Analyse 2014-07

Les grands-parents d’aujourd’hui se retrouvent souvent coincés entre plusieurs générations. Ils sont pris à la fois entre leurs enfants affrontant la société moderne, leurs petits-enfants dont ils s’occupent, leurs propres parents vieillissants dont ils prennent soin et parfois encore une activité professionnelle. Comment concilier tous ces rôles ? Comment se préserver de l’épuisement ? Comment aimer sans se laisser dévorer [1] ?
 

 

La génération sandwich : c’est quoi ?


Depuis quelques années, on entend de plus en plus souvent utiliser l’expression « génération sandwich ». On pourrait croire qu’il s’agit de jeunes et autres personnes actives qui n’emportent plus de casse-croûte et qui achètent un sandwich sur le coup de midi pour le manger entre deux cours ou deux réunions de travail. Et bien on se trompe !


La génération sandwich, c’est cette génération de seniors (comme on les appelle aussi), qui est prise en sandwich entre deux autres générations : celle de ses parents et celle de ses enfants. C’est une partie de la population âgée entre 45 et 65 ans. Elle est encore en âge de travailler et est encore souvent impliquée dans une activité professionnelle. Mais elle est aussi sollicitée comme soutien à ses propres enfants et comme soutien à ses parents vieillissants.


En quelques générations, la grand-parentalité a évolué et changé de visage. Divers facteurs sont à l’origine de ces changements : des facteurs démographiques, économiques, institutionnels et culturels.


Sur le plan démographique, des phénomènes comme l’allongement de l’espérance de vie et la chute de la fécondité ont contribué à changer l’image du grand-parent. Dans les années 1950, les familles nombreuses n’étaient pas rares. Elles suivaient un modèle à deux générations dont la représentation graphique était plutôt horizontale. Aujourd’hui, le modèle s’est allongé à la verticale car les familles sont moins nombreuses tout en voyant coexister quatre voire cinq générations. Dans le même temps, le nombre de grands-parents a gonflé. En Europe, on estime qu’aujourd’hui, ils représentent 1/5e de la population [2].


Sur les plans institutionnel et économique, les évolutions des systèmes d’assurance et de protection sociale combinés à l’augmentation du niveau de vie et de confort ont contribué à changer le regard porté sur les grands-parents. Désormais, ils ne sont plus une charge sociale et financière pour les enfants. C’est même tout le contraire ! Ils restent majoritairement autonomes socialement et économiquement. Ils deviennent même une aide pour leurs enfants.


Sur le plan culturel [3], les représentations que l’on a des grands-parents sont radicalement différentes d’il y a quelques décennies. Cela se traduit par exemple dans les petits noms affectueux qu’on leur donne. Les « Pépé, Mémé, Mèmère, Bobonne, etc. » ont laissé place aux « Babou, Granny, Papychou, Mamili, Papyvélo, Mamilaine… » L’image du grand-parent est aussi beaucoup influencée par le « jeunisme » prôné par notre culture. Il n’est pas vieux, il est senior ! Il n’est pas gâteux, il est affectueux ! Il n’est pas dépendant, il est libre et actif. Il est sportif, dynamique, impliqué. Bref, il est moderne !


Les grands-mères d’aujourd’hui n’ont plus de cheveux blancs coiffés en chignon. Elles ne portent plus de tablier et elles ne font plus de confiture. Les grands-pères d’aujourd’hui ne sont plus assis au fond de leur fauteuil, confortablement installés dans leurs pantoufles à lire le journal leurs lunettes fichées sur le bout du nez. Les grands-parents contemporains ont la pêche, ils sont dynamiques et épanouis. Ils font du shopping voire du jogging. Ils voyagent. Ils surfent sur Internet. Ils font des citytrips avec leurs petits-enfants, etc.


Au-delà de cette image grand-parentale que nous renvoient les médias à travers la littérature, la télévision, la publicité, les magazines, le cinéma et autres, on remarque une évolution culturelle de fond qui n’est pas anodine. Les parents d’aujourd’hui sont les premiers éducateurs de leur progéniture. Bien plus rarement qu’il y a quelques décénnies, les parents confient le soin d’élever leurs enfants à un grand-parent ou un autre membre de la famille. Aujourd’hui, l’offre en matière d’accueil de la petite enfance s’est étendue et multipliée et les parents y recourent majoritairement. Les grands-parents arrivent dès lors en seconde ligne comme solution de secours ou pour réduire les frais de garde. Cela donne la possibilité aux grands-parents d’être plus largement présents auprès de l’ensemble de leurs petits-enfants.


