Analyse 2019-21

On connaît tous l’importance des jeux de société dans l’éducation des enfants. Parmi les plus connus, le fameux jeu du monopole, qui consiste à acquérir le plus de propriétés possible et à ruiner ses adversaires en leur soutirant un loyer excessif… La société d’édition du jeu a récemment décidé de changer les règles et de transformer son célèbre plateau en un lieu plus progressiste… Mais le résultat n’est vraisemblablement pas sans faille. 

Alors que son oncle moustachu, canne en main et haut-de-forme fixé sur la tête – en bonne allégorie qu’il est de la bourgeoisie capitaliste du 19e siècle – « Madame Monopoly », quant à elle, affiche un air chic décontracté de business woman moderne, un café à emporter en main… À en juger par la présentation du jeu dans la presse ces derniers jours, la mascotte ne serait pas le plus gros changement de cette nouvelle version. Les règles du jeu ont, semble-t-il, été profondément remaniées : en début de partie, les joueuses recevraient plus que les joueurs. Elles seraient également favorisées en passant par la case départ puisqu’elles encaisseraient deux fois la somme versée à leurs comparses masculins. De plus, au lieu d’acquérir des terrains et d’y construire maisons et hôtels, le but du jeu serait désormais d’investir dans des innovations créées par des femmes, comme le Wi-Fi ou encore le chauffage solaire. Cette modification des règles viserait à « compenser l’écart de salaire dans la vie réelle » [1]. Mais pour juger si « Madame Monopoly » répond bien, même de manière imagée, à la problématique de l’écart des salaires, encore faut-il comprendre de quoi il s’agit.

L’écart salarial : état des lieux

Dans les années 1960, un événement majeur met sur la table la question des inégalités salariales : les ouvrières de la FN Herstal entrent en grève le 16 février 1966 et réclament une meilleure application du principe « À travail égal, salaire égal », normalement garanti depuis 1957 par le Traité de Rome (article 119). Ce mouvement donne lieu à de nombreuses réformes dans le monde du travail : la possibilité de réclamer en justice l’égalité de rémunération, des lois protégeant des femmes enceintes ou qui viennent de se marier contre le licenciement, ou encore la création d’une Commission spécifique pour le « Travail des femmes » au sein du Ministère du Travail et de l’Emploi en 1975 [2].

Pourtant, malgré une égalité salariale sur le papier, les femmes belges perçoivent en moyenne un salaire 21% moins important que les hommes [3]. C’est en tout cas ce qui ressort du rapport sur l’écart salarial publié par l’Institut pour l’Égalité des Femmes et des Hommes en 2017. La forte surreprésentation des femmes dans les emplois à temps partiel explique une partie du grand écart salarial : 43,9% des travailleuses sont à temps partiel. Parmi elles, près d’une femme sur deux avance comme raison principale de son temps partiel la conciliation entre vie de famille et vie professionnelle. Du côté des hommes, seuls 9,6% des salariés travaillent à temps partiel, et un peu moins d’un quart d’entre eux avec comme motivation principale la combinaison famille-travail [4].

C’est donc souvent un modèle familial assez conservateur qui amène les femmes à devoir aménager leur temps de travail, ou à y renoncer en partie, pour s’occuper du ménage et/ou des enfants. Mais cette conception conservatrice habite également le chef des employeurs : même sans le vouloir, ceux-ci attribueront plus facilement le temps plein à un homme et le temps partiel à une femme... Dans le documentaire Les résistantes, une caissière affirme ainsi que l’opportunité d’un temps plein ne s’est présentée à elle que tard dans sa carrière [5].

Cela dit, même en calculant l’écart salarial sur base du salaire brut horaire et non pas du salaire brut annuel, afin de corriger l’impact des temps partiels, la différence reste importante : « Globalement, c’est-à-dire sur l’ensemble de l’économie belge, une femme gagne en moyenne 8% de moins qu’un homme par heure de travail. » [6] Quels sont les facteurs explicatifs ? La répartition des femmes et des hommes parmi les catégories de salaire est en réalité assez inégale : les hommes ont plus facilement accès à des fonctions supérieures, tandis que de nombreuses femmes occupent des métiers moins rémunérateurs (soins, relations sociales, ménage…). Là encore, c’est la conséquence d’une conception traditionnelle des genres, qui attribue aux femmes, peu importent leurs compétences, un rôle de soutien et une affinité pour le secteur social, et aux hommes une image d’autorité et de responsabilité [7].

Par ailleurs, les hommes bénéficient, en moyenne, de plus d’avantages extralégaux (soit plus nombreux, soit représentant des montants plus élevés) [8]. L’état civil a également un impact sur l’écart salarial et reflète une fois de plus, une image traditionnelle des rapports familiaux : le fait d’avoir un conjoint avantage le salaire des hommes mais influence moins le salaire des femmes ; par contre, le fait d’avoir des enfants a un impact positif sur le salaire des femmes [9]. Quant aux femmes étrangères (surtout pour celles de nationalité hors UE), il existe aussi un écart « ethnique », qui vient s’ajouter à l’écart salarial de genre [10].

