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Analyse 2018-07

Dans le cadre de l’étude « Familles en transition » [1], l’équipe de Couples et Familles a recueilli le point de vue du physicien Roger Hubert sur la problématique énergétique. À cette occasion, plusieurs personnes, qu’elles soient expertes ou simplement intéressées – voire interpellées – par la thématique de la transition, se sont rencontrées autour d’une table ronde, organisée par Couples et Familles au printemps 2018, afin de prolonger et d’approfondir certains points abordés par le scientifique, mais aussi pour, parfois, tempérer sa vision des choses un chouia pessimiste.

Autour de cette table ronde : une dizaine de personnes. Roger, évidemment, mais aussi Noémie, Katrien, Simon, Bénédicte, Nicole, Claude, Michel, Chantal et Gilles. Des femmes et des hommes, des wallons et des flamands, des jeunes et des moins jeunes, certains sont parents, et même aussi parfois déjà grands-parents, d’autres ont seulement une petite vingtaine d’années et connaissent toujours les bancs de l’école et les kots à projets ou viennent de s’en éloigner pour se lancer dans la vie active ; mais tous ont un point commun, ils s’interrogent quant à l’avenir de notre planète et sont conscients de la situation d’urgence dans laquelle se trouve le monde. Face à ce constat quelque peu alarmant, que penser ? Comment agir ? Quel impact sur les familles ? Quelques questions parmi tant d’autres qui taraudent l’esprit des personnes conscientisées au danger que présente notre mode de vie… « inadapté ».

Mais ces personnes sont rares. Les bases de notre société et les croyances qui y sont inculquées ne sont pas du tout en adéquation avec les vérités scientifiques qui commencent (trop ?) discrètement à se faire entendre. Mais il est difficile de faire bifurquer de sa trajectoire le fonctionnement sociétal actuel – alors que celui-ci fait vraisemblablement courir la société à sa perte –  tant ses fondements sont ancrés profondément dans nos us. Ainsi, quand la prise de conscience survient, cela peut être violent, comme le souligne Simon. Avoir conscience des enjeux tout en sachant que la majorité de la population n’en a que faire, réaliser que si aucun changement radical ne s’opère, le crash est inévitable… Autant d’éléments qui placent ces individus dans une position inconfortable ; difficile de savoir que l’on va « droit dans le mur » et de se contenter d’attendre « la catastrophe » dont les traditionnelles questions : Quoi ? Quand ? Où ? Comment ? restent actuellement sans réponse… même s’il semble tout de même certain qu’elle sera.

L’action individuelle n’est cependant pas vaine. Elle peut permettre aux personnes de se préparer au « monde de demain » mais il semblerait qu’elle ne soit pas suffisante… En effet, comment éteindre un incendie avec une goutte d’eau ? Plus les flammes sont nombreuses, plus la quantité d’eau pour en venir à bout doit être imposante. Ainsi, une révision globale du « système » serait la bienvenue : l’énergie, l’économie, les relations humaines, l’éducation, l’information, etc. tout est interdépendant et s’en rendre compte permettrait d’avancer dans la bonne direction. Mais la désinformation, le manque d’informations pertinentes, les fakes-news, etc. n’aident sûrement pas à conscientiser les citoyens, comme le précise Noémie. De plus, elle estime que le manque de temps peut représenter un obstacle supplémentaire à la prise de conscience qui tarde à s’imposer…

Quant à Katrien, maman de deux enfants, elle considère que la peur ne doit pas servir de moteur pour conscientiser les gens. Celle-ci risquerait de les faire, certes, agir, mais pas de manière constructive. En outre, même si elle est convaincue que ce n’est pas par la technologie que des solutions pourront être trouvées, elle refuse de se montrer pessimiste lorsque ses enfants lui proposent l’une ou l’autre idée « technologique » pour sauver la planète. Pour elle, faire des erreurs, rêver, être créatif, cela fait partie de la vie. Nicole acquiesce. Elle non plus ne trouve pas judicieux de plonger la jeunesse dans la peur même si elle considère pourtant qu’il est important que les générations futures soient préparées à vivre des choses difficiles. Ainsi, Nicole, rejointe par Bénédicte, sont d’avis d’y aller en douceur.

