Analyse 2019-13

Le tourisme est un secteur en pleine expansion. On voyage de plus en plus facilement, de plus en plus loin, pour de moins en moins cher. Selon l’Organisation mondiale du Tourisme, ce dernier « représente jusqu’à 10% du PIB et des emplois dans le monde » [1]. Finalement, le voyage est devenu un produit de consommation comme un autre… Mais faut-il être mobile à tout prix ? Faut-il faire du voyage d’agrément une de nos valeurs ? Que se cache-t-il derrière nos photos de vacances ?

Notre société est soumise à une « injonction générale à l’hypermobilité » [2]. Le fait de se déplacer, de se mouvoir, semble être devenu une condition à l’épanouissement personnel. Dans le monde professionnel, quelqu’un qui « réussit » est quelqu’un qui change de travail, obtient une promotion ou ose sortir de sa zone de confort. Côté personnel, la sédentarité est également mal considérée : comment une personne qui habite au même endroit toute sa vie, entourée des mêmes personnes, sans projet particulier, pourrait-elle s’accomplir ? Évidemment, l’envie de dépasser les frontières fait aussi partie de cet idéal « mobilitaire ». Dans l’imaginaire collectif, partir en voyage d’affaires est l’apanage d’une carrière prestigieuse et stimulante ; prendre part au programme Erasmus en tant qu’étudiant donne de la plus-value à ses études ; être en congé sans voyager n’est plus envisageable si l’on veut profiter de vacances dignes de ce nom [3].

La dimension mythologique du voyage

D’abord apparu sous forme de cures thermales et de pèlerinage, le tourisme s’est vite diversifié : de la mer à la montagne, les hommes et les femmes recherchent depuis longtemps l’oisiveté et le dépaysement. Le développement du chemin de fer dans un premier temps, puis l’instauration des congés payés en 1936, ont fait décoller les voyages d’agrément. D’abord réservé aux nobles et aux riches bourgeois, le tourisme s’est progressivement démocratisé [4], même si, actuellement, seuls 7% de la population mondiale (mais 50% d’Européens) sont en mesure de partir en vacances à l’étranger [5]. Depuis, une multitude de valeurs positives est associée au tourisme : l’aventure, la découverte d’autres réalités, d’autres cultures, d’autres manières de penser, la connaissance et donc l’enrichissement personnel, la sauvegarde du patrimoine, etc. Toutes ces valeurs participent à créer une dimension mythologique au voyage [6].

Nombreux sont les globe-trotteurs multipliant les longs voyages à l’étranger, « collectionnant » les pays visités, avides de paysages ou de merveilles du monde. Pourtant, dans la plupart des cas, la découverte n’est pas au rendez-vous. En effet, tous les sites connus, dont on nous convainc qu’ils « valent le détour », sont intégralement visitables en ligne, grâce à la vision satellite et aux panoramiques à 360°. Il est dès lors intéressant de se questionner sur les motivations qui nous poussent au voyage : est-ce pour « concrétiser des images » [7] ? est-ce pour pouvoir affirmer qu’« on y était », qu’« on a vu en vrai » et que désormais « on peut mourir heureux » ? pour montrer aux autres qu’on a l’âme aventurière ? qu’on a les moyens de s’offrir un beau voyage ? est-ce pour l’émerveillement et les sensations que cela nous procure ?

Aussi faut-il veiller à ne pas « folkloriser » nos destinations – c’est-à-dire ne retenir et ne véhiculer qu’une image stéréotypée de la culture du pays visité, qu’elle soit axée sur les traditions culinaires ou sur l’accent, l’habillement, etc. – au risque de ne découvrir que partiellement les réalités locales [8].

À quel prix environnemental et social ?

Les côtés négatifs sont malheureusement beaucoup moins mythologiques. Le tourisme rime souvent aussi avec abandons d’animaux, embouteillages autoroutiers, plages polluées, etc. [9] Récemment, la photo d’une plage de la côte belge a fait le tour de la toile et choqué de nombreux internautes. On y voit des poubelles remplies à ras-bord et des dizaines de déchets qui jonchent le sol à leur pied [10]. On ne compte plus non plus, dans la presse, le nombre de photos d’animaux prisonniers de morceaux de plastique ou confondant nourriture et détritus. À côté de cela, le développement du transport aérien low-cost, qui a certes permis de démocratiser le voyage à l’étranger, a banalisé le recours à l’avion comme moyen de transport, alors qu’il est l’un des plus polluants. 8% des émissions de gaz à effet de serre sont en réalité attribuables à l’activité touristique [11].