Les grands-parents et leurs petits-enfants


Les grands-parents aujourd’hui soutiennent leurs enfants dans la prise en charge des petits-enfants. Les enfants et petits-enfants représentent la tartine du dessous du sandwich. Cela concerne principalement les petits-enfants en bas âge et en âge d’école primaire. Au-delà, ils sont plus autonomes et ne nécessitent plus forcément d’être « gardés ». Cette forme de soutien est quasi généralisée à toutes les familles quand il intervient à faible rythme, régulièrement ou occasionnellement.


Les grands-parents ont la charge des enfants uniquement le mercredi après-midi ou un mercredi sur deux en alternance avec les autres grands-parents. Ils soignent leurs petits-enfants en cas de maladie lorsqu’ils ne peuvent se rendre à la crèche ou à l’école. Ils sont babysitter le temps d’une soirée ou d’un week-end. Ils occupent les congés scolaires pour éviter aux petits-enfants d’enchaîner école et stages.


On remarque que les grands-parents s’investissent surtout aurpès de leurs petits-enfants dont les parents sont professionnelement actifs. Cet investissement est très fort dans la relation mère/fille. C’est une forme de solidarité féminine intergénérationnelle. Les grands-mères qui ont elles-mêmes connu les difficultés de combiner vie privée et vie professionnelle lorsqu’elles sont entrées dans le monde du travail favorisent expressément leurs filles devenues mères tout en maintenant une activité professionnelle. Ces grands-mères diminuent parfois leur temps de travail pour garder leurs petits-enfants et ainsi promouvoir la carrière de leurs filles.


Par ailleurs, comme le disait Marie-Thérèse Casman [4], sociologue, les mères ont tendance à privilégier la lignée maternelle et à se tourner vers leur propre maman pour demander du soutien ou de l’aide.


Un autre phénomène qui a un grand impact sur l’implication des grands-parents auprès de leurs enfants et petits-enfants est les séparations et les divorces. Dans ces situations où les enfants sont fragilisés sur tous les plans (affectivement, psychologiquement, économiquement), les grands-parents sont parfois une bouée de sauvetage. Il n’est plus rare d’entendre que des enfants, séparés ou divorcés, retournent chez leurs parents avec leurs enfants, dont ils ont la garde une semaine sur deux.


Les grands-parents et leurs parents


L’autre tartine du sandwich, celle du dessus, ce sont les parents des grands-parents de la génération sandwich. Dans les catégories d’âge, ils se situent dans la tranche des 70 ans et plus et sont désormais arrière-grands-parents. Pour certains, même si l’âge est là et qu’ils n’ont plus l’energie de leur 20 ans, ils sont parfaitement autonomes et indépendants. Ils sont encore des contributeurs actifs dans les échanges de services intrafamiliaux. Ils jouent encore un rôle dans la garde des arrière-petits-enfants étant donné que les grands-parents sont impliqués dans une vie professionnelle qui ne leur en laisse pas l’opportunité ou le temps.


Pour d’autres, vieillissement rime avec santé déclinante. Ils perdent en autonomie et ont besoin de d’attention et de soins réguliers. Très souvent, c’est au sein de la famille que s’organise l’aide aux ascendants. Les enfants, en particulier, prennent en charge l’assistance à leurs parents vieillissant. Comme cette dame qui témoigne : « Lorsqu’il s’est avéré que ma mère de 87 ans ne pouvait plus vivre seule car elle tombait régulièrement et n’arrivait plus à se relever, j’ai discuté avec elle pour envisager qu’elle entre dans un établissement spécialisé où elle pourrait avoir une assistance en cas de besoin. Mais l’idée ne l’enchantait pas. Elle a refusé. Alors, comme notre maison est assez grande, elle est venue habiter avec nous [5]. »


Pour les enfants, de la même manière qu’il paraît normal de s’occuper de leurs petits-enfants, il est normal de prendre soin de ses parents. En quelque sorte, ils sont redevables à leurs parents des bons soins et de l’éducation reçus plus jeunes. Ils ont une forme de dette envers leurs parents. Pourtant, la perte d’autonomie d’un parent est un passage difficile pour l’enfant. Cela signifie que son parent est désormais plus vulnérable que lui et qu’il ne peut plus compter sur sa protection comme auparavant. Désormais, les rôles sont inversés et c’est l’enfant qui prend soin de son aîné [6].


