Analyse 2013-29

  A propos du genre, on présente souvent le débat de manière dichotomique : ceux qui défendent les théories du genre et ceux qui s’y opposent et défendent plutôt un modèle familial dit « traditionnel ». Quels sont les présupposés philosophiques sur lesquels reposent chacune des positions en débat ? Quelles sont les questions à se poser et les nuances à apporter ? 

 

Les positions des partisans des théories du genre


Concernant la famille, les partisans des théories du genre tiennent deux positions qui sont solidaires. Tout d’abord, ils posent une distinction entre le sexe et le genre. Etre né avec un sexe biologique défini, pénis ou vagin, ne détermine pas forcément le genre, c’est-à-dire le rôle social masculin ou féminin que nous avons à tenir dans la société. Le genre est une question de choix et de liberté. Autrement dit, le corps n’est pas déterminant du genre. Le genre doit relever d’une liberté totale.


Ce premier postulat amène à une deuxième idée : il n’y a pas de modèles familiaux qui s’imposent. S’il n’y a plus de rôle social déterminé par la nature biologique des êtres humains, chacun peut tenir le rôle qu’il souhaite, y compris celui de parent. Il n’y a pas forcément de corrélation entre le fait d’être parent et celui d’être en couple hétérosexuel et, qui plus est, dans le cadre du mariage si l’on se positionne du point de vue chrétien. Quiconque, dans quelconque condition, peut fonder une famille tout simplement si c’est là son choix. En Belgique, la loi sur la procréation médicalement assistée, par exemple, va dans ce sens. La notion de parent y est définie de manière très large : « toute personne de plus de 16 ans ou 18 ans qui souhaite avoir un enfant sera désignée comme parent ». La famille devient par conséquent quelque chose à géométrie variable. Il n’y a plus de conditions particulières à remplir puisqu’il n’y a plus de rôles à jouer en particulier. Le rôle de parent n’est plus définit d’avance tout simplement parce que nous sommes un homme ou une femme.


Les positions des partisans du modèle familial traditionnel


Pour les défenseurs de la famille traditionnelle, opposés aux théories de genre, le sexe et le genre sont pourtant solidaires. Le corps, et plus particulièrement le sexe, dont nous disposons détermine le rôle que nous avons à jouer dans la société. Le lien entre les deux est fondamental. Dès lors, ceux qui ne vivent pas selon leur nature sont associés à des cas pathologiques ou à des formes de vie marginales. Ces personnes sont hors norme. Il existe donc un critère de normalité de référence.


Dès lors, selon ce principe, il n’existe qu’une seule manière de faire famille. Seul un couple formé d’un homme et d’une femme peut, par nature, concevoir des enfants. Dans le milieu chrétien, on ajoute comme condition supplémentaire le mariage, dont la vocation est de s’ouvrir à la descendance.


Quels fondements philosophiques à ces positions ?


Sur le plan philosophique, les deux partis correspondent à deux courants opposés. Du côté des partisans du genre, les théories se rapprochent de l’existentialisme : nous sommes une pure existence, sans essence. Nous existons, sans définition. Il est vrai que dans la thèse existentialiste, tout l’enjeu de l’être humain est de trouver la définition qu’il va se donner et qui sera la plus adéquate pour lui. Les auteurs comme Judith Butler, qui alimentent les partisans des théories du genre, évoquent moins l’existentialisme que le structuralisme à la Foucault. Dans les mouvements structuralistes et les théories de Foucault, on détruit tout forme d’essence et on parle de substance. Il n’y a pas de substance, de définition qui s’impose à l’être humain. Ce ne sont que des effets de langage. Il n’y a rien derrière les mots, tout n’existe qu’à travers les mots que nous prononçons d’une façon ou d’une autre. Nous avons, en tant qu’être humain, à inventer la définition que nous voulons nous donner dans l’existence. Nous sommes responsables de trouver la voie qui est la nôtre.


A l’opposé de ce courant, les défenseurs de la famille traditionnelle émettent des idées relevant de l’essentialisme. En affirmant qu’il existe une identité humaine donnée à chacun à travers le corps, ils considèrent que l’être humain est doté d’une essence. Il est définit par avance. On pourrait aller plus loin en se rapprochant de propos thomistes selon lesquels il y a une nature en chaque être. L’enjeu est alors de savoir comment épanouir au mieux cette nature dont nous disposons. Nous ne choisissons donc pas qui nous sommes, notre nature nous est donnée. Mais nous avons la liberté de le nier ou de l’affirmer.


