Analyse 2019-10

L’état civil correspond à la « situation de la personne dans la famille et dans la société ». Il permet de connaître les « qualités inhérentes » à chaque individu : son nom, sa date de naissance, sa nationalité, sa filiation, son alliance, son sexe, etc. [1] Ces informations figurent sur nos papiers officiels et nous sommes tenus de les communiquer en complétant bon nombre de formulaires. Elles nous définissent. Vraiment ? Le statut de « divorcé(e) » n’est-il pas réducteur ou facteur de stigmatisation ? Pourquoi la majorité d’entre nous ne porte que le nom de famille paternel ? Quant à la mention du sexe, ne sert-elle pas à nous catégoriser, sans considération pour le ressenti de certaines personnes ? Et puis, une partie de ces informations ne devrait-elle par rester privée ?

Les prémices de l’état civil apparaissent au XVIe siècle, sous forme de registres de baptême tenus par le clergé. Mais, au moment de la vague de sécularisation lancée par la Révolution française, l’État prend le relai concernant l’enregistrement des naissances, des mariages et des décès des citoyens. Par la même occasion, les non catholiques, juifs et protestants, sont intégrés aux registres [2]. Dans la foulée, la Belgique, annexée à la France, se dote d’un service public de l’état civil en 1796 [3]. Celui-ci permet de garantir la sécurité des transactions et des autres actes juridiques, ainsi que d’assurer la police et l’ordre public. Actuellement, des revendications pour plus d’égalité et plus d’autonomie émanent de la société et se heurtent à une conception traditionnelle de l’état civil [4]. L’individu et la famille changent ; l’état civil s’adapte-t-il aux nouvelles réalités ?

Les veuf(ve)s et divorcé(e)s, à nouveau célibataires

En principe, c’est le dernier changement d’état civil qui nous définit. Aux yeux de l’État, le couple qui met fin à son mariage est donc « divorcé ». De même, une personne dont le conjoint décède devient « veuve ». Par contre, si ces personnes se remarient, la « nouvelle union [modifie] à nouveau la dernière inscription au registre » [5]. Chaque changement nécessite donc un passage à la commune. Le statut se retrouve sur de nombreux formulaires administratifs (notamment ceux de la Banque carrefour de la Sécurité sociale). Exiger cette information constitue pour certains une atteinte à la vie privée. Les mentions « marié(e)/en cohabitation » ou « non marié(e)/seul(e) » ne suffiraient-elles pas ? Même si le divorce est devenu un fait commun, il continue malgré tout d’être connoté négativement et procure à certains concernés un sentiment de honte ou d’échec [6]. Être ramené, à chaque sollicitation d’état civil, à cet épisode parfois douloureux, des années encore après le terme du mariage, illustre trop bien l’expression « remuer le couteau dans la plaie » [7].

Pour remédier à cela, une proposition de loi « relative à la modification de la mention “divorcé(e)” et “veuf/veuve” dans les actes administratifs » a été adoptée à la chambre le 4 avril dernier [8]. Elle vise à « centrer l’état civil d’une personne sur sa situation personnelle plutôt que sur un lien passé et dissout, sans pour autant apporter de modification à l’organisation actuelle des registres ». Pour les documents qui ne requièrent pas obligatoirement les mentions « divorcé(e) » et « veuf(ve) », les personnes concernées pourront plutôt les compléter avec l’option « célibataire depuis le… », en référence à un nouvel acte d’état civil, qui existera en parallèle de celui de divorce ou de décès du conjoint disparu [9]. Cette mesure n’est pas rendue obligatoire, puisque pour certaines personnes, le statut de « divorcé(e) » ou de « veuf(ve) » revêt une symbolique particulière. Même s’il s’agit surtout d’une adaptation au niveau de la communication, la nouvelle loi garantira une liberté de choix importante.

La question du nom de famille

Le nom de famille, à la base de l’identification des individus, est un autre élément qui compose notre état civil. Si le patronyme que l’on reçoit à la naissance est le seul à posséder une valeur légale, certaines femmes sont appelées, dans la sphère publique, par le nom de leur mari au détriment de leur « nom de jeune fille » (« Madame Jules Dupont »). En Belgique, les femmes qui le souhaitent peuvent même faire usage du nom de leur conjoint dans le cadre professionnel, si celui-ci y consent [10]. Cette tradition est sans conteste le reflet d’une société dite « patriarcale », c’est-à-dire organisée sur base d’un modèle où l’homme (le père) exerce une autorité prépondérante au sein de la famille. Dans la société actuelle, cette habitude tend à disparaître.

Au niveau de la descendance, par contre, la prépondérance du patriarche ne se résumait pas à la coutume mais était bien inscrite dans la loi. En effet, pendant longtemps, le patronyme maternel était abandonné au profit du nom de famille du père, généralement transmis. La dynastie se créait par le sang de l’homme. Mais, depuis le 1er juin 2014, la loi encadrant le mode de transmission du nom s’est adaptée : les couples peuvent désormais choisir de donner le nom de la mère à l’enfant, que ce soit seul ou juxtaposé à celui du père (dans l’ordre souhaité) [11].

M/F : et si on imaginait les choses différemment ?

