Analyse 2013-25

  Pour bien comprendre les enjeux et débats sur le genre, il est utile de revenir sur l’histoire du concept. Comme toute notion, il a une histoire. Son, ou plutôt ses significations se sont constituées au cours de l’histoire et se sont nourries de contextes sociaux, scientifiques et politiques dans lesquels le terme fut forgé. 

 

Pour schématiser on peut voir les différents domaines dans lesquels la notion de genre s’est développée et a été utilisée à travers deux ensembles se chevauchant. Au départ, il y a les sciences médicales et psychiatriques, ensuite une récupération du terme par les études féministes et les sciences sociales qui vont se rencontrer et créer ainsi du sens commun.


Les découvertes biologiques mettent à jour la complexité du sexe


Un premier ensemble comprend les études psychiatriques et médicales. Au début du XIXe siècle, la biologie prend son essor et les théories cellulaires révolutionnent la manière dont on perçoit le vivant. Aussi bien les plantes, les animaux que les humains sont décrits comme étant constitués de cellules. Dans ce cadre-là, on cherche à comprendre l’origine de l’homme que l’on situe dans la première cellule humaine qui est l’ovule fécondé. Les sciences analysent la manière dont l’être humain se développe. Les scientifiques accumulent des connaissances qui leur permettent de comprendre comment, depuis la fécondation jusqu’à la naissance et après, les organes sexuels et les caractéristiques sexuelles, c’est-à-dire la capacité de reproduction, est rendue possible. Ils se rendent compte, et de manière complètement contre-intuitive en réalité, que ce qu’ils pensaient découler naturellement du sexe ou ce qui déterminerait le sexe de manière interne et externe (le fait d’être conforme à ce qui est femme ou homme) n’est pas déterminé pas nature. Notamment à travers l’étude d’individus atteints d’anomalies sexuelles ou qui ont un sexe ambigu. Effectivement, nous avons des gonades qui produisent des hormones qui permettent de développer certaines caractéristiques… mais ce n’est pas pour cela que nous sommes tous les mêmes. La notion de sexe – en devenant clairement scientifique – est complexifiée et démultiplie les critères de détermination du sexe. Il n’y aura plus seulement un sexe gonadique (testicules vs. ovaires) mais aussi des critères basés sur les hormones par exemple. La notion devient de plus en plus complexe et le terme « sexe » devient scientifique, biologique, médical. Mais alors, comment expliquer les comportements qui, eux, peuvent être complètement divergents ? Par exemple, les invertis de la fin du XIXe siècle qu’on pensait être « anti-naturels »… Avec le développement de la psychologie, les scientifiques et les observateurs ont besoin d’une nouvelle catégorie pour pouvoir décrire l’attraction et les comportements humains : c’est la naissance du terme « genre ».


L’approche des sciences humaines


Le terme « gender » est surtout développé par le psychiatre néo-zélandais John Money (1955) puis traduit par « genre » par Robert Steller (1968). Dès l’apparition du mot anglais « gender », les chercheurs français le traduisent par « relation de sexe ». Dans un cadre béhavioriste, J. Money et R. Steller induisent l’idée que le sexe n’est pas déterminé de façon physiologique mais bien appris puis fixé à l’âge d’environ 3 ans. Telle est la conception pour cette école de psychiatrie à l’époque. Le terme « genre », puisque construit et appris, possède alors une puissance subversive. La chercheuse américaine Ann Oakley récupère ce principe et publie un ouvrage intitulé Sex, Gender and Society (1972). Dans sa publication, elle utilise le terme « gender » dans sa connotation psychiatrique pour faire la distinction entre le sexe biologique et le sexe social ou des attributs sexuels construits culturellement. C’est une façon pour elle de rendre visible le caractère construit des hommes et des femmes dans les sociétés. Le terme apparaît alors de plus en plus souvent dans les recherches en sciences sociales pour être théorisé, discuté, décrit dans plusieurs disciplines, notamment la discipline historique.


Joan Scott publie en 1986 un article intitulé Le genre : une catégorie utile à l’analyse historique. En tant qu’historienne américaine, elle part d’un constat critique que les études féministes posent systématiquement comme acquis, qui sont les hommes et les femmes dans l’Histoire. Les féministes ne remettent pas en question les concepts d’homme ou de femme et reproduisent les mêmes stéréotypes du passé. Le terme de genre permet la référence à un concept construit et élargit les perspectives scientifiques historiques. J. Scott définit le genre comme un élément constitutif des relations sociales entre les personnes mais qui contient les déterminants d’une relation de pouvoir (symbolique, institutionnel, normatif, interpersonnel). Le terme genre permet de repenser ces catégories de pouvoir et les relations qu’elles engendrent entre les individus.