Un autre aspect, sans doute moins visible, de l’impact négatif du tourisme sur l’environnement, est la transformation nécessaire du territoire pour accueillir les globe-trotteurs. Des centres de vacances sont construits ex nihilo, des complexes hôteliers poussent comme des champignons, la nature est recréée artificiellement dans le but de convenir aux pratiques touristiques. La plupart du temps, il s’agit d’espaces fermés, proposant des services all-in. Si, d’un côté, les alentours sont relativement préservés, de l’autre, les vacanciers, cloîtrés dans ces « espaces de synthèses produits par et pour l’homme », ne nouent presque aucun contact authentique avec le pays visité, ni en termes de découverte de la culture, ni en termes d’échange avec les locaux [12].

D’un point de vue social aussi, le tourisme international n’a pas l’impact positif que d’aucuns lui attribuent. Loin d’amener prospérité et développement aux communautés autochtones, il a plutôt tendance à les appauvrir. Les bénéfices engendrés par l’activité touristique reviennent souvent dans la poche des tour-opérateurs. Les emplois créés dans le secteur sont précaires, tandis que les postes qualifiés et plus rémunérateurs sont réservés à des expatriés. Dans la plupart des hébergements, les biens d’équipement, garantissant le confort des vacanciers, sont importés. L’économie locale ne profite donc pas vraiment du tourisme. Au contraire, elle est rendue instable puisque totalement dépendante des flux extérieurs. De plus, des plages et des terres sont privatisées et donc dérobées aux habitants, bien souvent incapables de rivaliser financièrement avec les grands groupes multinationaux [13].

Cette réalité n’accable pas seulement les pays du Sud. Dans plusieurs villes d’Europe aussi, le tourisme « sévit ». À Venise, Barcelone, Dubrovnik, et même à Bruges, les autorités ont été contraintes de prendre des mesures visant à limiter l’afflux touristique. La vie quotidienne des habitants de ces villes-attractions est devenue difficilement supportable, au point que se lèvent, parmi les Barcelonais, des mouvements de contestations à l’encontre du tourisme de masse [14].

Voyager autrement, une utopie ?

Face au constat que le tourisme de masse dégrade la planète, beaucoup d’amoureux du voyage ont tenté de trouver des alternatives : écotourisme, tourisme éthique, solidaire ou durable, voyages humanitaires, etc. Mais les faiblesses de ce secteur prometteur ont vite été pointées : l’offre de « bon tourisme » a envahi le marché et est devenue un produit commercial parmi les autres, ce qui va à l’encontre de son propre principe [15]. De plus, les « agences de voyage » qui proposent ce type de séjour ne résistent pas aux lois de la concurrence. Elles veulent proposer la meilleure expérience possible à leurs clients, en leur fournissant sur place un confort qui ne correspond pas au mode de vie et aux contraintes du terrain, par exemple en leur permettant de se doucher tous les jours même dans les régions où l’eau est précieuse. Au final, on continue de voyager avec nos propres « bulles d’habitudes » [16].

Une autre dérive du tourisme solidaire, décriée par les ONG, est le « volontourisme » [17]. Ce mélange de vacances et de bénévolat dans des pays du Sud, assez prisé des jeunes européens, entretient l’idée pernicieuse que, même sans formation ni compétences particulières, les occidentaux sont acteurs du développement [18].

S’interroger sur notre quotidien

Au final, pourquoi ressent-on le besoin de voyager ? Pourquoi attendre toute l’année avec impatience que vienne le moment de partir en vacances ? Pour prendre du temps pour soi ? Si « partir » et « quitter notre quotidien » sont devenus des conditions essentielles à notre bien-être, il est temps de s’interroger sur notre mode de vie. Au lieu de considérer le tourisme comme une échappatoire – parfois aussi comme une manière de se démarquer sur les réseaux sociaux –, pourquoi ne pas réinvestir notre travail et nos habitudes autrement, en mettant l’accent sur l’« ici » et le « maintenant » ? [19]