L’aide peut prendre différentes formes. Certains financeront uns structure professionnelle pour accueillir leurs parents. Cependant, comme dans le témoignage évoqué ci-avant, les personnes âgées préfèrent souvent éviter les maisons de repos. Celles-ci sont considérées comme la dernière ligne droite. Ce sont des mouroirs dans lesquels on entre vivant et dont on ressort mort. Ce type d’établissement ne bénéficie pas d’une très bonne image. Les représentations que l’on se fait sont sans doute d’ordre caricatural, mais elles participent au sentiment d’abandon, d’une part, chez la personne âgée et, d’autre part, au sentiment de culpabilité des enfants qui y placent leurs parents.


Dans d’autres situations, l’assistance sera organisée à domicile, soit chez le parent, soit chez un de ses enfants qui l’accueille. Les enfants peuvent alors s’investir personnellement, de manière plus ou moins importante selon leurs disponibilités et leur énergie ou se faire aider par des aidants professionnels.


Les grands-parents et leur vie professionnelle


Parmi les grands-parents pris en sandwich, un certain nombre sont toujours en âge d’être actifs professionnellement. Beaucoup, dont les enfants avaient quitté le nid, ont eu quelques années de répit dans la gestion de leurs vies professionnelle et privée. Désormais, ils sont grands-parents et les difficultés liées à la conciliation entre vie professionnelle et familiale se représentent avec insistance.


Lorsqu’ils ne décident pas de prendre une retraite anticipée, nombreux sont les grands-parents qui décident de travailler à temps partiel pour le reste de leur carrière. Dans ces cas-là, le temps ainsi libéré est majoritairement employé à la garde des petits-enfants ou à l’assistance aux parents.


Les représentations que l’on véhicule sur la retraite comme un âge d’or dans lequel on s’épanouit et on profite de temps libre pour soi est erronée. Déjà avant l’âge de la retraite, les seniors consacrent la majorité de leur temps aux soins des autres.


L’épuisement : quelles solutions pour ne pas tomber dans le piège ?


Le risque qu’encourent les femmes et les hommes de la génération sandwich en étant les pivots de la famille et de la filiation entre, d’un côté, leurs enfants et petits-enfants et de l’autre côté leurs parents, c’est tout simplement l’épuisement qui peut mener à la dégradation de leur propre santé mentale ou physique.


Les situations de prise en charge de proches sont toujours des situations à risques et ce, sous plusieurs aspects. Quelle que soit la générosité, le plaisir éprouvé à rendre service, le temps que l’on y consacre l’est toujours au détriment d’autre chose. L’aidant peut être amené à renoncer à certaines activités qui étaient importantes pour lui, son équilibre, son épanouissement personnel. Le temps passé avec le parent ou les petits-enfants est peut-être rogné sur le temps passé en couple ou avec les amis. Il faut être attentif à maintenir un équilibre suffisant pour se protéger soi et son couple aussi [7].


Les enfants comme les parents de cette génération « entre deux » peuvent parfois devenir tyranniques sans forcément s’en rendre compte. Pour les uns et les autres, solliciter papa ou maman, leur fille ou leur fils, devient un geste automatique, presqu’un réflexe. Il faut avoir le courage de dire « non ». On pense souvent que cela risque d’être mal pris et on ne veut surtout pas entrer en conflit. Ce ne sera peut-être pas le cas. Peut-être que simplement, les enfants ou parents habituellement aidés supposent que si on accepte de les assister, c’est qu’on le veut bien. Peut-être comprendront-ils fort bien qu’on leur dise parfois non parce qu’on n’en a pas l’envie, le temps ou l’énergie.


La question insoluble est bien sûr de déterminer quelle est la juste mesure de l’investissement. C’est insoluble parce que la mesure sera variable selon les individus. Si la personne ne parvient pas à déterminer elle-même la limite de son investissement, c’est souvent son propre corps qui fixe la frontière.


