de suspense. […]

Les Martiens et les Vénusiennes sont parvenus à vivre ensemble en paix parce qu’ils ont su mutuellement respecter leurs différences. Les Martiens ont appris à respecter le besoin qu’on les Vénusiennes de parler pour se sentir mieux. Et ils ont compris qu’ils pouvaient leur manifester un utile soutien moral simplement en les écoutant. Les Vénusiennes, elles, ont appris à respecter la réaction martienne de retrait en soi-même en temps de stress […].

  • Un petit coup vite fait [9]

Tout comme une voiture gagne à rouler de temps à autre à bonne vitesse sur une autoroute pour décrasser son carburateur, une partie de l’homme a besoin de prendre son plaisir rapidement et sans frein. Ces petits coups vite faits, non générateurs de culpabilité, enrichissent la vie sexuelle du couple et procurent un soulagement imprévu aux deux partenaires.

Pour toutes sortes de raisons se sentir repousser sur le plan sexuel est particulièrement fragilisant et douloureux pour un homme. De par leurs spécificités biologiques et hormonales, les hommes sont beaucoup plus portés sur le sexe que les femmes. Il est naturel que cela occupe plus leur esprit.


Qu’en penser ?


Nous pensons que ce type d’ouvrage contribue à maintenir les inégalités liées au genre. Celles-ci sont étayées par des arguments « pseudo »-scientifiques qui n’ont aucun fondement. L’auteur ne documente pas son travail, ne cite que très timidement des sources peu fiables. Dès l’introduction, il annonce : « La véracité des thèses développées est tout à fait évidente. Votre expérience propre et le bon sens le plus élémentaire vous le confirmeront ». Bon ! Si le lecteur se retrouve dans les propos et que l’explication semble logique, il est évident que ce doit être vrai.


Par ailleurs, il dresse des hommes et des femmes une véritable caricature peu glorieuse. La société est dès lors perçue de manière binaire selon deux catégories, sans jamais tenir compte d’aspects sociaux, culturels, économiques… De même, les couples sont toujours envisagés comme hétérosexuels. Jamais il n’est question de couple d’hommes ou de couple de femmes.


Ces théories enferment les uns et les autres dans des stéréotypes sans nuance et encouragent à maintenir chacun dans le rôle que la société lui accorde. Certes, dans le respect mutuel, mais tout de même, que chacun tienne la place qu’on attend de lui et que, de temps à autre, il daigne faire un geste vers l’autre en signe de compréhension. En toute situation, c’est le conseil de John Gray.


Sous des allures légères et anodines, au travers d’exemples simplets, les idées de John Gray font recettes ! Il est criant de constater à quel point le public ne se sent pas heurté par ces propos et les accepte sans pratiquement rechigner. Plus de 40 millions d’exemplaires des hommes viennent de Mars, les femmes viennent de Vénus ont été vendus dans le monde ! Plus d’un million de spectateurs pour écouter en riant Paul Dewandre !


Ce type de discours est sexiste, rétrograde et dangereux. Si on lit bien, tous les problèmes de couples trouvent une explication dans les différences fondamentales qui séparent hommes et femmes. Infidélité, violence verbale et physique, dépression, harcèlement ne seraient que les conséquences d’une communication insuffisante et d’une incompréhension entre les sexes.


De l’inné et de l’acquis


On ne peut nier la différence physique entre hommes et femmes ; les uns ont un pénis, les autres ont un vagin. Les autres différences caractérisées comme typiquement masculines ou féminines relèvent du conditionnement, autrement dit, de l’éducation, de la socialisation des individus. Si les garçons jouent davantage aux petites voitures et les filles davantage à la poupée, ce n’est pas parce qu’il est inné pour les uns d’être pilotes et inné pour les unes de materner [10]. Tout cela, même si nous n’en sommes pas toujours conscients, est acquis par l’éducation, les modèles sociaux, etc. En réalité, hommes et femmes, au-delà de leur différence physique, ont les mêmes aptitudes et compétences.