Le tourisme ne fait pas exception à la loi qui régit toute consommation : l’excès n’est jamais bon. Il est essentiel de remettre en question nos habitudes, d’admettre qu’elles entraînent des dégradations, d’adopter une démarche responsable et de prendre conscience du revers de médaille que présente le tourisme de masse. Heureusement, refuser de participer à celui-ci ne signifie pas la fin de tout périple. Sans doute la solution pour concilier découverte et durabilité se trouve dans la « simplicité volontaire », en prenant du recul par rapport à notre envie de bouger et en insufflant une dimension plus locale au voyage. On doit réapprendre à apprécier, à se satisfaire et à s’émerveiller des paysages et des activités proches de chez nous, qui n’entraînent pas la destruction du territoire ni l’aliénation des relations humaines. En Wallonie, certains organismes se sont rendus à l’évidence de la nécessité de proposer un tourisme durable et local. Des labels « verts » apparaissent, le vélo-tourisme se développe progressivement... Mais pour l’instant, l’offre reste timide et le potentiel « écotouristique » encore peu exploité [20].

En tout cas, amorcer une réflexion sur nos vacances et garder à l’esprit l’impact qu’elles peuvent avoir est déjà un premier pas. Quant au dicton « les voyages forment la jeunesse », il faut probablement le relativiser. C’est l’ouverture à l’Autre et l’échange interculturel qui nous enrichissent, jeunes et moins jeunes. Et cela, c’est aussi possible près de chez nous. S’intéresser aux personnes que l’on rencontre, à leurs origines, discuter, lire, se cultiver, se ressourcer chez soi, seul ou en famille, mais aussi rêver : ce sont d’autres formes de voyage, avec lesquelles il faut renouer [21]. 

 

 



 

 

 

[1] « L’OMT lance une plateforme en ligne pour mobiliser le secteur du tourisme à l’appui des objectifs de développement durable », 23/07/2018 : http://media.unwto.org/ (consulté le 09/07/2019).
[2] BERTHIER A., « Sortir du (sur)tourisme », Agir par la culture, 58, été 2019, p. 13.
[3] MONTULET B., « Être à tout moment partout à la fois », Ibid., p. 25-26 ; CHRISTIN R., « L’anti-tourisme est une dimension de l’anticapitalisme », propos recueillis par BERTHIER A., Ibid., p. 19.
[4] WACKERMANN G., « Tourisme », Encyclopædia Universalis : http://www.universalis-edu.com/ (consulté le 09/07/2019).
[5] DUTERME B., « Un rapport de domination, l’échange touristique ? », Agir par la culture, op. cit., p. 15.
[6] CHRISTIN R., op. cit., p. 17.
[7] MONTULET B., op. cit., p. 25.
[8] DUTERME B., op. cit., p. 16.
[9] À ce sujet, voir « Antisociaux, les touristes ? », analyse 2017-22 de Couples et Familles.
[10] « Un dimanche très sale à Blankenberge », 01/07/2019 : https://www.rtbf.be/ (consulté le 09/07/2019).
[11] CHRISTIN R., op. cit., p. 18.
[12] Ibid.
[13] Ibid. ; DUTERME B., op. cit., p. 15-16.
[14] DESCAMPS S., « 5 villes d’Europe qui ne veulent plus du tourisme de masse », 20/06/2019 : https://sosoir.lesoir.be/ (consulté le 08/07/2019).
[15] ROUSSEAUX V., « Le tourisme, facteur de développement… ou de domination », 13/11/2018 : https://www.oxfammagasinsdumonde.be/ (consulté le 05/07/2019).
[16] ABEL O., « Le tourisme, pour le pire et le meilleur », Choisir. Revue culturelle d’information et de réflexion, 692, juillet-septembre 2019, p. 29.
[17] À ce sujet, voir « Charity business : quand l’humanitaire devient affaire », analyse 2016-19 de Couples et Familles.
[18] ROUSSEAUX V., op. cit.
[19] CHRISTIN R., op. cit., p. 20.
[20] SPAEY M., Tourisme durable. Une opportunité pour la Wallonie, Fédération Inter-Environnement Wallonie, 2017, p. 68 : https://www.iew-test.be/ (consulté le 05/07/2019).
[21] Analyse rédigée par Sigrid Vannuffel.



 

 

 

 

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