Les positions des deux parties en débat ne sont donc pas seulement idéologiques, elles s’appuient aussi sur des présupposés philosophiques. Pour chacun des partis, il faut relever trois points importants de leurs théories auxquels on peut opposer deux objections réciproques.


Pour les partisans du genre, il n’existe pas de modèle de référence, il n’y a plus de norme. En effet, quel que soit le modèle qui serait mis en avant, il sera décrit comme le lieu d’un pouvoir et d’une soumission. Accepter une norme, c’est accepter de se soumettre à celui qui l’a édictée. La traduction de cela dans les faits, pour prendre un exemple simpliste, c’est évidemment la femme qui se soumet aux désirs de l’homme, c’est-à-dire, l’homme qui définit ce que c’est qu’une femme.


Cette idée implique que l’être humain est une liberté souveraine, une liberté absolue, une liberté toute puissante, capable de décider de tout. Nous avons évidemment le corps qui est le nôtre, mais nous pouvons décider de tout ce que nous voulons être, sans que le corps soit contraignant.


Enfin, les plus radicaux des partisans condamnent ceux qui ne penseraient pas de cette manière. Selon eux, s’ils n’acceptent pas l’idée de liberté absolue, c’est qu’ils sont soit des oppresseurs, soit des opprimés. On peut formuler deux objections à ceux qui défendent avec virulence cette théorie du genre.


La première est qu’une liberté sans norme ce n’est plus une liberté. Il est beau de dire que l’on est libre, mais s’il n’y a pas de normes, de contraintes par rapport auxquelles la liberté peut s’exprimer, alors la liberté est une liberté désincarnée, elle est virtuelle, elle n’est plus rien du tout. Voici un exemple. Quand un bébé apprend à parler, on parle d’aliénation (selon les propos de Lacan). Apprendre à parler, prendre la langue maternelle suppose que l’enfant abandonne son propre langage spontané (pleurs, hurlements, sourires,…) pour passer dans le langage de sa mère afin de s’en faire comprendre. S’il veut se faire comprendre et exister, il n’y a pas d’autres alternatives, il doit se plier à apprendre la langue de l’autre avec des contraintes, des règles, avec une manière de dire les choses. C’est vrai qu’il s’agit d’une aliénation, mais une fois que le langage est acquis, il est possible de s’exprimer. Si nous ne connaissons pas une langue à partager avec d’autres sous prétexte que les normes sont mauvaises (car le langage est une norme), alors nous n’avons plus de langage et par conséquent plus d’instrument de communication pour exprimer notre liberté. Cet exemple est simpliste mais il démontre que rejeter toutes les normes revient à supprimer la liberté. Quelle liberté reste-t-il lorsqu’il n’y a plus de norme ? Une liberté virtuelle, une liberté dans le vide, rien d’autre.


La deuxième objection concerne la notion de choix. La liberté est une notion sérieuse et grave à laquelle tout le monde recourt aujourd’hui à tort et à travers. Tout le monde revendique la liberté, mais c’est un slogan plus qu’une réalité. Que choisit-on à propos de notre sexualité ? Par exemple, être hétérosexuel, homosexuel ou tout autre chose est-il un choix pris librement ? Quelqu’un peut-il dire qu’il a choisi sa sexualité librement ? Pour la majorité d’entre nous, nous nous découvrons progressivement avec ce que nous sommes, en faisant peut-être des expériences, en tâtonnant, mais nous ne choisissons pas véritablement notre sexualité, nous la découvrons avec l’expérience. Ensuite, il faut trouver le moyen de vivre en harmonie avec ce que nous découvrons de ce que nous sommes. Si nous nous découvrons homosexuel alors que nous pensions être hétérosexuel, nous devons parvenir à l’assumer en nous déprenant de ce que nous croyions être. Nous n’avons donc pas choisi de devenir autre chose que ce que nous étions auparavant. Voici un autre exemple : choisissons-nous de tomber amoureux ? Normalement non, c’est pour cela qu’on dit que l’on tombe. Ca s’impose à nous. Nous sommes attirés par quelqu’un ou non et nous choisissons peut être la manière de gérer la situation, mais pas le fait de tomber amoureux. Est-ce que nous choisissons le type de personne que nous aimons ? Il n’y a pas de décision libre par rapport à cela, nous avons les goûts que nous possédons, même s’ils sont culturellement construits, ils existent. De même les types de plaisir que nous aimons avoir, est-ce un choix ? Non, nous le découvrons par l’expérience et ensuite nous essayons d’être respecté dans ce que nous aimons et ce que nous n’aimons pas. Ce sont des exemples un peu naïfs, mais ils démontrent que nous ne choisissons jamais vraiment librement, sans contrainte culturelle, sociale, familiale ou autre. Cette liberté qu’on présuppose, cette volonté que nous aurions en dehors de toute norme, nous sommes incapables de la vivre en réalité. Il y a toujours dans les choix que nous posons des raisons qui nous poussent à aller dans une direction plutôt qu’une autre. Par conséquent, aux partisans de la théorie du genre, il faut adresser la question suivante : « Pouvez-vous donner une description rigoureuse de cette liberté que vous prétendez que nous avons ? ».