Au même moment, en France, l’épistémologie marxiste domine encore le champ des sciences sociales. C’est à l’intérieur de celui-ci que se constitue la notion de « classes de sexe » (Christine Delphy) ou de « catégories de sexe » (Nicole-Claude Mathieu). Des termes qui s’inspirent du marxisme, tout en prenant des distances avec celui-ci. Delphy montre l’impossibilité de décrire les relations de sexe via le marxisme. En se focalisant sur le sexe et sur son autonomie, il devient un objet d’étude. Mais le terme sexe renvoie trop particulièrement à la dimension de nature, à une certaine anhistoricité. Y sera accolé le terme « social ». Ainsi, dans le cadre des concepts de « race » ou de « sexe », l’idée de nature constitue l’habillage idéologique des rapports de pouvoir. Au-delà des controverses internes à la pensée féministe (entre différencialisme et matérialisme), la fondation du champ de recherche des études de genre s’appuie sur trois éléments fondamentaux :


- l’analyse critique de l’idée de nature et de la naturalisation comme idéologie,
- l’analyse critique du marxisme et la création du concept de classe de sexe,
- l’analyse critique de l’identité féminine assignée et donc prescrite.


Sexe, genre et sexualité


Dès le moment ou « gender » est traduit en français (J. Scott, 1988), se discute l’opportunité de son importation dans l’espace scientifique francophone. Cette discussion mène à un débat critique autour des concepts de « sexe », « femme » et « féminisme ». Le sexe (une partie du corps), la sexualité (l’activité) et le genre sont les attributs identitaires socialement construits autour du masculin et du féminin. Le terme « sexe » est à la fois ambigu et trop proche du sens commun. Avec le terme « sexe », on entérine le sens biologique qu’on cherche à dépasser par le terme « genre ». Au départ, on ajoute le terme « social », nuançant de la sorte l’aspect biologique. Le genre est donc le sexe social, en un seul mot. Le terme « étude féministe » charrie un débat sur le caractère militant des productions scientifiques. Abandonner le terme « féministe » au profit du terme « genre » serait une sorte de capitulation devant l’establishment scientifique. C’est l’avis de nombreuses féministes. Le terme « femme » participe, lui, trop à la construction binaire que les approches constructivistes cherchent à déconstruire. Un débat qu’on retrouve surtout dans les sciences historiques (notamment le débat à propos de la controverse : l’expression « histoire des femmes » vs. « histoire des genres »).


En substituant « genre » au terme « sexe », on pourrait oublier que le système de genre est bâti pour une grande partie sur la continuité entre le sexe, le genre et l’orientation du désir.


C’est cette continuité naturelle, innée, entre sexe, genre et sexualité qui est déconstruite par Judith Butler. Dans son livre Gender trouble (1990), elle soumet à l’analyse le sexe comme fondement stable et cohérent des identités. Pour J. Butler, il s’agit d’aller plus loin que la description faisant simplement du genre un point de vue social. Ce questionnement l’a menée à poser une nouvelle définition du genre, en utilisant les travaux de Michel Foucault. Elle questionne l’idée selon laquelle notre sentiment d’être des hommes et des femmes est légitiment fondé sur l’existence d’un noyau intérieur, d’une essence, historiquement incarnée en médecine occidentale par les gonades, aujourd’hui appelées : les hormones. En ayant recours à des travaux de psychanalyse, de philosophie, de linguistique, de littérature et en intégrant particulièrement les analyses des féministes radicales françaises (dont Monique Wittig), elle met à jour le fait que l’expression de la féminité et de la masculinité sont des productions infinies de copies dont il n’existe aucun original. Le sentiment d’exprimer un intérieur est un effet de pouvoir. En réalité, l’expression de la féminité ou de la masculinité – en un mot, le genre – est stabilisé par des gestes quotidiens qui donnent l’impression d’un naturel. C’est donc un processus psychologique qu’elle décrit. Ainsi, selon J. Butler, le genre est une répétition d’actes corporels accomplis en vertu de la croyance d’un soi intérieur, le soi auquel on croit et auquel on attribue l’essence de son identité. Ce soi devient une norme à laquelle on tente de se conformer pour se réaliser, pour être vrai. J. Butler décrit ce processus comme inconscient. Son discours, s’il est politique, se situe avant tout à un niveau psychologique et psychanalytique. Cependant, des activistes politiques ont récupéré ces travaux pour fonder le mouvement queer qui vise à déconstruire les catégories de sexe. Certains activistes organisent des activités visant à prendre conscience du caractère construit de sa propre identité. Mais comme l’écrit J. Butler : « on ne change pas de genre comme de chemise » [1].

 

 

 

 

 


[1] Cette analyse a été rédigée par José Gérard, sur base de notes prises lors de l’intervention de Julie De Ganck et Laura Di Spurio, chercheuses à l’ULB, pendant le colloque organisé le 28 novembre 2013 par Couples et Familles sur le thème « Qui a peur du genre ? ».

 

 

Masquer le formulaire de commentaire

1000 caractères restants