Analyse 2013-18

Les migrants et leurs enfants doivent faire pas mal de deuils. Mais ces deuils peuvent aussi être porteurs d’une dimension heureuse et créatrice de sens. Malheureusement les politiques d’immigration et l’attitude des travailleurs sociaux provoquent souvent l’inverse.
 

 

Pertes de toit, de soi, de sens…


Les migrants vivent plusieurs pertes. La première de ces pertes est la perte de leur toit, de leur lieu de vie, mais aussi de tout ce qui est attaché : leur entourage, leurs relations, les personnes qu’elles avaient l’habitude de fréquenter, etc. Dans certains cas, lorsqu’ils ont dû migrer suite à des conflits armés, ils ont aussi pu perdre des proches, victimes de ces conflits.


Les migrants vivent aussi une « perte de soi ». En effet, la migration provoque un changement de la personne : soi-même n’est plus le même. Le migrant n’a plus la même place dans la société où il migre que dans celle qu’il a quittée. Il vit souvent une perte de statut social, même s’il est parti pour trouver des conditions de vie plus favorables ailleurs. Dans son pays d’origine, même s’il n’était pas riche, il bénéficiait éventuellement d’une certaine reconnaissance de ceux qui lui étaient proches. Il bénéficiait au moment de son départ d’une certaine aura de « celui qui a le courage de partir pour améliorer ses conditions de vie et peut-être aussi celles de ses proches ». Dans son pays d’accueil, il est aujourd’hui souvent considéré négativement. Il est objet de méfiance, de procédures difficiles pour la reconnaissance officielle de sa présence dans le pays d’accueil, de mépris de la part d’une partie de la population.


Enfin, les migrants connaissent une « perte de sens ». Chaque migrant a construit un projet migratoire, fut-ce un projet de survie pour fuir les conflits ou la persécution. Ce projet migratoire implique souvent les enfants : c’est dans l’espoir de leur procurer une vie meilleure que le migrant se met en route. Mais ce projet, malheureusement, se casse le plus souvent dès l’arrivée dans le pays d’accueil. Il faut alors reconstruire un sens à l’existence en fonction de données tout à fait nouvelles.


Une intégration créatrice


Idéalement, la capacité créatrice des humains leur permet de réaliser une intégration créatrice dans le pays d’accueil. Cette intégration créatrice pourrait être comparée à un tissage, dont les fils sont toujours assemblés de façon inédite, venant des différents mondes que le migrant doit assembler. Mais il faut reconnaître que beaucoup de migrants n’arrivent pas à tisser cette toile et ne réussissent pas une intégration harmonieuse. Dans certains cas, le rejet ressenti lors de leur arrivée les amène à une sorte de ghettoïsation. Pour se protéger du rejet par les autochtones, ils se replient sur leur propre communauté, ce qui ne fait qu’accentuer le processus d’exclusion. À l’autre extrême, certains s’orientent vers une assimilation totale au pays d’accueil, se moulant ainsi dans la conception habituelle des politiques d’intégration mises en place par les pays d’accueil. Dans ce cas non plus, l’intégration n’est pas créatrice, puisque elle implique de faire un trait sur ses origines, de rejeter son passé, de renoncer à une partie de soi.


Comment vivre les deuils ?


Comment les migrants peuvent-ils vivre ces différents deuils ? Il faut tout d’abord se rendre compte que la plupart d’entre eux vivent dans des situations de survie. Dans certains cas, ils ont déjà migré par réaction de survie, pour échapper à la mort. Leur voyage vers un autre pays, très souvent, a lui-même été une opération de survie. Des faits dramatiques, naufrages ou autres, nous le rappellent de temps en temps, mais il est clair que de nombreux migrants perdent la vie lors de leur voyage. Une fois arrivés dans un autre pays, c’est à nouveau une situation de survie qui s’installe : en séjour illégal, sans papiers, obligés de recourir à des petits boulots, etc. , leur quotidien s’assimile davantage à la survie qu’à l’eldorado espéré. Pour ces personnes en situation perpétuelle de survie, le deuil est un luxe. En effet, pour s’avancer dans un processus de deuil, il faut pouvoir bénéficier d’un réseau de liens suffisamment riches. Il faut être nourri de liens pour pouvoir élaborer un deuil.


Quand on vit une situation de survie, il faut être perpétuellement en état d’alerte face à la violence, aux contrôles, à la recherche de moyens d’existence, etc. Or, le processus du deuil implique le passage par une phase dépressive qui se caractérise par une baisse de la capacité à rester en alerte. On pourrait donc dire qu’il en va de la survie de ces personnes de ne pas s’engager dans une démarche de deuil. S’autoriser une baisse de la capacité d’alerte risquerait d’être fatal.


Une situation de survie, c’est une situation dont tous n’arrivent pas à sortir vivants. Dans ces conditions, c’est souvent la survie identitaire qui prime. On pourrait donc dire que les politiques d’immigration, qui en renforçant les critères de régularisation rejettent davantage de personnes dans la clandestinité et la survie, provoquent un repli identitaire… alors que généralement ceux qui les mettent en place déclarent vouloir lutter contre le repli identitaire.


