Analyse 2014-12

  Les nouvelles technologies et leur empreinte sur le monde et les hommes laissent penser que l’humanité est à l’aube d’une grande métamorphose. Boris Cyrulnik [1] est l’un de ces scientifiques qui pensent que la révolution numérique est en cours et qu’elle engendre de profondes mutations dans notre humanité. 

 

Pourquoi une révolution et non pas une évolution ?


L’humanité est en perpétuelle transformation ; tantôt cela va dans le même sens que ce qui existe, tantôt les transformations sont profondes et augurent un changement de cap. Pourquoi, dès lors, parler de révolution lorsqu’on évoque le numérique ? Pour qu’il y aie révolution, il faut que les changements opérés soient d’une telle importance qu’ils modifient l’ordre social, moral et qu’ils engendrent une tranformation en profondeur de la société.


Les outils numériques que l’homme a créés font désormais partie du paysage. Ils sont incontournables et ont modifié la structure de notre société autant que notre humanité. D’après Boris Cyrulnik, avec les mêmes gênes, on peut écrire diverses manières d’être un homme ou une femme car le milieu et les relations qu’on entretient avec lui sont des déterminants importants de notre manière d’être et de notre manière de vivre ensemble. L’homme a cette incroyable faculté d’être conscient que son milieu le façonne et qu’il est déterminant dans la définition de son être et du vivre ensemble. Sachant cela, l’homme sait aussi qu’il peut avoir une action pour modifier le milieu.


L’apparition des écrans et des nouvelles technologies de l’information et de la communication, comme la téléphonie, l’Internet, etc., s’insère dans une longue chaîne d’inventions qui augmentent nos possibilités, mais qui tranchent avec la culture du livre que nous connaissions jusqu’alors. Tout comme l’invention de l’imprimerie, l’invention des TIC [2] nous plonge dans une culture différente. C’est en cela qu’il s’agit bien d’une révolution et non pas d’une « simple » évolution.


Le rapport que l’on entretient au texte et celui que l’on a avec les images mobilise des fonctionnements cognitifs et psychologiques différents. (…) L’invention du numérique a affranchi les écrans du modèle du livre et poussé en avant d’autres repères [3]. Le monde contemporain fonctionne pour le moment avec deux formes de pensée, celle du livre et des technologies numériques. Mais petit à petit, les générations se succédant et intégrant de plus en plus les outils et les codes de la pensée numérique, la pensée est en mutation.


Des mutations sur tous les plans


La révolution numérique était inéluctable. Depuis l’invention de l’imprimerie, nous vivions dans la culture du livre sans même nous en apercevoir. Avec l’apparition des TIC, nous comprenons qu’il y a d’autres manières de penser. Le livre et l’imprimé, tout comme le numérique, sont pour l’être humain des relais pour mettre en œuvre et amplifier certaines capacités mentales, sociales et psychiques et augmenter ses possibilités.


Sur le plan culturel, le numérique a changé notre rapport aux savoirs. Avec le livre, on se trouve dans une culture du singulier. Le lecteur est seul devant une lecture à la fois. Il reçoit de l’information d’un auteur. La culture du livre est dominée par une conception verticale du savoir. Alors que la pensée numérique est fondamentalement multiple, elle suggère une posture plutôt horizontale. Les usagers sont nombreux simultanément et ils emploient de multiples moyens d’accès aux conaissances. La création de contenus et de savoirs est collective et participative [4].


Sur le plan cognitif, la culture du livre favorise une pensée linéaire sur un mode narratif construit dans une certaine temporalité. Transposée aux apprentissages, elle implique une mémoire événmentielle et une faculté d’accumulation des connaissances par le par cœur. La culture numérique, quant à elle, favorise une pensée réticulaire. Les connaissances ne se construisent pas forcément dans la continuité. L’intelligence est spatialisée. Ce mode de fonctionnement implique une mémoire de travail temporaire qui permet de prélever des informations provenant de diverses sources, de les croiser, des les concilier et de les valoriser à un moment donné et dans un objectif précis [5].


Sur le plan psychologique, la culture du livre confère au langage écrit et oral un statut d’exception. C’est ce que l’on dit ou l’on écrit qui définit notre identité. Tandis que dans la pensée numérique, l’écrit, l’oral continuent d’exister, mais ce sont surtout les images qui sont valorisées. Les supports sont multiples, ce qui démultiplie les identités possibles [6].


