Analyse 2015-15

 

La transmission en crise, c’était le titre de la 17e journée d’étude de l’École des Grands-Parents européens. Lors de cette journée, Couples et Familles a mis les grands-parents en réflexion sur leur rôle de transmetteurs et de bâtisseurs de ponts entre générations. Cette analyse est la récolte du fruit de leur travail [1]. 

La transmission est-elle en crise ?

Depuis quelques années, beaucoup d’inquiétudes et d’angoisses font surface à propos de la transmission. Elle serait en crise ! Certains disent même qu’elle est en péril et que plus rien ne se transmet aux jeunes.

Dans les familles aussi on s’interroge sur ce qu’il faut transmettre à ses enfants. Le simple fait que l’École des Grands-Parents européens y consacre sa journée annuelle de réflexion en la titrant « La transmission en crise » en est l’illustration. Les grands-parents d’aujourd’hui sont issus d’une génération qui a connu des changements socio-économiques, philosophiques et moraux importants. Ils n’ont pas été parents comme l’ont été leurs propres parents pour eux. Ils ne sont pas non plus les grands-parents qu’eux-mêmes ont connu plus jeunes [2]. La génération de leurs enfants et petits-enfants connaît elle aussi des changements profonds et rapides. Sur le plan religieux ou philosophique, faut-il transmettre ses croyances à ses enfants et petits-enfants ou se dire qu’il leur reviendra de choisir quand ils seront en âge de le faire ? Faut-il transmettre des habitudes alimentaires, un savoir-vivre, des convictions politiques, etc ? Les grands-parents sont en questionnement. Ils ne sont pas certains de ce qu’il faut transmettre, ils hésitent et se remettent en question. Ils sont conscients qu’il leur faut découvrir cette fonction qui leur incombe et qu’ils ont à l’inventer. Il convient de transmettre autrement en tenant compte des nouvelles connaissances dont nous disposons sur le monde, la société, sur l’homme et son fonctionnement.

Faut-il en conclure que la transmission est en crise ? Nous ne le pensons pas. Nous dirions plutôt que la transmission est en mutation, tout comme la société et l’Homme sont en mutation. Par ailleurs, nous nous méfions de cette gymnastique de l’esprit qui consiste souvent à dire que « c’était mieux avant ». De tous temps, la transmission a été une préoccupation des Hommes. De tous temps, les familles se sont interrogées sur ce qu’elle laissaient en héritage aux générations suivantes. Il serait illusoire de croire que pour autant, dans le passé, cela se passait harmonieusement et sans souci, alors qu’aujourd’hui, plus rien ne fonctionne comme il faudrait.

Les mécanismes de la transmission

Transmettre signifie déposer en passant à travers, par-delà. C’est faire passer, à travers le temps des générations, ce que l’on a reçu et que l’on considère comme estimable, important. C’est être passeur entre hier et demain. C’est aussi accomplir ce que l’on appelle « la tradition », qui n’est pas, comme on le pense trop souvent, la répétition du même, mais bien le fait de « faire passer », comme un relais, le trésor que l’on a reçu et qu’on ne peut se résoudre à voir disparaitre [3].

Derrière la transmission, il y a la crainte de disparaître. C’est certainement le premier moteur de la transmission d’ailleurs. La mort nous concerne tous, elle surviendra inéluctablement. Tôt ou tard. Cette idée même qu’un jour « je » n’existe plus est insuportable à de nombreuses personnes. Cela signifie que ce pour quoi on a vécu, ce pour quoi on a agi, ce pour quoi on a donné de sa personne peut disparaître aussi avec nous. Si cela disparaît et soudain n’existe plus, alors est-ce que vraiment cela en vaut la peine ? Considéré de ce point de vue, transmettre revient à refuser la mort et le chaos. C’est affirmer que l’on veut vivre « à travers ».

Le danger alors de la transmission est de se figer dans les formes que l’on connaît, sans accepter de modifications ou d’évolutions. En famille, à l’école, dans notre ville ou notre village,… quelqu’un peut-il affirmer qu’il n’a jamais entendu une réflexion du type « On a toujours fait comme cela ! ». C’est le genre de phrase que l’on entend régulièrement. Cela voudrait dire que la transmission est une répétition stricte et sans variation des pratiques qui ont toujours eu cours. A ce jeu-là, où en serait notre société et nos familles ?

Dans la transmission intergénérationnelle, comme dans la transmission radio, il faut être au moins deux : un transmetteur-émetteur et un récepteur. D’une part, le transmetteur émet un message à destination du récepteur, d’autre part. La transmission intergénérationnelle n’a donc de sens que si le message donné est non seulement accepté par celui qui le reçoit, mais aussi si le message signifie quelque chose pour lui. La responsabilité des deux parties est donc engagée ! D’une part, le transmetteur est responsable du contenu de ce qu’il transmet et de la manière dont il le fait, on l’espère, le plus efficacement possible. D’autre part, le récepteur est responsable d’accepter ou non l’héritage, de le faire évoluer et de le transmettre à son tour. 

