Analyse 2014-15

Ces dernières années, on constate un retour des idéologies meurtrières qui mènent à des conflits armés, à des attentats, à des manifestations violentes. A l’occasion d’une journée de séminaire [1], Boris Cyrulnik proposait son éclairage sur cette résurgence des pensées totalitaires et sur la manière dont elles parviennent à s’installer insidieusement.
 

 

Qu’est-ce qu’une pensée totalitaire ?


Par pensée totalitaire, Boris Cyrulnik entend une pensée totalement explicative qui ne laisse pas la possibilité d'inventer d'autres pensées. C'est une excellente stratégie de prise de pouvoir qui empêche le plaisir de penser, mais donne les bénéfices de la récitation partagée.


Ce sont des pensées simples et linéaires qui semblent vraies et incontestables. Ces raisonnements sont très convaincants. Ils sont souvent étayés de « preuves », de démonstrations scientifiques, de données statistiques. Cependant, ces mono-explications ont un effet dévastateur. Elles sont totalitaires. Elles paraissent pour vraies et uniques, parce qu’elles sont logiques.


C’est ce type de raisonnement que tiennent actuellement la plupart des intégristes et ce, dans tous les domaines, pas uniquement à propos de questions religieuses. Cela concerne aussi l’idéologie, la politique, la philosophie, le psychologie, la biologie, etc. Ces personnes défnissent les textes de base qui fondent leur théorie et en plus, ils ont l’autorité fonctionnelle et les moyens pour l’imposer parce qu’ils sont professeurs, prédicateurs ou autres.


Malheureusement, cette pensée est paresseuse et elle donne du monde une vision manichéenne avec d’un côté les bons, de l’autre les mauvais, ceux qui pensent autrement. A terme, cela mène à l’intolérance et au mépris qui peuvent conduire jusqu’à la violence et au conflit.


Dans l’histoire de la psychiatrie (le domaine de Boris Cyrulnik), il existe des tas d’exemples de pensée linéaire dont les raisonnements faciles sont des pièges pour la pensée. Gardons-en un à l’esprit car il est explicite. Aux débuts de la psychiatrie, on a beaucoup pratiqué de lobotomies et expérimenté les électrochocs. Lorsqu’on a découvert les effets des psychotropes, ce fut un progrès et un soulagement indéniable pour les patients évidemment, mais aussi pour les soignants. Cela a amené beaucoup plus de calme et de sérenité dans les hôpitaux. Les médicaments ont eu pour effet de libérer un espace pour la parole qui n’était pas possible auparavant. Et du coup, cela a ouvert également de nouvelles possibilités de prise en charge des patients, beaucoup plus dignes et humaines. Mais attention, cette facilité que procurait l’usage des médicaments pouvait faire penser que tout était curable par ce biais. Si la médicalisation a été un progrès scientifique indéniable, en revanche, vouloir médicaliser systématiquement tout le vivant en le contôlant au moyen d’une camisole médicale et chimique n’est pas envisageable. Ce serait nier la complexité du réel. C’est pourquoi Boris Cyrulnik juge qu’il est primordial de réfléchir de manière systémique. Cette méthode tient compte de l’être humain dans sa globalité et sa complexité en considérant tous les paramètres de son existence : son environnement social et familial, sa culture, sa biologie, etc. A contrario, envisager le patient sous un angle fragmenté revient à agir envers lui de manière totalitaire ce qui conduit à l’absurde voire au crime.


Les pensées totalitaires sont dangereuses d’abord parce qu’elles sont séduisantes et ensuite, parce que, si ceux qui les propagent sont aussi détenteurs du pouvoir et des moyens de l’imposer (forces armées, police ou autres), elles peuvent soumettre ceux qui y résistent.


Pourquoi les pensées totalitaires sont-elles séduisantes ?