Toutes ces transformations ont eu une influence aussi sur les liens entre les hommes et leur sociabilité. Dans une conception verticale du savoir, l’autorité était détenue par ceux qui savent, qui sont reconnus par des titres et des qualifications. Alors que dans la pensée numérique qui favorise une conception horizontale des savoirs, l’autorité est acquise par la reconnaissance des pairs. Chacun, à tout moment, doit doit faire la preuve de sa compétence auprès de ses semblables [7].


Pour Boris Cyrulnik, les mutations sont aussi d’ordre biologique et affectif. Ses travaux, ainsi que ceux d’autres scientifiques [8], lui font penser que l’environnement physique et culturel dans lequel on vit structure non seulement la pensée humaine, mais aussi le cerveau et la capacité de perception. Par exemple, grâce à l’imagerie médicale, des études ont démontré que le cerveau est sollicité de manière différente dans la culture occidentale et dans la culture asiatique. En asie, où on emploie des idéogrammes dans l’écrit, on a pu observer que c’est la partie occipitale du cerveau qui est activée pour les décoder. En occident, où on utilise des signes romains, l’information est traitée par le lobe temporal gauche. On peut donc déduire raisonnablement que si notre manière de lire façonne notre cerveau, l’usage des TIC le façonne forcément aussi.


La relation humaine et la relation aux machines fonctionne de manière différente. Il est donc légitime et avéré de penser que l’interaction avec les outils numériques opère des changements affectifs et psychologiques chez les utilisateurs. Par exemple, de premières expériences ont démontré la diminution de l’empathie chez les jeunes utilisateurs assidus de jeux vidéos à caractère violent. D’autres études ont montré une corrélation entre une durée importante de consommation quotidienne d’écrans et le risque de dépression. Plus la consommation d’écrans augmente, plus le risque de dépression augmente en parallèle. Ce sont là de nouveaux champs de recherche à explorer dans le développement humain.


La médaille : côté face et revers


Toute innovation a ses avantages et ses inconvénients. C’est aussi le cas des nouvelles techonologies. Certains les adulent, d’autres les stigmatisent et les rendent responsables de tous les maux. Les deux positions sont aussi absurdes l’une que l’autre.


La technologie est très fortement liée à la parole. Elle a même un effet de sur-langue sur le plan psychologique. L’association de la langue et de la pensée permet de faire vivre un monde totalement absent. Et c’est exactement ce que permet la technologie. Avec le doigt, on appuie sur un bouton et on sait ce qui se passe à l’autre bout du monde [9]. En un clic, on accède à l’information ou on communique avec d’autres grâce aux technologies. Cela a l’avantage de stimuler la pensée créative grâce à une plus grande accessibilité de l’information et une plus grande facilité de traitement de cette information grâce aux outils technologiques. D’un autre côté, les contenus sont aujourd’hui extrêmement nombreux et leur qualité est très variable. Pour les exploiter au mieux, il faut d’une part apprendre à trouver l’information juste et d’autre part, apprendre à y appliquer la critique nécessaire pour la valider ou non.


Outre l’effet de sur-langue, la technologie a ouvert un rapport au temps tout différent. Aujourd’hui, tout va très vite, la rapidité des échanges est sidérant et on vit dans l’immédiateté. Dans un sens, cela représente un avantage considérable car certaines opérations se font désormais très rapidement et cela permet de dégager du temps : du temps libre ou du temps de loisir par exemple. Mais cela peut aussi avoir un effet pervers et plonger les utilisateurs dans une course effrennée pour toujours en faire davantage. Cela peut les amener à l’épuisement.


A l’heure des réseaux sociaux digitaux, la socialisation et les relations sont transformées elles-aussi [10]. Certes les individus sont en relations avec un grand nombre de personnes, mais pas directement. Ces relations sont connectées par l’intermédiaire des technologies. L’avantage est que ces relations sont plus aisées à entretenir étant donné la rapidité et la facilité d’utilisation des technologies qui permettent le lien. Et en même temps, cela isole les personnes qui sont moins connectées et cela crée de nouvelles inégalités dans les rapports sociaux entre ceux qui sont connectés et ceux qui ne le sont pas. De plus, même les personnes connectées peuvent se retrouver finalement assez isolées de la réalité si elles privilégient de plus en plus la technologie comme média pour interagir avec le monde. En effet, la tentation est grande de confondre les TIC avec des instruments de relation alors qu’elles ne sont que des mécanismes de communication.