Une révolution qui doit venir d’en bas

Pourtant, selon Simon, c’est bien du peuple que devrait émaner la « révolution écologique ». Le sommet de la pyramide (le pouvoir politique, économique…) n’a aucun intérêt à ce que « le château de cartes s’effondre » ; ce qui risquerait d’arriver si un décideur politique prenait la décision d’implémenter un changement de suffisamment grande échelle pour stopper la croissance par exemple. Véritable suicide politique. Comme tout est interconnecté, le moindre changement risque de faire vaciller l’intégralité du système. Jamais les élites, qui tiennent les rênes et n’aspirent qu’à maintenir leur statut de privilégiés, ne prendront une décision qui les délesterait de leur pouvoir. Ainsi, une révolution populaire semble constituer la seule alternative. Mais la classe moyenne semble elle aussi de plus en plus déconnectée de la « base » en raison de, selon Roger, l’abondance matérielle dont elle jouit. Pour Noémie, la publicité joue un rôle primordial dans cette sorte de déconnexion. La publicité fait croire aux individus qu’ils ont une multitude de besoins qui, en fait, relèvent davantage du champ de l’envie que de celui de la nécessité… Qui reste-t-il alors pour enclencher un changement radical ? Trop peu d’intellectuels non-asservis au portefeuille qui les fait vivre, et des personnes en situations précaires confrontées à des conditions de vie difficiles et donc, à mille lieues de penser aux enjeux de la transition, comme le signale Nicole. La révolution : une option que ne semble donc, aux yeux des participants à la table ronde, pas réalisable…

Une source d’énergie infinie et propre : la solution miracle ?

« Même si cela existait, que ferait-on de cette énergie ? » interroge à son tour Roger Hubert avant de répondre lui-même : « Chaque fois que nous consommons de l’énergie, nous changeons quelque chose sur la terre. L’énergie sert à transformer ; ou en d’autres mots, à détruire. Si nous avions une énergie infinie, il ne faudrait pas dix ans pour qu’il n’y ait plus de terre du tout !  Le mythe de l’énergie gratuite, propre, etc. n’est malheureusement pas la solution. Puisque c’est gratuit et propre, la consommation d’énergie va augmenter et l’énergie que l’on consomme devient toujours de la chaleur. Avec une énergie propre et infinie, on ne résout donc pas le problème du climat. »

Quid de la décroissance ?

« Vivre bien en ayant moins, la solution ? » s’interroge Chantal. Peut-être… mais pour que la population soit prête à réduire ses déplacements, à vivre – pourquoi pas –  en habitats groupés, à mettre sur le devant de la scène la collectivité plutôt que l’individualisme, il y a un pas de géant à réaliser, mais essentiellement dans les mentalités. Effectivement, d’un point de vue pratique la mise en place de ce nouveau système serait tout à fait payable. Mais pas rentable. En principe, l’Etat est le garant du projet de société. Mais il semblerait que cette mission de projet de société ait été déplacée de l’Etat vers le marché.

La devise « business as usual » [2] règne en maître d’après Roger. La croissance, la carotte qui fait avancer notre société, continue inlassablement de nourrir les rêves de la majorité des individus. Au détriment de la planète. Par exemple, une loi de quelques lignes permettrait assez facilement de réduire de moitié l’empreinte énergétique liée aux voitures : en limitant le poids des voitures à une tonne, en limitant leur vitesse à nonante kilomètres heure et en les profilant pour qu’elles fendent l’air un peu mieux… Mais ce genre de loi ne répond pas aux exigences de la croissance… Un autre exemple en lien avec la mobilité concerne la construction de rings pour désengorger les villes, notamment à Anvers. Or, en parallèle, les statistiques annuelles du port d’Anvers attestent d’un trafic en augmentation ; au grand bonheur de la Belgique car cela est réjouissant économiquement parlant. Mais personne ne semble faire le lien entre le nombre en hausse de frets qui arrivent à Anvers et l’augmentation du nombre de camions sur les routes. Quand les travaux routiers en cours seront terminés, la croissance aura fait son effet. Il y aura donc toujours autant de camions en circulation. Le problème ne sera pas solutionné. Ce sont des mesures qui influenceraient la croissance, et qui mèneraient donc à la décroissance, qui pourraient apporter de véritables solutions. Par exemple, concevoir des voitures moins puissantes, nécessitant moins de pièces et surtout, en vendre moins…

…sans pour autant bannir la technologie

« Il ne s’agit toutefois pas d’adopter un mode de vie qui soit à tout point de vue identique à celui de nos ancêtres. J’espère que l’on pourra sauver une partie du système énergétique parce qu’il permet tellement de choses, même à une échelle beaucoup plus restreinte que celle d’aujourd’hui. Je n’ai rien contre la technologie, mais il faudrait se la réapproprier et la domestiquer. Elle rend des services extraordinaires. Prenons l’exemple du GSM. Le fait d’avoir un moyen qui permet à deux personnes de communiquer à tout moment, c’est extraordinaire. Mais le fait que ça devienne un support de la publicité, c’est terrifiant. Sans parler de l’obsolescence programmée… » explique Roger Hubert.

