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Analyse 2018-21

Force est de constater que, de nos jours, la famille suscite de plus en plus l’intérêt du monde du travail. De fait, l’articulation entre la vie familiale et la vie professionnelle est devenue un tel défi pour les familles qu’un nombre croissant d’entreprises se penchent sur le sujet à travers des mesures « family-friendly ». Notre système de sécurité sociale, bien connu pour sa large (mais pas moins complexe) couverture sociale, donne la possibilité aux parents de bénéficier de différents types de congés afin de gérer au mieux leur vie de parents et plus largement leur vie de famille. Par conséquent, comment expliquer que les entreprises se mettent, elles aussi, à agir dans ce sens ?

Par le passé, les préoccupations n’étaient guère tournées vers les questions d’ordre familial. Effectivement, les stéréotypes de genre ont longtemps conduit à une répartition rigide des rôles entre les hommes et les femmes dans le ménage. Autrement dit, pendant ce temps, il n’a pas été nécessaire de réfléchir à l’articulation du champ familial et du champ professionnel puisque chacun d’entre eux était pris en charge de manière distincte par les époux.

Un vent de changement

Peu à peu, les évènements ont permis aux mentalités d’évoluer et aux femmes d’intégrer plus massivement la sphère du travail. Ainsi, les couples à double carrière sont devenus la règle et plus seulement l’exception. Autrement dit, c’est toute la configuration familiale qui s’est vue chamboulée avec l’évolution de la place des femmes dans le monde du travail. De plus, le mouvement d’individualisation et l’accent mis sur l’épanouissement ont également conduit à une diversification des formes de vie privée, inobservée jusque-là.

Notons que la sphère du travail a, elle aussi, été révolutionnée du fait de la mondialisation et de l’accroissement de la concurrence. Avec la transformation du marché du travail et les avancées technologiques, la frontière entre la vie privée et la vie professionnelle s’est progressivement atténuée.

Comme l’indique le professeur de sociologie Bernard Fusulier, accompagné de Silvia Giraldo et David Laloy dans l’ouvrage « L’entreprise et l’articulation travail/famille » [1], il ne faudrait pas croire que les préoccupations en matière de conciliation entre la vie professionnelle et la vie familiale soient nouvelles. Ce sont plutôt les conditions dans lesquelles les individus sont amenés à combiner les exigences de ces deux domaines qui ont changé ; raison pour laquelle la réflexion autour de la compatibilité de ces deux sphères majeures s’est montrée plus que nécessaire pour certains dirigeants politiques et institutionnels.

La famille, une affaire d’État ?

À la base de la question de l’articulation entre le travail et la famille se trouve la manière dont les États en sont venus à concevoir ces deux champs. Si certains, comme c’est majoritairement le cas dans les pays du nord de l’Europe, penchent pour un modèle cumulatif où la vie familiale et la vie professionnelle peuvent s’exercer de manière simultanée, d’autres ne sont pas du même avis. Au Japon, par exemple, les mentalités s’accordent plutôt sur un modèle alternatif où les individus doivent davantage choisir entre l’une et l’autre selon les périodes de la vie. Pour ce qui est de la Belgique, elle tend plutôt à prendre le premier modèle pour référence. Les indicateurs relatifs à l’emploi des femmes confirment cette tendance bien que la situation belge soit tout de même qualifiée d’hybride [2].

De cette manière, les pouvoirs publics sont chargés de mettre en place des dispositifs permettant notamment aux parents de rendre compatibles leurs engagements professionnels et familiaux. Suite à l’impulsion donnée par l’Union européenne [3], ont ainsi été instaurés le congé de maternité de quinze semaines [4] et le congé de paternité, aussi appelé congé de co-parentalité, de dix jours [5]. Le congé parental a également été mis en place pour permettre aux parents qui le souhaitent de suspendre ou de réduire leur temps de travail avant que l’enfant n’atteigne l’âge de douze ans et ce, de trois manières : à temps plein, à mi-temps ou à un cinquième temps [6]. Des pauses d’allaitements sont aussi envisageables sur le lieu de travail, à raison d’une ou deux pauses de trente minutes par jour en fonction du temps de travail et ce, jusqu’au neuf mois de l’enfant [7]. Notons qu’un travail a également été fait afin de mettre en place une série de dispositifs d’accueil des jeunes enfants bien que ceux-ci restent insuffisants par rapport à la demande formulée par les parents. 