L’enregistrement du sexe, autre composante de l’état civil, concerne (consterne ?) particulièrement les transgenres, ces personnes dont le sexe assigné à la naissance ne correspond pas à l’identité de genre vécue intimement. Depuis le 1er janvier 2018, dans la loi belge, la modification de l’enregistrement du sexe à l’état civil peut se faire sans condition médicale, c’est-à-dire sans devoir remettre une déclaration de chirurgien et de psychiatre attestant que le concerné ou la concernée a subi une opération de réassignation sexuelle et de stérilisation (ce qui était le cas dans la première loi sur la question, celle du 10 mai 2007) [12].

Au fond, on pourrait imaginer les choses différemment. Et si on supprimait carrément la mention du sexe à l’état civil ? C’est ce que propose Thierry Hoquet, philosophe, dans son ouvrage Sexus nullus, ou l’égalité. Selon lui, le sexe, au même titre que la race ou la religion, ne devrait pas figurer sur nos documents d’identité. Les différences en termes de droit et devoir qui « justifiaient » cette classification se sont estompées à mesure que sont entrées en vigueur de nouvelles lois : par exemple, les femmes peuvent désormais voter, elles peuvent également ouvrir seule un compte en banque ; le service militaire masculin n’est plus obligatoire ; le mariage ne doit plus obligatoirement être contracté entre deux personnes de sexe opposé. Dès lors, pourquoi l’état civil conserve cette classification binaire qui, visiblement, a perdu son sens ? [13]

En outre, supprimer la mention du sexe sur les documents officiels simplifierait les procédures. Au-delà de la disparition de cette simple case « M » ou « F » à cocher, une telle mesure rendrait inutiles les lourdes démarches administratives qui incombent actuellement aux personnes transgenres pour changer de sexe à l’état civil, et inclurait davantage encore les intersexes, c’est-à-dire les personnes dont les caractères sexuels ne correspondent ni à la catégorie « mâle » ni à la catégorie « femelle ». Lorsque l’intersexuation se découvre à la naissance, ces dernières subissent en général des interventions chirurgicales pénibles destinées à les faire correspondre à un genre particulier. Sans sexe « civil », ces mutilations prématurées ne seraient pas nécessaires. 

Mais dans tous les cas, la simplification administrative n’est pas une fin en soi. Il est surtout important de dépasser le « carcan binaire », de penser le monde autrement qu’à travers le critère du genre. Cela n’empêcherait personne, dans l’intimité de sa vie privée, de s’identifier, plus ou moins intensément, à un genre, quel qu’il soit, tout comme à une religion, à une communauté, etc. Thierry Hoquet rappelle que le but n’est pas la disparition du genre, mais l’égalité, pour plus d’épanouissement du potentiel humain [14].

Après avoir adapté le Code civil concernant la transmission du nom de famille, intégré dans la loi la possibilité de redevenir célibataire après un divorce et permis de changer l’enregistrement du sexe pour les personnes transgenres, peut-être est-il temps de réformer l’état civil encore plus en profondeur et de poursuivre la transition vers plus d’égalité et d’inclusion [15].

 

 

 

 

 

[1] CORNU G., Vocabulaire juridique, 12e éd. mise à jour, Paris, PUF, 2018 : https://books.google.be/ (consulté le 03/06/2019).
[2] NOIRIEL G., « L’identification des citoyens. Naissance de l’état civil républicain », Genèses. Sciences sociales et histoire, n° 13, 1993, p. 3-28 : https://www.persee.fr/ (consulté le 05/05/2019).
[3] Commission internationale de l’État civil, Guide pratique international de l’état civil. Belgique, 01/12/12 : http://www.ciec1.org/ (consulté le 12/06/2019).
[4] Mission de recherche Droit et Justice, L’État civil de demain (appel à projets), 2015 : http://www.gip-recherche-justice.fr/ (consulté le 03/06/2019).
[5] Chambre des Représentants de Belgique, Rapport. Proposition de loi relative à la modification de la mention "divorcé(e)" dans les actes administratifs, 25/03/2019 : http://www.lachambre.be/ (consulté le 06/06/2019).
[6] « Finie la mention "divorcé" ou "veuf" sur les documents administratifs, sauf si nécessaire », 20/03/2019 : https://www.rtbf.be/ (consulté le 03/06/2019).
[7] Chambre des Représentants de Belgique, Rapport… op.cit.
[8] Chambre des Représentants de Belgique, Projet de loi relatif à la modification de la mention "divorcé(e)" et "veuf/veuve" dans les actes administratifs, 04/04/2019 : http://www.lachambre.be/ (consulté le 06/06/2019).
[9] Chambre des Représentants de Belgique, Rapport… op.cit.
[10] Code civil, art. 216 : http://www.ejustice.just.fgov.be/ (consulté le 11/06/2019).
[11] « La transmission du nom », 08/09/2015 : https://www.actualitesdroitbelge.be/ (consulté le 05/06/2019).
[12] Loi relative à la transsexualité, art. 2, 10/05/2007 : http://www.ejustice.just.fgov.be/ (consulté le 06/06/2019) ; Loi réformant des régimes relatifs aux personnes transgenres en ce qui concerne la mention d'une modification de l'enregistrement du sexe dans les actes de l'état civil et ses effets, 25/06/2017 : http://www.ejustice.just.fgov.be/ (consulté le 06/06/2019).
[13] Le résumé du livre Sexus nullus, ou l’égalité de Thierry Hoquet est disponible ici : https://www.franceculture.fr/(consulté le 05/06/2019).
[14] Une conférence de l’auteur au sujet de son livre est intégralement disponible ici : https://www.youtube.com/(consulté le 05/06/2019).
[15] Analyse rédigée par Sigrid Vannuffel.

 

 

 

 

 

 

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