La question du nucléaire

Selon Roger Hubert, cette question recouvre deux aspects. Soit la priorité consiste à supprimer le nucléaire, au détriment du climat. Soit le climat devient la priorité, et dans ce cas, il convient de reconsidérer le nucléaire d’une autre façon. En Belgique, pays doté de peu de ressources et de peu de place, il semble inconscient d’imaginer que l’on puisse fermer les centrales nucléaires en restant neutre pour le climat. Effectivement, comment fermer les centrales nucléaires sans augmenter la contribution CO2 de notre électricité ? L’exemple allemand est catastrophique. Depuis dix ans, la production de CO2 des allemands n’a, d’après le physicien, pratiquement pas diminué…

En ce qui concerne l’accord du vendredi saint qui prévoit la fin du nucléaire en 2025, il convient de ne pas oublier que quatre conditions lui sont associées. En décortiquant ces dernières, le message de l’accord prend une toute autre tournure. La fermeture des centrales ne semble pas si à l’ordre du jour que cela… Les perspectives de réaliser ces quatre conditions d’ici 2025 paraissent nulles.

Et que dire des familles ?

Pas évident pour les familles d’aller à contrecourant de la mouvance en vogue dans la société et de se lancer dans la transition… De plus, quand, au sein du noyau familial, les individus ne sont pas sur la même longueur d’onde, il est encore plus difficile de mettre en place des changements. La démarche individuelle peut, soit rayonner et s’étendre progressivement à la cellule familiale, soit – au pire – mener à une sorte de rupture, comme un divorce par exemple. Ainsi, Claude pointe du doigt l’inhomogénéité de la cellule familiale comme obstacle non négligeable à un basculement rapide vers la transition.

Quoiqu’il en soit, les familles désireuses de se lancer dans l’aventure ont une marge de manœuvre assez large. Jancovici, conférencier et auteur de livres sur l’énergie et le climat – entre autres – estime que le pourcentage de besoins vitaux pour une famille tourne aux alentours de trente pourcents. Ainsi, il reste une marge de septante pourcents sur laquelle les familles peuvent agir, notamment en renonçant à certaines choses ou en les envisageant sous un nouvel angle, comme l’explique Claude. À ce propos, Noémie évoque la mise en place de cadeaux immatériels pour remplacer les babioles en tout genre que l’on peut recevoir lors des fêtes de fin d’année ou à l’occasion d’un anniversaire par exemple.

Les familles partantes pour l’aventure peuvent aussi se heurter à un autre obstacle : celui du temps. La société impose souvent un rythme soutenu qui ne laisse que trop peu d’heures aux familles pour cultiver un jardin ou autre…

Au-delà des démarches individuelles et familiales, des incitants émanant « d’en haut » seraient plus que les bienvenus. Par exemple l’allocation universelle [3] permettrait aux familles – entre autres – de bénéficier de plus de temps pour « vivre » en transition et en adéquation avec des valeurs telles que la solidarité et l’entraide.

Couples et Familles prend position

Un sentiment d’urgence et une vision assez pessimiste de l’avenir émanent, de manière générale, de cette table ronde. Il est vrai que, jusqu’à il y a peu, le système en place n’avait que faire du respect de la planète. Mais les choses changent petit à petit. Des initiatives en faveur d’un monde plus durable, même si souvent à petite échelle, poussent comme des champignons. Ainsi, même si une goutte d’eau n’éteindra pas l’incendie, c’est tout de même l’accumulation de plusieurs d’entre elles qui y parviendront. En outre, des décisions de plus grandes envergures commencent aussi à voir le jour, citons la lutte contre le plastique.

Pour Couples et Familles, décider aujourd’hui que, demain, tout doit radicalement changer pour éviter la catastrophe semble extrême et non pas sans dommages collatéraux. Un changement fondamental opéré du jour au lendemain dérégulerait à coup sûr le fonctionnement économique et social, et conduirait aussi à la catastrophe.

Les changements se poursuivent par la conjonction de multiples facteurs : recherches scientifiques, accords internationaux, pression économique (quand le prix du pétrole augmente, l’on peut penser que le recours à la voiture diminue), mouvements politiques citoyens, pression migratoire, etc. C’est en agissant à tous ces niveaux que la société de demain sera davantage en symbiose avec la planète qui nous accueille depuis toujours. [4]

 

 

 

 


[1] Familles en transition, dossier NFF n°125. Malonne : éditions Feuilles Familiales, parution prévue en septembre 2018, 96 p.
[2] « Comme d’habitude »
[3] Voir à ce propos : L'allocation universelle, un plus pour la famille ? Analyse 2017-17 de Couples et Familles.
[4] Analyse rédigée par Audrey Dessy sur base des propos recueillis dans le cadre d’une table ronde organisée par l’asbl Couples et Familles le 1er mai 2018 à Hingeon. Cette table ronde a également donné lieu à l’article « "Nous ne sommes plus connectés à la terre" : un physicien s’inquiète » publié dans Familles en transition, dossier NFF n°125. Malonne : éditions Feuilles Familiales, parution prévue en septembre 2018, 96p.

 

 

 

 

 

 

 

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