Notons que certaines catégories professionnelles ne sont pas concernées par ces dispositions dans la mesure où elles bénéficient de droits moindres voire n’en bénéficient pas du tout. C’est le cas notamment des parents adoptifs ou encore des familles d’accueil, des demandeurs d’emploi, des mères et pères indépendants, des intérimaires et des artistes. Or, comme l’indique Bernard Fusulier « le soutien institutionnel au développement d’un modèle « cumulatif » permet non seulement de mieux répondre aux aspirations des personnes et constitue une des conditions du bien-être des enfants, mais relève également de deux politiques convergentes : celle de la promotion de l’égalité des chances entre les hommes et les femmes et celle d’une augmentation des taux d’activité de ces dernières » [8].

L’exercice parental, un rôle féminin ?

Incontestablement, il s’avère que la thématique de l’articulation entre la vie privée et la vie professionnelle se croise avec celle du genre. De fait, bien qu’elles aient le mérite d’exister, les mesures qui viennent d’être décrites continuent malgré tout à faire peser le poids de l’organisation familiale sur les épaules de la femme. Comment expliquer cette tendance ? 

À en croire le département d’économie appliquée de l’Université Libre de Bruxelles [9], lorsque la question du congé parental se pose dans les couples, il apparait que les femmes ont majoritairement tendance à réduire voire à interrompre leurs activités professionnelles pour se consacrer à leurs enfants. Le rôle qui leur est attribué dans la conception traditionnelle de la famille n’est pas la seule explication puisque cette large proportion de femmes s’explique par les écarts salariaux qu’il existe encore entre les hommes et elles. Compte tenu du fait que la perte de salaire est dédommagée par une faible allocation de remplacement, les revenus du ménage sont moins impactés dans le cas où la gente féminine sollicite un congé parental. 

En lien direct avec cette remarque, soulignons également que les congés parentaux sont également exposés aux logiques de statut dans la mesure où plus le poste est élevé dans la hiérarchie et moins il sera légitime d’arrêter ou de diminuer son activité professionnelle pour se consacrer à ses enfants [10].


Or, à son origine, le congé parental, tel qu’il est instauré en Belgique, c’est-à-dire de courte durée et rémunéré par une allocation forfaitaire, a pour objectif d’assurer aux parents le bon développement de leurs enfants en restant à leurs côtés, s’ils le souhaitent, sans pour autant mettre à mal leur possibilité de réintégration et leur évolution professionnelle.

Hommes, pères et travailleurs [11]

Sans vouloir affirmer que les pères se rattachent pour la plupart au portrait qui a été fait jusqu’ici, il faut dire que la montée de ceux que l’on appelle les nouveaux pères n’a pas pour autant amené la société à revoir sa manière de considérer la paternité. Fortement influencée par des logiques liées aux genres et aux statuts, il reste que la place prise voire celle qui est laissée aux pères dans le monde du travail mérite encore d’être ajustée. De fait, alors qu’ils semblent de plus en plus nombreux à s’investir sur le plan affectif et émotionnel, certaines logiques ralentissent la redéfinition de leur rôle. En effet, le niveau de leur rémunération et le poids de la tradition semblent rester majoritairement des freins à l’implication des hommes au sein de la famille, notamment au moment du congé parental.

Sont ainsi blâmés les hommes qui ne s’insèrent que très peu dans la sphère familiale pour privilégier leur carrière professionnelle ou, au contraire, ceux qui y prennent place totalement en devenant « père au foyer ». Assurément, les sphères professionnelle et familiale sont si intimement liées l’une à l’autre qu’un investissement croissant dans l’une laisse penser automatiquement à un désengagement dans l’autre. Bien que les idées évoluent, il reste que, dans les faits, l’exercice simultané des tâches parentales et professionnelles est rendu compliqué tant le cadre qui régit ces deux domaines demeure rigide.

Pour mettre à mal la division inégalitaire des tâches domestiques et familiales, les réflexions [12] qui ont été menées sur le sujet considèrent qu’il est nécessaire d’inciter les pères à bénéficier de ces congés et donc d’adapter les mesures existantes afin de faciliter leur utilisation par les familles. Pour ce faire, il semble primordial de revoir leur niveau de rémunération (actuellement forfaitaire) mais aussi maintenir une partie du congé non transférable à l’autre conjoint, voire à le rendre obligatoire.