 
Aujourd’hui, plusieurs scientifiques se sont penchés sur cette question. Ces études, fiables, prouvent que les idées reçues, les clichés véhiculés par des ouvrages comme ceux de John Gray, sont sans fondement. Parmi eux, notons Catherine Vidal. Elle est neurobiologiste et directrice de recherche à l’Institut Pasteur. Outre ses recherches sur la douleur et le cortex cérébral, elle s’intéresse aux rapports entre science et société, en particulier les préjugés idéologiques sur le cerveau, le sexe et le déterminisme en biologie [11]. Lors d’une conférence en 2011 [12], elle démontrait que le cerveau humain n’a pas de sexe et que l’intelligence n’est pas déterminée par la taille du cerveau. Par contre, lors des recherches, il est apparu que l’estime de soi et les stéréotypes de genre influencent le comportement des sujets étudiés. Le cerveau est un organe complexe qui fonctionne à partir de connexions de neurones. Ces connexions se développent principalement durant l’enfance. Nous avons tous des cerveaux différents. Nous avons tous développé des modes de fonctionnement pour penser et agir à travers nos relations avec les autres, notre scolarité, nos activités, nos lectures, nos apprentissages… Il n’y a donc pas deux types de fonctionnement cérébral, homme et femme, mais il en existe autant que d’individus, indépendamment de leur sexe.
 
 
Sur le plan psychologique, deux chercheurs américains viennent de publier les résultats de leur étude [13]. Les attributs que nous associons traditionnellement avec un genre ou l’autre existent dans l’un comme dans l’autre. Il est impossible de déterminer le genre d’une personne uniquement à partir de sa psychologie. Le sexe ne nous enferme pas dans une catégorie aussi restreinte que certains stéréotypes voudraient nous le faire croire [14].
 

Pour conclure


Les lectures, les spectacles… sont sources d’enrichissement et de connaissances, mais gardons à l’esprit que nous devons être critiques et faire preuve de recul. Ne prenons pas pour argent comptant ce qu’on nous raconte. Ce n’est pas parce que c’est écrit dans un livre, que c’est forcément la vérité. Dépassons les discours et analysons les fondements des théories qui y sont véhiculées. Dans le cas de John Gray, soyons prudents car la méthode est insidieuse et il est difficile de rester critique tant l’homme est convainquant [15].

 

 

 

 


 

 

[1] Réflexion initiée par la conférence d’Aurore Kesch (Vie féminine Namur), invitée par l’ACRF lors d’une journée de réflexion à l’occasion de la journée internationale des droits de la femme, « Entre Mars et Vénus », le 07/03/2013.
[2] GRAY (J.), Les hommes viennent de Mars, les femmes viennent de Vénus, J’ai lu, 2011
[3] La première à l’université de Saint-Thomas (Houston), la seconde à l’université du Texas.
[4] Cf. la note biographique de John Gray sur www.jailu.com et sur www.wikipedia.org.
[5] « Paul Dawandre : « Egal ne veut pas dire semblable » », in www.lalibre.be, 19/03/2013.
[6] GRAY (J.), op.cit., p. 13.
[7] Idem.
[8] Ibidem, p. 42-55.
[9] GRAY (J.), Mars et Venus sous la couette, J’ai lu, 2004. Extrait entendu sur Radiopanik, dans l’émission « Elles en parlent encore », sur le thème des jeunes femmes et du couple. L’émission est disponible sur www.viefeminine.be.
[10] Cf. « Les jouets pour enfant entretiennent-ils le sexisme ? », analyse 2012-25 de Couples et Familles, rédigée par Isabelle Bontridder, disponible sur www.couplesfamilles.be.
[11] Dans sa bibliographie, notons les titres suivants : VIDAL (C.), Hommes, femmes, avons-nous le même cerveau ?, Le Pommier, 2012 et FRAISSE (G.), GODELIER (M.), MARRY (C.) et VIDAL (C.), Féminin, masculin. Mythes et idéologies, Belin, 2006.
[12] VIDAL (C.), Le cerveau a-t-il un sexe ?, conférence au TEDx de Paris, 2011, disponible sur www.tedxparis.com.
[13] CAROTHERS (B.), REIS (H.), “Men and women are from Earth : Examinig the latent structure of gender”, in Journal of Personality and Social Psychology, Vol. 104 (2), Février 2013, p. 385-407.
[14] « Les différences psychologiques entre hommes et femmes ne seraient pas évidentes », in www.huffingtonpost.fr, 08/02/2013.
[15] Analyse rédigée par Laurianne Rigo.

 

 

 

 

Masquer le formulaire de commentaire

1000 caractères restants