Il serait erroné de croire que seules des personnes « paumées » ou marginales peuvent succomber aux pensées totalitaires. Nous sommes tous susceptibles d’être manipulés. Même si le degré de résistance à la manipulation est variable selon les individus, nul n’est à l’abri, d’autant plus lorsque le contexte s’y prête. Pour Boris Cyrulnik, la pensée totalitaire naît toujours dans un contexte particulier, à savoir, un désert de sens. Ce fut le cas de l’Allemagne qui, humiliée par le Traité de Versailles et affaiblie par la crise économique de 1929, s’est laissée séduire par l’idéologie d’Adolf Hitler contenue dans un ouvrage unique « Mein kampf ». Ce fut le cas de l’Italie qui, fragmentée et au prise avec la mafia et la corruption, succomba au fascisme. En URSS, Staline et Lénine ont pris le pouvoir en se positionnant comme sauveurs du peuple, suite à la défaite de 1917 et à la famine de 1920.


La manipulation est insidieuse, elle se referme sur nous comme un piège sans dévoiler la gravité de la réalité qu’elle engendre. Cela commence souvent par une forme sournoise d’embrigadement qui attire des individus en jouant sur leurs aspirations ou leurs faiblesses en leur proposant des activités de loisirs, de développement personnel, de solidarité ou avec un objectif écologique ou commercial, etc. Dans ces activités, les individus se sentent entourés. Ils sont pris en considération et en tirent de la reconnaissance.


Pour illustrer ce propos, Boris Cyrulnik évoque le cas d’un patient alcoolique, un jeune homme de 25 ans, qu’il suivait en consultation depuis longtemps sans effet positif sur son état. Un jour, ce patient se présente à la consultation, sain et non alcoolisé, bien habillé et propre sur lui contrairement aux précédentes fois. Il l’interroge alors : « Comment avez-vous fait pour surmonter le désir d’alcool et rester sobre ? » Et le jeune homme de répondre : « J’ai intégré le Front National et grâce au parti, je vais mieux. » Dans cet exemple, le Front National, en prenant en considération le jeune homme, a formé une enveloppe sensorielle à la fonction sécurisante. Depuis que ce jeune homme a intégré le Front National, il a deux réunions par semaine, on lui conseille des lectures, on lui assigne des tâches de solidarité auprès d’autres camarades du parti, etc. Bref, il a de nouveaux projets, des personnes qui l’entourent et qui semblent proches et concernées par sa personne. Cela constitue l’enveloppe sensorielle sécurisante qui lui a permis de sortir de l’alcoolisme. Ce ne sont donc pas les théories et les idées du Front National qui l’ont sorti d’affaire. Or, certains seront tenté de faire ce raccourci intellectuel digne des pensées simples et linéaires.


Les effets du groupe facilitent l’influence exercée sur les individus. Se mettent alors en place différentes formes de contôle sur le comportement, les pensées, les émotions des individus ainsi que sur l’information qui leur parvient. Comme le montre l’exemple ci-dessus, un des premiers effets du groupe est d’être sécurisant sur le plan affectif. Avoir le même chef, penser les mêmes choses renforce le sentiment d’appartenance et participe à la définition de notre identité.


Le groupe a aussi pour effet d’anesthésier et d’euphoriser ses membres, notamment à travers toutes sortes de rituels, de chants, de prières mécaniques, de discours, de rassemblements, etc. Cela renforce encore le désir d’engagement des membres car cela les emplit d’un sentiment d’élation qui a quelque chose de délicieux. Mais sans vraiment en être conscients, les individus sont atteints dans leur intégrité et perdent en liberté et en capacité de réflexion critique. C’est ce qu’Etienne de La Boétie avait appelé « le bonheur dans la servitude [2] ».


Petit à petit, le groupe peut influer sur le comportement de ses membres en lui prescrivant une manière de vivre, de s’habiller, d’être ; en lui confiant des tâches, des missions, des ordres. En réalité, les membres deviennent soumis. De la même manière, une seule pensée est permise, celle du groupe. Elle est perçue comme la « Vérité » et toute autre forme de pensée, toute critique sont rejetées. Sur le plan émotionnel, la pression sur les membres du groupe est forte. D’une part, ils sont culpabilisés s’ils ne répondent pas aux prescrits de groupe, d’autre part, ils sont soumis à la peur : la peur de l’autre qui ne pensent pas comme eux et qui est diabolisé, mais aussi la peur du groupe et de son chef qui peut punir si on ne suit pas le mouvement. Enfin, les sources d’informations et leur contenu sont surveillés de près afin de limiter les confrontations d’opinions qui seraient susceptibles de faire douter de la pensée dominante.