Pour les partisans de la famille traditionnelle, on peut retenir également trois points important à partir desquels formuler quelques objections.


Tout d’abord ils revendiquent qu’il n’existe qu’une seule norme, un seul modèle. Selon eux, il n’y a pas trente-six façons de faire famille ni d’assumer notre rôle en tant qu’homme ou femme. Nous n’avons qu’une seule nature et il faut vivre en la développant le mieux possible. Se soumettre à notre nature, c’est tout simplement s’accomplir dans ce que nous sommes.


Partant de ce principe, on arrive à l’idée qu’il existe une vérité souveraine, toute puissance et c’est celle que les défenseurs de la famille traditionnelle revendiquent évidemment.


Immanquablement, s’ils détiennent la vérité, s’ils connaissent la norme, s’ils savent ce que c’est que d’être un homme ou une femme, par conséquent, tous ceux qui n’adhèrent pas à leurs idées ont tort.


Deux objections peuvent aussi être formulées aux partisans du modèle traditionnel. La première est que défendre une seule norme et un seul modèle revient à perdre la liberté. Penser qu’il n’y a qu’une seule manière d’être un homme ou d’être une femme, c’est enfermer la liberté, la figer dans du béton. Pour être libre, il faut suivre le seul chemin qu’il existe, mais s’il n’y a plus qu’un chemin, où est encore la liberté ? Pour reprendre l’image du langage : il faut accepter de s’aliéner pour pouvoir parler librement. Ici, dans les idées défendues par les partisans de la famille traditionnelle, non seulement on nous apprend le langage mais, en plus, on nous apprend ce qu’on doit dire et penser. Alors, il n’y a plus de liberté. Autrement dit, on ne nous dit pas simplement que nous devons être heureux en couple mais on nous dit comment nous devons faire pour l’être. On tombe alors dans un autre extrême avec où la liberté est totalement absente et cela n’est as vivable non plus.


Deuxièmement on peut objecter que dire qu’une nature nous est imposée (une famille, une sexualité,…), c’est oublier que cette image de la famille et du couple que ces théories défendent est une construction historique et culturelle. Il ne faut pas être un grand historien des mœurs pour se rendre compte que ce n’est pas une nature qui nous tombe du ciel. Ce que nous pensons aujourd’hui est le résultat d’une construction qui va encore évoluer avec le temps. Il faudrait donc démontrer que ce que l’on appelle la nature humaine d’être un homme ou d’être une femme est bien quelque chose qui relève d’une nature et non pas d’une construction historique. Et cela, c’est impossible.


En conclusion


Cette manière de présenter les théories des deux parties en débat est certes simpliste. Ces idées sont probablement défendues par les plus radicaux des partisans, ceux-là même qui ont fait preuve de violence ces derniers temps à l’occasion de diverses manifestations en France concernant notamment la loi sur le mariage pour tous. Des deux côtés, lorsque le discours est poussé à l’extrême et se radicalise, non seulement cela perd de son sens, mais cela paralyse le débat et cristallise les oppositions [1].

 

 

 

 

 

 


[1] Analyse rédigée par Laurianne Rigo à partir des notes prises lors de l’intervention de Jean-Michel Longneaux, professeur de philosophie à l’UNamur, pendant le colloque organisé le 28 novembre 2013 par Couples et Familles sur le thème « Qui a peur du genre ? ».

 

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