Analyse 2013-22

La question du genre fait débat, même parfois polémique. Cette analyse voudrait clarifier les théories en présence et les enjeux du débat [1].
 

 

Le signal qui a donné lieu à la mise en place d’un groupe de réflexion sur le genre dans le cadre de Couples et familles est une interpellation que j’ai lancée suite à la publication dans la Revue nouvelle de juillet-août 2011 d’un article de Myriam Dieleman, Ce que les minorités font aux sexualités. L’auteure cite principalement les américaines Gayle Rubin et Monique Wittig, auxquelles se réfère abondamment Judith Butler dans Trouble dans le genre (que Dieleman ne cite cependant pas). Elle a quelques phrases choc. Ainsi : « La division sexuelle du travail, la production d’identités de genre (asymétriques) et le régime d’hétérosexualité obligatoire figurent toujours au menu de la modernité avancée. » Et encore : la famille « est aujourd’hui encore l’un des (re)producteurs primaires de la normativité sexuelle. » Ou : « Ces auteures militantes ont de la sorte été capables de sortir l’hétérosexualité de la normalité stupéfiante dans laquelle elle était plongée pour en rendre compte non comme une préférence sexuelle, mais bien comme un régime politique. »


Pourquoi la question ?


Le concept de genre connaît à l’heure actuelle deux utilisations qui ne sont pas sans rapport l’une avec l’autre, mais qui se différencient quand même assez nettement.


D’un côté, le concept de genre est le plus adéquat pour donner réalité à la non-discrimination en raison du sexe dans la société. L’article 21 « Non-discrimination » du chapitre III « Égalité », paragraphe 1 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne dit ceci : « Est interdite, toute discrimination fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, les origines ethniques ou sociales, les caractéristiques génétiques, la langue, la religion ou les convictions, les opinons publiques ou toute autre opinion, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance, un handicap, l’âge ou l’orientation sexuelle. » Ce concept de genre peut contribuer positivement au développement d’une société réellement juste et égalitaire dans le domaine de l’égalité entre homme et femme et dans celui de l’identité sexuelle des personnes.


D’un autre côté, il est fait appel au concept de genre non plus d’abord dans une perspective de lutte contre les discriminations, mais pour exprimer le rapport de la personne individuelle aux différentes identités sexuelles possibles et pour défendre la marge importante de choix personnel par rapport à ces identités.


Cette seconde signification ou portée du concept de genre soulève aujourd’hui controverses et passions. Les opposants les plus radicaux à l’usage même du concept le tiennent pour être l’arme de combat des lobbies homosexuels ou LGBT [2] qui viseraient à détruire la famille et à déstructurer les cultures traditionnelles. Les agences des Nations Unies, entre autres, mais aussi le Conseil de l’Europe ou le Parlement européen sont accusés d’être gangrenés par cette approche [3]. Le nouveau programme de biologie dans le secondaire, en France, en serait une expression [4]. Dans les milieux ecclésiaux officiels, il y a une sorte d’anathème sur le mot lui-même. La critique radicale adressée au concept est-elle pertinente ? Est-elle honnête ? Qu’en penser ?


Il est à remarquer qu’il n’y a pas une théorie du genre (l’expression est utilisée de façon polémique par ceux qui critiquent toute utilisation de ce concept) et que dans les discours et textes divers (les études de genre ou « gender studies ») le sens du mot genre n’est pas univoque. Je distingue ici deux emplois différents du concept, en simplifiant les choses.