À ce sujet, évoquons la Suède, souvent prise en exemple pour ses pratiques avant-gardistes notamment en matière d’éducation. Celle-ci prévoit qu’une partie du congé parental soit réservé aux pères. Dès lors, si ceux-ci n’y recourent pas, le congé parental se trouve alors limité à la durée prévue pour la mère. En visant la parité homme-femme, cette mesure a eu le mérite d’augmenter l’utilisation du congé par les hommes plus ou moins au même titre que celle faite par les femmes.

Selon l’OCDE (l’organisation de coopération et de développements économiques) [13], l’actuel congé de paternité de dix jours ne permet en aucun cas aux pères de nouer des relations étroites avec leurs enfants ou encore d’apporter des modifications significatives dans le partage des tâches entre les conjoints. Dès lors, des mesures doivent être prises à ce niveau. À moins que d’autres acteurs ne s’en chargent ...

L’affaire des employeurs ?

Bien que les pouvoirs publics planchent sur un certain nombre de mesures en faveur d’une meilleure harmonisation de la vie familiale et de la vie professionnelle, il semble évident que les entreprises ont également un rôle à jouer en la matière. Si toutes ne le font pas, elles ont tout de même des avantages à se pencher sur la question puisqu’elles se présentent comme un acteur crucial à ce sujet.

À l’époque de la Première Guerre mondiale, certains patrons comme André Citroen [14] avaient déjà bien compris que pour attirer la main d’œuvre dans son usine d’armement, il fallait investir dans la famille. En effet, il avait notamment mis en place une crèche au sein de son usine afin de libérer les femmes chargées, à l’époque, de relever l’économie du pays alors que les hommes étaient partis au front. Bien que les circonstances ne soient pas comparables, depuis lors, les initiatives se sont multipliées comme, par exemple, chez Google, Microsoft, Amazon, Danone, Adobe ou encore Ikea.

Elles ne sont pas les seules mais force est de constater que les grandes entreprises du secteur technologiques sont novatrices en la matière. Influencées par les initiatives lancées par leurs homologues américains, ces grandes entreprises sont beaucoup plus sollicitées et impactées par l’exercice parental au quotidien puisque l’intervention de l’État en la matière est beaucoup moins significative que chez nous. 

C’est ainsi que certains employés en sont venus à bénéficier de toute une série d’avantages de natures diverses tels que des avantages extra-légaux, des mesures de flexibilité en matière d’aménagement du lieu et du temps de travail, des avantages en nature via la mise en place de services divers et variés ou encore d’avantages financiers. À valeur d’illustration, citons notamment Microsoft qui permet aux parents de bénéficier, chacun, de cinq semaines supplémentaires de congés payés de maternité et de paternité. [15] La Ligue des familles relate également les efforts fournis par Danone qui permet aux mères de bénéficier de dix-huit semaines de congé de maternité et qui indemnise entièrement les dix jours de congés de paternité prévu par la loi  [16]. D’autres font, quant à eux, le choix d’instaurer des crèches d’entreprise, de réserver des places dans les milieux d’accueil pour les enfants de leurs travailleurs, de rendre l’emploi du temps flexible ou bien d’octroyer une compensation financière.

L’intérêt derrière toutes ces mesures proposées par les patrons est assez simple à comprendre. Bien qu’elles représentent un coût, elles permettent à l’entreprise de bénéficier d’une myriade d’avantages. De fait, les conflits existants entre la famille et le travail ne sont pas sans répercussion sur les structures dans lesquelles les travailleurs sont employés. De cette manière, en adoptant des mesures « family-friendly », les employeurs cherchent à se prémunir en matière d’absentéisme mais aussi de baisse d’investissement et de satisfaction au travail. Autrement dit, cette réflexion en apparence philanthropique a pour objectif premier la rentabilité, l’attractivité et la productivité dans la mesure où elle vise à augmenter le taux d’activité des parents et leur motivation personnelle en réduisant le stress, l’absentéisme et le taux de rotation. En faisant cela, l’entreprise obtient un certain avantage compétitif dans la mesure où cela lui permet de retenir du personnel mais aussi d’attirer de nouveaux membres. Ces manières de procéder cherchent donc à répondre aux aspirations de bien être au travail, de fécondité, d’égalité entre les hommes et les femmes tout en favorisant le développement et la qualité de l’emploi. 

Pas à la portée de tous ...