Quelles attitudes raisonnables dans l’éducation d’enfants mutants ?


Le monde dans lequel naissent nos enfants aujourd’hui est tout différent d’il y a quelques décennies. Les TIC sont présentes partout et tout le temps. Leur invention et le débat qui a cours autour de leur utilisation ont rendu possible leur installation dans tous les domaines de l’existence et, par conséquent, la transformation profonde de notre société. Nos enfants seraient donc des « mutants » parce qu’ils naissent dans un monde en grande mutation et qu’ils en intègrent inconsciemment les codes et que cette nouvelle forme de pensée structure leur esprit, leur être et leur mode de vivre ensemble.


Les contemporains de ce monde technologisé n’ont pas le choix. Qu’ils le veuillent ou non, il n’est plus possible de faire machine arrière. Il faut apprendre à concevoir le monde autrement. L’avenir appartient sans doute à ceux qui parviendront à réaliser un métissage de la culture du livre et de celle des TIC pour tirer de chacune d’entre elles le meilleur parti. Rien ne sert de tenter de soustraire nos enfants des technologies en les diabolisant. Rien ne sert, non plus, de rejeter la culture du livre en les immergeant dans les technologies sous pretexte que cette forme de pensée serait dépassée. L’utilisation de plus en plus généralisée des technologies est une réalité dans la vie des enfants.


Une solution raisonnable est à trouver dans un entre-deux où l’enfant peut intégrer les repères de la culture du livre dans l’utilisation des machines, sans quoi, il risque d’accepter passivement et sans esprit critique la technologie telle qu’elle se présente. L’utilisation des cyber technologies, l’interaction avec le monde virtuel, à condition que l’environnement de l’enfant soit par ailleurs satisafaisant, semble pouvoir permettre une meilleur adaptation et le développement de nouvelles fonctions supérieures de l’esprit tout en perdant cartaines capacités [11].


Pour guider parents et éducateurs dans leur mission, oh combien complexe !, la plateforme Yapaka, en collaboration avec Serge Tisseron, psychiatre et psychanalyste, a mis en place une campagne pour la gestion des écrans chez les enfants. Cette campagne est basée sur la règle des « 3-6-9-12 ». S’il est vrai qu’il est bien difficile de placer l’enfant dans une case (tout dépend toujours du contexte, de son niveau de maturité, de sa relation avec ses parents, de son rapport avec les technologies et des pratiques qu’il découvre chez lui, à l’école ou ailleurs), cette règle et ses commentaires permet de poser quelques jalons pour intégrer progressivement les technologies auprès des enfants et donner du sens à leur utilisation [12].

 

 

 

 

 

 

 


 

[1] Analyse rédigée au départ de la conférence « Enfants mutants… » de Boris Cyrulnik lors du séminaire du Centre de Ressource Educative pour l’Action Sociale, le mercredi 26 février 2014.
[2] L’acronyme « TIC » signifie « Technologies de l’Information et de la Communication ».
[3] Serge Tisseron, Grandir avec les écrans. La règle 3-6-9-12, coll. Temps d’Arrêt, Yapaka
[4] Serge Tisseron, Idem, p. 8-18.
[5] Ibidem.
[6] Ibidem.
[7] Ibidem.
[8] Boris Cyrunik cite notamment les études de David Hunter Hubel et Torsten Wiesel, Schaul Harel, Mary Ainsworth (strange situation), Edward Tronick (still face paradigm).
[9] Benoïte Groult, Ainsi soient-elles, Grasset, 2003.
[10] Cf. « Réseaux sociaux : entre réel et virtuel, la sociabilité en évolution », analyse 2013-16 de Couples et Familles, rédigée par Laurianne Rigo, disponible sur www.couplesfamilles.be.
[11] Annamaria Lammel, « Les cyborg child : les effets des cyber technologies sur le développement humain, in L’esprit du temps, 2001/2, n°22, p. 51-69.
[12] Analyse rédigée par Laurianne Rigo.

 

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