D’une part, il y a une affirmation générale que les rôles joués par les femmes et les hommes dans toute société sont socialement et politiquement conditionnés et déterminés. Le concept utilisé dès les années 50 en psychologie médicale, est repris par les féministes dans les années 70 pour mettre en cause les rôles sociaux imposés. Il y a là une évidence : le temps n’est pas si loin où il allait de soi que les filles de familles bourgeoises ne faisaient pas d’études secondaires complètes et encore moins d’études universitaires. Elles faisaient des études dites moyennes où on enseignait couture, cuisine, etc. Et elles pouvaient prolonger en études de puéricultrices, d’institutrices ou d’infirmières. Il allait de soi qu’une femme ne pouvait accéder à la magistrature (elle n’était pas assez rationnelle pour cela), ni à l’armée. Aujourd’hui encore, les femmes restent très minoritaires dans les postes de responsabilité (il y a dit-on un plafond de verre qui les empêche d’y accéder), et dans l’ensemble, pour la même fonction, elles sont moins bien payées que les hommes. On sait, par exemple, que si le taux de fécondité est si bas en Allemagne c’est dû plus ou moins largement au fait que culturellement il va de soi que dès qu’elle a un enfant la femme doit quitter le travail, parce que sa place est de s’occuper de son ou de ses enfants. Avec pour conséquences qu’il n’y a pratiquement pas de crèches en Allemagne (la politique est de ce point de vue en train de changer doucement en raison du déficit démographique lié à un taux de fécondité de 1,4 enfant par femme) et que donc les femmes sont obligées de choisir : ou l’enfant ou la carrière, et beaucoup d’universitaires choisissent dès lors la carrière et n’ont pas d’enfant.


C’est en ce sens que le Conseil de l’Europe, dans la Convention sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, adoptée en mai 2011, dans son article 3,c définit le genre : « Le terme genre désigne les rôles, les comportements, les activités et les attributions socialement construits, qu’une société donnée considère comme appropriés pour les femmes et les hommes [5]. »


C’est en ce sens aussi que la CIDSE (Agence de coopération des ONG catholiques européennes de développement) a publié récemment un document sous le titre : « Égalité des sexes : contours et définition du concept selon le point de vue de la CIDSE ». Ce document, est-il dit en introduction, « cherche à apporter une définition du concept de genre d’une part, et de l’égalité des sexes d’autre part ». Et il précise : « Pour la CIDSE et ses organisations membres, le concept de genre renvoie aux rôles socialement construits, attributions, activités et opportunités qu’une société donnée estime appropriés pour les femmes et pour les hommes et qui les leur inculque au travers de ses processus de socialisation. Elle les institutionnalise par son système d’éducation, ses systèmes politiques et économiques, de même que par sa législation, sa culture, ses traditions et sa religion. Le genre se réfère aux stéréotypes qui façonnent et conditionnent les relations entre les femmes et les hommes, leurs rôles dans la société, leur accès aux ressources, à la santé, à l’éducation et aux prises de décision [6]. »


On peut dire que, dans le contexte actuel, il s’agit là d’une définition limitée et opératoire du concept de genre, qui correspond aux luttes du féminisme classique.


Au sein des études de genre, mouvement important né aux États-Unis [7], divers auteurs et surtout auteures vont plus loin en établissant une double distinction, d’une part, entre le sexe biologique, masculin ou féminin, et identité vécue comme homme ou comme femme, les deux ne se recouvrant pas nécessairement (une personne ayant biologiquement le sexe masculin peut se sentir femme, et inversement), et d’autre part, entre sexe biologique et rapport à l’autre qui peut être d’orientation soit hétérosexuelle soit homosexuelle, cette orientation étant de façon plus ou moins marquée l’objet d’un choix possible, le genre étant lui-même un choix volontaire et quotidien [8]. L’expression de Myriam Dieleman citée en introduction est caractéristique à cet égard : elle parle d’une préférence sexuelle, ce qui suggère un choix personnel libre et conscient, plutôt que d’orientation sexuelle. Il s’agit dès lors de penser le rapport entre sexe biologique et anatomique, sexualité et genre non à partir de la présomption d’hétérosexualité, mais à partir des marges. Pour certaines auteures, derrière le genre, il n’y a pas un acteur (un je, une personne) qui serait déjà genré : « Le genre n’est pas notre essence, qui se révélerait dans nos pratiques. Ce sont les pratiques du corps dont la répétition institue le genre. L’identité sexuelle ne préexiste pas à nos actions : derrière l’action ou avant elle, il ne faut pas supposer quelque acteur [9]. » On dénonce une métaphysique de la substance. Ainsi, selon Wittig, « le sujet, le soi, l’individu sont autant de concepts fallacieux, puisqu’ils transforment en substance des unités fictives qui, au départ, n’ont qu’une réalité linguistique » (cité par Butler, p. 90). Il y a ainsi une critique du féminisme classique : la catégorie « femmes » sur laquelle repose ce féminisme n’a pas de fondement : « Le nous féministe n’est jamais qu’une construction phantasmatique », dit Judith Butler (p. 267), car comme lesbienne, elle ne se reconnaît pas dans ce nous. Et on met en cause le fait que « les normes de genre (le dimorphisme idéal, la complémentarité hétérosexuelle des corps, les idéaux et la règle de ce qui est proprement ou improprement masculin ou féminin [...]) établissent ce qui sera intelligiblement humain ou ne sera pas » (Butler, p. 47). On peut dès lors se demander : « Être de sexe féminin est-il un fait naturel ou une performance culturelle ? » (p. 53).