Afin de ne pas « se laisser manger », on peut peut-être établir une journée par semaine de liberté que l’on consacre à soi, à son couple, à ses amis, mais pas à ses enfants ou petits-enfants ni à ses parents. On peut aussi mettre les choses au clair avec les générations qui précèdent et qui suivent en refusant de fixer des habitudes, quotidiennes ou hebdomadaires. Parce que lorsque les choses sont établies et planifiées, il est parfois difficile de revenir en arrière. Ne pas prendre d’engagement ferme, ne pas promettre à long terme sont peut-être des pistes pour ne pas se laisser enfermer dans des situations qui finissent par nous dépasser [8].


Pour conclure…


Aujourd’hui, sous couvert d’égalité des sexes, on parle de grands-parents plutôt que de grands-mères et d’enfant plutôt que de fille. Pourtant, sans pour autant occulter l’implication de certains hommes dans le soin aux autres dans la sphère familiale, il est clair que, dans la plupart des situations, les femmes assument une charge de soins beaucoup plus importante que les hommes.


On a attribué aux femmes le domaine du « care », en français, « le soin aux personnes ». Soi-disant qu’elles sont douées par nature d’une sensibilité particulière qui leur permet d’exceller dans ce domaine. Depuis des générations, les petites filles sont élevées aux principes de l’amour filial, la solidarité, le soin maternel. C’est ainsi qu’est organisée notre société patriarcale depuis des générations. Même si le vent tourne grâce notamment aux revendications féministes et à quelques avancées sur le plan social, législatif ou culturel, la tâche des femmes est bien lourde à porter car aujourd’hui, elles doivent être performantes sur tous les plans et à tout âge.


Ceci étant dit, que l’équilibre entre homme et femme dans ce qui concerne le soin aux autres se rétablisse ou non, il faut développer encore davantage les services d’aides aux personnes âgées en anticipant l’impact des changements démographiques que connaissent la Belgique et l’Europe. Il faut répondre plus largement à la demande de garde d’enfants, notamment pour les familles aux horaires moins conventionnels (travail à pause, de nuit, etc.). Par ailleurs, lorsque certaines aides ou certains services existent, ils ne sont pas toujours connus des éventuels bénéficiaires. Les pouvoirs publics ont donc non seulement une mission d’appui à remplir en soutien aux familles, mais aussi une mission de communication importante auprès d’elles afin qu’elles sachent les possibilités qui s’offrent à elles.


Il est évident que la solidarité familiale est importante et très louable, mais il faut qu’existent pour les familles et les individus des relais publics de solidarité. Sans cela, si seules persistent les solidarités familiales, nos politiques risquent fort de voir persister et d’engendrer de nouvelles inégalités sociales et économiques [9].

 

 

 

 

 

 

 

 


 

[1] Analyse tirée de la conférence de Laurianne Rigo et du débat qui a suivi lors de la 16e rencontre annuelle des grands-parents de l’Ecole des grands-parents européens, le jeudi 9 octobre 2014 à Ham-sur-Heure-Nalinnes.
[2] Claudine Attias-Donfut, « Les grands-parents en Europe : de nouveaux soutiens de famille », in Informations sociales, 2008/5, n°149, p. 54-67. Disponible sur www.cairn.info.
[3] Agathe Gestin, « "Supermamie" : émergence et ambivalence d’une nouvelle figure de grand-mère », in Dialogue, 2002/4, n°158, p. 22-31. Disponible sur www.cairn.info.
[4] Cf. « L’importance de la relation avec les grands-parents », analyse 2013-21 de Couples et Familles, rédigée par Laurianne Rigo, disponible sur www.couplesfamilles.be.
[5] Véronique Châtel, « Les baby-boomers, la génération sandwich », in L’Express, 23/06/2011. Disponible sur www.lexpress.fr.
[6] Claudine Badey-Rodriguez, « Familles et professionnels en gérontologie : quelles difficultés ? Quelle place pour chacun ? », in Recherche en soins infirmiers, 2008/3, n°94, p. 70-79. Disponible sur www.cairn.info.
[7] Femmes soutiens de familles, Nouvelles Feuilles Familiales, n°103, mars 2013. Plus d'informations sur www.couplesfamilles.be.
[8] Enéo, mouvement social des aînés et partenaire de la Mutualité chrétienne, a réalisé un recueil de témoignages émis lors de diverses animations menées sur le thème de la génération sandwich par la régionale de Tournai. Ces témoignages ont notamment servi à lancer certaines thématiques en débat lors de cette journée de réflexion. La génération sandwich. Quelles réalités, quel avenir ?, Enéo Tournai, octobre 2013.
[9] Analyse rédigée par Laurianne Rigo.

 

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