La haine de l’autre, de celui qui est différent, qui pense différemment grandit dans l’esprit des membres du groupe et ajoute à l’euphorie. En effet, haïr ensemble un ennemi commun légitime cette haine et procure un sentiment grisant et rassembleur. On rejette alors, purement et simplement, toute opposition à la pensée totalitaire. Quelques exemples dans l’histoire : les excommunications dans l’Eglise chrétienne, la déportation sous le régime nazi ou encore le massacre des Juifs lors de la grande peste au XIVe siècle. En 1348, Marseille est le point de départ d’une épidémie de peste très virulente dans toute l’Europe. En deux ans, une personne sur deux en Europe est morte de la peste en quelques jours dans des conditions abominables. A l’époque, il n’y avait pas suffisamment de moyens techniques pour détecter le virus. Les gens ont élaboré une théorie linéaire et mythique pour expliquer ce désastre mystérieux. C’était le raisonnement du bouc émissaire : la cause de la peste était le peuple juif. Comme les Juifs étaient fort présents dans le domaine de la médecine, on a conclu qu’ils connaissaient bien les maladies et méthodes de soin. S’ils connaissent les substances qui guérissent, ils connaissent aussi logiquement les substances nocives. L’idée était délirante, mais logique. Les Juifs ont donc été massacrés. Et la logique a été renforcée puisqu’à la suite des persécutions, l’épidémie de peste a cessé. C’était donc la preuve que la persécution des Juifs était la solution pour arrêter l’épidémie.


Dès l’instant où on établit un bouc émissaire, un ennemi commun, on se sent mieux. On a une explication, le monde devient cohérent. On sait d’où vient le mal. On sait comment on doit se conduire. On va pouvoir s’associer avec les autres du clan pour pouvoir lutter contre les autres, forcément mauvais. C’est ainsi qu’on parvient à des délires logiques qui mènent au terrorisme ou à l’intégrisme.


C’est parce que ces pensées sans altérité ont un grand effet tranquillisant et solidarisant que tant de dictateurs ont été élus démocratiquement. Ces théories politiques, religieuses, biologiques ou psychologiques totalitaires surviennent souvent dans un désert de sens. Elles créent un mythe merveilleux où toute critique est vécue comme une agression. Elles ne peuvent que se renforcer, puisqu'elles n'acceptent ni le partage ni l'évolution. Jusqu'au moment où désadaptées, elles s'effondrent d'elles-mêmes. En effet, les pensées simples sont d’une logique très convaincante, mais cela ne dure jamais longtemps. Très vite, confrontée à la réalité, leurs failles apparaissent et montrent l’incohérence des théories.


Comment lutter contre les pensées totalitaires ?


Pour Boris Cyrulnik, le seul moyen de s’en sortir est le chaos, la catastrophe (cata = coupure + strophe = reprise d’une autre manière). Et c’est exactement la définition de la résilience. Le système totalitaire fonctionne, il est momentanément stable et puis arrive le chaos. Ce chaos est déterministe, c’est-à-dire que d’autres forces déterminantes, mais qui n’avaient pas d’efficacité dans le système précédent, se mettent en place et déterminent la naissance d’un nouveau système, d’une autre manière de fonctionner ensemble.


Enfin, pour éviter que les pensées totalitaires ne s’installent et menacent sérieusement nos efforts de paix et d’égalité, il faut privilégier les pensées complexes, loin des raisonnements simplistes. Grâce à l’interdisciplinarité chacun peut apporter un bout de vérité au discours et construire ensemble une pensée plus complexe, moins linéaire [3].

 

 

 

 

 

 

 


 

[1] Analyse rédigée au départ de la conférence « La pensée totalitaire » de Boris Cyrulnik lors du séminaire du Centre de Ressource Educative pour l’Action Sociale, le mercredi 26 février 2014.
[2] Etienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, XVIe siècle.
[3] Analyse rédigée par Laurianne Rigo.

 

 

 

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