Que transmettent les grands-parents ?

Que laissent les grands-parents à leurs petits-enfants ? Quelle influence ont-ils sur eux ? Ces questions sont au cœur de la transmission intergénérationnelle. En tant que grands-parents, elles jalonnent consciemment ou implicitement notre manière d’être et d’agir. Il est humain que nous souhaitions que ce qui est important pour nous perdure à travers le temps au-delà de nous-mêmes pour que notre existence ait encore du sens après notre disparition.

La famille est un lieu de transmission privilégié. Une foule d’éléments immatériels passent à travers la vie quotidienne, la répétition de rituels comme les repas, la toilette ou même les tâches ménagères, les fêtes familiales, les loisirs, l’organisation de la maison, etc. A travers le quotidien, les membres de la famille s’imprègnent des manières de faire, d’être, de dire ou de vivre les choses et les relations aux autres. De génération en génération, on apprend à dire bonjour, à remercier, à se tenir à table, à faire la fête, à voyager, à faire la conversation, à s’habiller selon les circonstances, etc.

A la question « Que transmettent les grands-parents ? », les grands-parents répondent ceci :

• par l’intermédiaire des enfants, la vie

• un patrimoine génétique

• des convictions religieuses, philosophiques ou politiques

• des passions (sport, peinture, musique…)

• une culture

• l’histoire familiale (discours, photos…)

• un patrimoine immobilier / financier

• un patrimoine professionnel, un métier

• des expériences de vie

• des valeurs

• des informations

• des émotions (angoisses, peurs, espoirs, optimisme…)

• des traditions familiales

• des recettes

• des connaissances

• des savoir-vivre, des règles, des principes (politesse, respect de soi et des autres, etc.)

• des objets (matériel de puériculture, meubles, bijoux…)

• des pratiques folkloriques (gilles de Binche, marches militaires et processions…)

• une langue, un accent

• des secrets de famille, des rancoeurs

• ou encore, un autre modèle que celui des parents

Chacun souhaite transmettre le meilleur, le meilleur de soi, parfois le meilleur que l’on n’est pas soi-même. On voudrait parfois transmettre à nos petits-enfants ce que l’on n’a pas ou pas eu, ce que l’on aurait voulu être, ce que l’on n’a pas réussi à transmettre à nos enfants et que pourtant on voudrait voir perdurer… Parfois, on espère que les générations suivantes pourront compenser nos manques, nos lacunes, nos échecs. Il faut alors être attentif à ne pas basculer dans l’overdose. La transmission serait alors contreproductive et les petits-enfants risqueraient bien de subir une pression bien trop forte tant les espoirs qui reposent sur eux sont lourds.

Il y a aussi toutes les choses que l’on ne souhaite pas transmettre comme des défauts, des craintes, des particularités physiques, des maladies, une situation sociale… Certains grands-parents peuvent dès lors renoncer à jouer ce rôle par peur de ne pas transmettre les bonnes choses ou de ne pas les transmettre de la bonne manière. C’est aussi un grand risque ! La transmission est nécessaire à l’enfant car il y puise des réponses à ses questionnements, il y prend possession des éléments qui le construisent. Si ses grands-parents renoncent à le lui offrir, il risque d’aller chercher ailleurs. Parents et grands-parents doivent agir en responsabilité et accepter leur rôle d’adulte auprès des enfants et des jeunes.

Comment transmet-on à ses petits-enfants ?

Les moyens de transmission sont aussi variés que les contenus. Et il est fort difficile de les citer ou de les nommer tant ils se fondent dans notre quotidien. Il n’existe pas de recette pour bien transmettre ! Et non ! Ce serait trop facile ! Même si nous pouvons, comme les grands-parents présents à la journée de réflexion de l’EGPE, prendre le temps de réfléchir à la transmission et à nos pratiques, nous pouvons simplement tirer quelques éléments d’analyse et aucune certitude ou mode d’emploi. Il est bien difficile de contrôler, de maîtriser les relations humaines.

Dans diverses publications, Jean-Michel Longneaux, écrit ceci : « On ne transmet pas l’essentiel et pourtant l’essentiel se transmet ». Pour de nombreuses situations éducatives, nous pensons que le parent, le grand-parent, l’enseignant, l’adulte est « exemplaire ». Cela ne signifie pas qu’il doit être parfait ! Cela signifie simplement qu’il est un exemple parmi d’autres. Et il est bon qu’il soit conscient qu’il est un exemple pour faire de son mieux. En tout cas, pour ce qui est de l’ordre du conscient. Car pour tout ce qui est de l’ordre de l’inconscient, de l’implicite, nous n’avons que peu de maîtrise et cette part nous échappe. Et on sait que cette part n’est pas négligeable.