Le concept de genre est donc orienté soit sur la question du rapport entre homme et femme, soit sur la question des identités sexuelles.


Les résistances fortes par rapport aux études de genre, dans les Églises et en particulier dans l’Église catholique, prennent appui sur les expressions les plus radicales de ces études de genre (mise en cause du primat de l’hétérosexualité et valorisation de l’homosexualité), en les généralisant, pour discréditer toute la problématique du genre. Cela apparaît comme une stratégie qui permet d’éviter de rencontrer les critiques qui portent sur les modèles sociaux inégalitaires hommes/femmes, et ainsi empêcher que cette approche ne soit aussi appliquée au fonctionnement même de l’Église et aux structures de pouvoir qui la caractérisent.

 

 

 

 

 

 


 

[1] Cette analyse est constituée par la première partie de l’intervention d’Ignace Berten au colloque organisé par Couples et Familles le 28 novembre 2013 à Malonne sur le thème « Qui a peur du genre ? ».
[2] Lesbiennes, gays, bisexuels, transgenre : toute personne ne se définissant pas comme hétérosexuelle. Actuellement on utilise parfois aussi LGBTI, pour y ajouter les personnes intersexuelles ou intersexuée, c’est-à-dire des personnes présentant une ambiguïté des organes génitaux ; et encore LGBTIQ pour queer ou en questionnement.
[3] Cf. Marguerite Peeters, directrice de l’Institut interculturel Dialogue Dynamics, a publié Le Genre, une norme mondiale, Mame, 2013. Mais aussi le manuel non publié officiellement qu’elle utilise pour des formations en Afrique, entre autres dans différents séminaires diocésains, La mondialisation de la révolution culturelle occidentale. Concepts-clefs, mécanismes opérationnels, 1977. Sa thèse est que les objectifs et les programmes de toutes les agences de l’ONU ont un agenda caché : imposer à tous et partout la culture érotique, féministe, sexuelle et homosexuelle. M. Peeters est consultante du Conseil pontifical de la culture. M. Peeters a été invitée comme experte à différentes reprises par les instances romaines. Dialogue Dynamics semble être une institution plus ou moins bidon : le site ne fait aucune référence à un CA ; la totalité des conférences ou publications ont pour seule auteure M. Peeters.
[4] Le ministère de l’éducation nationale en France a introduit, à partir de 2011-2012, un chapitre « Devenir homme et femme » dans le programme de sciences de la vie et de la terre des classes de première. Le mot « genre » n’est pas cité, mais certains manuels qui répondent à ce programme l’introduisent explicitement.
[5] En fait cette définition est reprise à l’OMS.
[6] C’est dans le même sens que va le programme consacré au genre à la CSC : il s’agit de lutter contre les discriminations et inégalités dont sont victimes les femmes, à commencer au sein du syndicat lui-même.
[7] L’auteure la plus connue en langue française est Judith Butler, Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, Paris, La Découverte, 2006.
[8] La référence à Simone de Beauvoir : « On ne naît pas femme, on le devient » est radicalisée.
[9] Préface d’Éric Fasssin dans Trouble dans le genre, p. 14.

 

 

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