Le constat qu’il faut tirer de ces différentes initiatives est que les préoccupations en matière d’articulation travail/famille varient d’une entreprise à une autre. Si certaines se montrent proactives en la matière, d’autres sont plutôt réticentes et ne sont pas favorable à ce type de pratique. Néanmoins, dans l’ensemble, il faut dire que l’absence d’obligation légale conduit la majorité à se montrer « juste-légalistes » comme le démontre une étude menée auprès de 67 moyennes et grandes entreprises wallonnes [17]. Autrement dit, elles s’en tiennent au respect de la législation et permettent ainsi un usage presque généralisé des dispositifs institutionnels.

Face au manque d’uniformité entre les entreprises, il convient de faire écho aux propos de la Fédération des entreprises de Belgique lorsqu’elle souligne que les mesures de soutien à la parentalité ne sont pas généralisables à la totalité des entreprises étant donné qu’elles représentent un coût que toutes les entreprises wallonnes ne sont pas en capacité d’assumer.

Pour pallier cette hétérogénéité, les propositions et les réflexions ne manquent pas. Pour certains, le conflit existant entre la vie privée et la vie professionnelle, ou du moins la difficile conciliation des deux, est révélateur de la nécessité de repenser l’organisation du temps de travail. Sont notamment évoqués à ce propos la mise en place d’une semaine de travail de quatre jours ou encore de trente heures, Reprenons également les propositions faites par la Ligue des familles qui propose notamment de repenser les différents congés parentaux en rendant obligatoire et en allongeant le congé de paternité, en instaurant un congé parental d’un dixième temps ou encore en améliorant la rémunération afin d’encourager leur utilisation. D’autres initiatives sont proposées : rendre l’emploi flexible afin qu’il s’adapte au mieux aux réalités vécues aux différentes périodes de la vie. Par exemple, il pourrait être envisagé que les parents divorcés travaillent plus les semaines où ils n’ont pas la garde de leurs enfants ou encore que le temps de travail soit modulé tout au long de la carrière en fonction des évènements rencontrés par les travailleurs.

En conclusion, si des initiatives sont prises en faveur de la promotion de la vie familiale, tout n’est pas encore fait … [18]

 

 

 

 

 


[1] Fusulier, B., Giraldo, S., & Laloy, D. (2008). L’entreprise et l’articulation travail/famille : Transformations sociétales, supports institutionnels et médiation organisationnelle. Louvain-La-Neuve : Presses universitaires de Louvain. In : http://books.openedition.org/
[2] Ibid.
[3] Dauphin, S., & Letablier, M.-T. (2013). L’articulation de la vie professionnelle et de la vie familiale au cœur de l’européanisation des politiques familiales. Informations sociales, 175 (1), 88-98. In : https://www.cairn.info/
[4] « Congé de maternité ». In : https://www.belgium.be
[5] « Congé de paternité et congé de co-parentalité ». In : https://www.belgium.be
[6] « Congé parental ». In : https://www.belgium.be
[7] « Pauses d’allaitement ». In : https://www.belgium.be
[8] Fusulier, B et al., op.cit.
[9] Maron, L., Meulders, D., & Pádraigín O'Dorchai, S. (2008). Le congé parental en Belgique. Brussels Economic Review - Cahiers économiques de Bruxelles, 51 (2). In : https://www.researchgate.net/.
[10] Wierink, M. (2009). Comptes rendus de lectures. Revue des politiques sociales et familiales, 96(1), 113-115. In : https://www.persee.fr/
[11] Fusulier, B., & Marquet, J. (2007). Hommes, pères et travailleurs. Recherches sociologiques et anthropologiques, 38(2), 1-7. In : http://journals.openedition.org/
[12] Dauphin, S., & Letablier, M.-T, op. cit., p.93
[13] « Bébé et employeurs : Comment réconcilier travail et vie de famille - Synthèse des résultats pour les pays de l'OCDE ». In : http://www.oecd.org/
[14] Nancy, H., & Beziat, F. (Réalisateurs). (2014). Elles étaient en guerre 1914-1918 [Documentaire]. France : Program 33 et ECPAD. In : https://archive.org/
[15] « Congés de paternité chez Microsoft : il y en a un peu plus, je vous le mets ». In : https://www.lavenir.net
[16] « Des entreprises innovent pour les parents ». In : https://www.laligue.be
[17] Fusulier, B et al., op.cit.
[18] Analyse rédigée par Emeline Mathieu.

 

 

 

 

 

 

 

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