La parole, le dialogue ou l’échange verbal sont des vecteurs de transmission auxquels on pense assez vite et qui nous semblent sous contrôle. Or, dans le discours, une toute petite part est de l’ordre du verbal. Beaucoup de choses passent aussi dans le non-verbal, les non-dits, la posture, les attitudes, les rougissements, les hésitations, le ton de la voix, etc. Ceci explique sans doute pourquoi les secrets de famille, alors qu’ils ne sont pas dits, se transmettent de générations en générations sans que l’on sache l’origine du malaise.

Les actes, le faire, l’agir sont donc des vecteurs de transmission importants également. Lorsqu’ils sont conscients, ils peuvent être en adéquation avec le discours et lui donner tout son sens et son poids. Ainsi de ce papy qui veut transmettre le goût de la lecture et des livres à ses petits-enfants. Non seulement, il leur dit qu’il est bon d’aimer les livres et la lecture, mais en plus il partage cela avec eux en leur offrant des livres et en en faisant la lecture. En ayant chez lui une bibliothèque dans laquelle désormais prennent place les livres des petits-enfants pour les avoir toujours sous la main. En lisant lui-même régulièrement en présence aussi de ses petits-enfants.

Pour bon nombre de personnes, la transmission passe aussi par des objets du quotidien : un album photo que l’on commente, un meuble dans la famille depuis plusieurs génération et qui poursuit son chemin dans la famille, un bijou qui passe de mère en fille aînée, une maison, un lit d’enfant, une robe de mariée, une robe de baptême, etc. Tant de petites choses qui semblent anecdotiques, mais qui fondent l’histoire familiale et qui la perpétuent de générations en générations.

Pour d’autres encore, l’écriture est essentielle. Verba volant, scripta manent. « Les paroles s’envolent, les écrits restent » dit la locution latine. Ecrire, c’est une manière d’établir notre pensée de manière incontestable, de rendre le discours plus solennel, de lui conférer une certaine éternité. Puis, certaines choses sont parfois plus faciles à écrire qu’à dire. Il n’est pas si évident de se livrer personnellement et de faire part de notre histoire, surtout auprès de personnes auxquelles nous tenons. Passer par le papier assure une transition entre l’intérieur et l’extérieur de soi, tout en préservant une certaine pudeur.

Conclusion

Ce qui est compliqué avec la transmission, c’est qu’elle ne s’organise pas. Elle est en cours en permanence, en tout lieu et en tout temps, avec toutes personnes avec lesquelles nous sommes en interaction, par tous les moyens de communication à notre disposition.

La transmission est en mutation, mais pas en voie de disparition. Elle ne se vit plus aujourd’hui sous un mode aussi automatique et vertical qu’hier. Elle est davantage active sous forme de réseaux et de confrontations. Nous pensons que c’est une chance ! Mais nous concevons aussi que cela n’est pas confortable. La tâche n’est pas aisée : il faut d’une part défendre ses idées, ses convictions, ses valeurs, ses traditions, etc. et d’autre part, accepter, voire se réjouir, qu’elles soient reprises ou non par nos enfants et petits-enfants.

En outre, il ne faut pas oublier que la transmission n’est pas le seul fait des individus. Les parents et les grands-parents ne sont pas seuls face à la transmission. Avec les mêmes difficultés sans doute, les institutions de la société s’organisent pour ce qui semble essentiel soit transmis. Écoles, associations, organisations de jeunesse, clubs de sport, centres culturels, etc. travaillent aussi à transmettre les valeurs que notre société veut préserver pour favoriser un vivre ensemble plus harmonieux. Cela passe, par exemple, à travers des démarches comme les cours de citoyenneté. Ou les initiatives des associations dans le domaine de l’éducation permanente, soutenues par les pouvoirs publics dans leur démarche. Ou encore par la sensibilisation et la formation aux relations entre les sexes que l’on envisage désormais également pour les réfugiés dans les centres d’accueil [4].

 

 


 

[1] Analyse tirée de la conférence et de l’animation de Laurianne Rigo avec les grands-parents présents lors de la 17e rencontre annuelle de l’Ecole des Grands-Parents européens (EGPE), le jeudi 8 octobre 2015 à Ham-sur-Heure-Nalinnes.

[2] Cf. « L’importance de la relation avec les grands-parents », analyse 2013-21 de Couples et Familles, rédigée par Laurianne Rigo, disponible sur www.couplesfamilles.be.

[3] Myriam Tonus, « L’avenir est ouvert : faites passer… », in Transmission en crise ?, Nouvelles Feuilles Familiales, dossier n°108, Editions Feuilles Familiales, Couples et Familles asbl, p. 44.

[4] Analyse rédigée par Laurianne Rigo.

 

 

Masquer le formulaire de commentaire

1000 caractères restants