On oublie souvent que ceux qui sont restés au pays sont partie prenante du projet migratoire. Parfois, ils ont participé à la récolte de l’argent nécessaire pour financer le voyage et espèrent un « retour sur investissement ». Ils espèrent bien que celui qui est parti va « réussir » et pourra renvoyer quelques moyens financiers au pays pour aider à la survie de ceux qui sont restés. Lorsque le projet se brise, il faut aussi pouvoir faire le deuil de la possibilité de répondre à cette attente.


Les enfants et les ados


Ce ne sont pas seulement des individus qui s’aventurent dans des projets migratoires. Des familles y sont également engagées, comportant enfants et adolescents. La situation personnelle de l’enfant comme de l’adolescent est déjà par définition une situation migratoire vers l’âge adulte. Et ils sont en plus embarqués dans le projet migratoire de leurs parents, soient qu’ils soient nés dans le pays d’origine et aient migré en bas âge, soient qu’ils soient nés au début du séjour de leur parents dans le pays d’accueil. Pourtant, cette double réalité migratoire ne leur est pas toujours reconnue, puisque l’on a tendance à ne plus les considérer comme des immigrés mais comme des « jeunes de la deuxième génération ».


Pourtant, jusqu’à leur entrée à l’école en tout cas, ces enfants vivent la réalité de la migration, puisqu’ils vivent dans un monde familial différent de celui du pays d’accueil. Quand il entrent à l’école, c’est chaque jour qu’ils effectuent la migration d’un monde à l’autre, comme d’ailleurs les enfants issus de milieux touchés par la précarité, qui sentent très tôt, eux aussi, qu’ils « ne sont pas du même monde ». Ils sont écartelés entre deux forces contradictoires, qui les tirent d’un côté vers leur pays ou univers d’origine et d’autre part vers les réalités du pays d’accueil. Pour eux aussi, dans ces conditions, il est difficile de tisser la toile d’une intégration créatrice. En conséquence, beaucoup choisissent la double marginalisation : ils se retrouvent à la fois étrangers dans leur monde d’origine et dans leur milieu d’accueil et créent avec ceux qui vivent la même situation un univers qui leur est propre. C’est une des origines des bandes de jeunes dans les cités ou les quartiers d’immigration des grandes villes.


Que faire ?


Les professionnels du lien (psychologues, enseignants, assistants sociaux et autres travailleurs sociaux) participent souvent à cet écartèlement, voire le renforcent. Imprégnés par les valeurs d’une société basée sur l’économie, ils considèrent la différence comme un facteur de déficit, qui freine l’intégration du jeune dans la société où il vit. Ils se muent alors inconsciemment en « agents assimilateurs ». Animés d’objectifs louables, ils construisent parfois un lien avec l’enfant mais n’investissent pas en même temps dans un lien avec ses parents, parce que c’est beaucoup plus difficile, et cela accentue l’écartèlement de l’enfant. Si l’on veut éviter l’écartèlement, il est essentiel de créer parallèlement un lien avec les parents.


Alors, comment créer des espaces de sécurité pour ces personnes en situation de survie ? Le plus important serait sans doute de pouvoir imaginer une thérapeutique de la reconnaissance mutuelle : sous forme de respect d’abord, mais aussi d’estime sociale et de droits.


Les « spécialistes du lien » qui entrent en contact avec les migrants attendent souvent que ces derniers leur parlent de leurs valeurs, de leurs faiblesses et fragilités. Mais pour créer un lien, il ne suffit pas d’apprendre à écouter, à entendre ce que dit l’autre . Il faut aussi pouvoir apprendre à parler, à reconnaître ses faiblesses, ses fragilités. Pour les professionnels, cela peut se traduire par reconnaître que l’on ne maîtrise pas tout, que nos schémas scientifiques ou d’analyse ne sont pas tout puissants ou universels, que les schémas occidentaux ne sont pas les seuls valables, par exemple. Parler de soi, en définitive, implique sans doute une perte de certitude, mais c’est le passage obligé pour nouer un lien et ce lien sera un de ceux qui pourra permettre de tisser la toile d’une intégration créatrice. Cependant, il faut bien reconnaître qu’en se mettant dans cette posture, le professionnel risque à son tour de se mettre en marginalité vis-à-vis de l’institution qui l’emploie, puisque l’institution relaie une autre logique d’approche de la réalité des migrants. Rien n’est simple en effet et les idées simplistes et populistes vis-à-vis des migrants ne résoudront pas grand chose. C’est dans la prise en compte des tiraillements multiples et des paradoxes dans lesquels chacun se trouve pris que l’on pourra avancer patiemment vers la création d’un nouveau tissu social où les familles de migrants pourront découvrir le positif de tous les deuils qu’ils doivent faire [1].

 

 

 

 

 

 

 


[1] Analyse rédigée par José Gérard, suite à la conférence débat animée par Jean-Claude Métraux, psychiatre et psychothérapeute de l’enfant et de l’adolescent, et auteur de « Deuils collectifs et création sociale », éd. La Dispute, 2004. Jean-Claude Métraux est spécialisé dans l’accompagnement d’enfants vivant en grande précarité ou en situation de conflits. La conférence débat a été donnée dans le cadre du congrès « Pertes, ruptures et abandons » organisé à Paris les 5  et 6 décembre 2013 par Parole d’enfants.

 

Masquer le formulaire de commentaire

1000 caractères restants