Heureusement, les inégalités salariales tendent, petit à petit, à se résorber : l’écart est passé de 9,8% en 2010 à 7,6% en 2014 [11]. Mais malgré les efforts, certaines idées reçues ont la vie dure… 

Un jeu difficilement à la hauteur de la lutte contre les inégalités

Alors, cet aménagement des règles du Monopoly « compense »-t-il vraiment l’écart salarial réel ? Cette affirmation simpliste est sans doute loin du compte. Prétendre que la solution à l’inégalité salariale consiste à favoriser les femmes au détriment des hommes est contre-productif et va à l’encontre même de leurs revendications pour plus d’égalité. Imaginons plutôt que les cartes « Chance » soient réparties en deux tas, un consacré à la pioche des hommes, un à celle des femmes. Dans la pile des hommes, les cartes annonceraient des nouvelles comme : « Félicitations ! Vous obtenez une promotion : recevez 1000M. » ; tandis que les cartes de la pile des femmes seraient moins généreuses : « Votre enfant est malade. Rendez-vous immédiatement à la case "Garde", sans passer par la case Départ ». Un tel Monopoly, certes caricatural mais au final assez proche de la réalité, aurait sans doute davantage coïncidé avec le discours féministe et sensibilisé aux injustices.

Le « favoritisme » dont profitent les joueuses n’entraîne pas d’office leur victoire. Les garçons sont mis au défi et encouragés à « ruser » pour gagner. Seulement, on voit là un risque de reproduire les clichés sexistes : les jeunes garçons sont censés être intelligents, courageux et débrouillards ; les filles, quant à elles, ont besoin d’être protégées, aidées, pour parvenir à gagner, et si elles décrochent la palme, leur succès sera considérablement atténué par les conditions du jeu.

Heureusement, pour trancher avec ce paternalisme sournois, les femmes sont aussi mises en valeur autrement dans la nouvelle version du Monopoly, puisque les cases du plateau sont dédiées à des inventions pionnières féminines, dans le but d’inspirer les jeunes joueuses à « défi[er] le statu quo ». D’ailleurs, pour la promotion de son jeu, la société Hasbro a tourné une vidéo de lancement présentant les travaux de trois jeunes chercheuses, judicieusement sélectionnées parmi le public du jeu, puisqu’elles ont de 13 à 16 ans. Après la présentation des jeunes filles et de leurs travaux, vient le moment où celles-ci découvrent le « Madame Monopoly », sous les yeux ébahis de leurs parents. À l’intérieur de la boîte se trouve une lettre écrite à l’attention des petites scientifiques – leur confiant combien les créateurs du jeu croient en elles – ainsi qu’une somme de 20 580… dollars ! Les billets factices ont en effet été remplacés par de l’argent en vraie devise [12]. Alors, est-ce là une preuve de toute l’estime que porte Hasbro aux femmes entrepreneuses, ou est-ce plutôt un énorme coup de communication ?

Des changements socio-culturels s’imposent

Les multiples éditions spéciales, qu’elles soient nationales, consacrées à des villes spécifiques, ou même à des produits culturels (groupes de musique, clubs de foot, films ou séries, etc.), s’accumulent sans que le principe du jeu ne change d’un iota. Cette fois, c’est sur un fait de société que mise Hasbro pour séduire les clients. On est en droit de se demander s’il ne s’agirait pas de « féminisme washing », une manière de laver son image, ou en tout cas de récupérer les revendications féministes pour atteindre un nouveau public, car « il est aujourd’hui de bon ton d’afficher son engagement en faveur de l’égalité » [13]. On se réjouit que les créateurs de Cluedo aient songé à la parité homme-femme dès le départ !

Pour en arriver à l’égalité salariale de fait, il faudra plus qu’une tendance marketing, mais un réel changement de paradigme. Le monde du travail, de son côté, se doit de veiller à une meilleure application de la loi sur l’écart salarial du 22 avril 2012 [14], et de s’attaquer aux vrais problèmes : rendre sexuellement neutres les classifications de fonctions, confier des postes à responsabilités aussi à des femmes, réduire les temps partiels effectués par nécessité ou en tout cas mieux répartir les heures de travail entre les femmes et les hommes, ne pas stigmatiser les hommes qui souhaitent s’impliquer davantage dans la sphère privée, etc. [15]

Cela dit, il ne faut pas négliger le rôle de la culture dans le changement des mentalités. Le chemin vers l’égalité entre les hommes et les femmes, et vers l’égalité « tout court », passe aussi par les citoyens et par l’éducation des plus jeunes. Et le jeu est un excellent outil pour cela ! Mais à côté des jeux, l’exemple de la famille est aussi important. Les enfants qui voient leurs parents alterner les tâches ménagères, se répartir équitablement les congés parentaux, discuter de leurs carrières sans les hiérarchiser, et qui sont réellement libres de choisir leur voie, peu importent les stéréotypes qui y sont accolés, seront les plus à même de construire et respecter l’égalité au quotidien [16].



 

 

 

 

 

 

 

[1] « Dans le nouveau Monopoly, les femmes gagnent plus que les hommes », 12/09/2019 : https://www.rtbf.be/ (consulté le 16/09/2019).
[2] LORIAUX Fl., « Femmes et travail : une histoire complexe », L’Essor de l’Interfédé, 75, mars 2016, p. 7 : https://www.carhop.be/ (consulté le 16/09/2019). 
[3] Ce chiffre a été obtenu à la suite d’enquêtes réalisées en 2014. Institut pour l’Égalité des Femmes et des Hommes (IEFH), L’écart salarial entre les femmes et les hommes en Belgique, Rapport 2017, p. 6 : https://igvm-iefh.belgium.be/ (consulté le 16/09/2019).
[4] Ibid., p. 63.
[5] Les résistantes, documentaire Zin TV, 22/06/2019 : https://zintv.org/ (consulté le 14/09/2019).
[6] IEFH, op. cit., p. 6.
[7] DE FAVEREAU C., « À travail égal, salaire égal. Oui, mais encore… », Analyse de l’ACRF – Femmes en milieu rural, 2018/03, p. 3 : http://www.acrf.be/ (consulté le 16/09/2019).
[8] IEFH, op. cit., p. 61.
[9] Ibid., p. 64.
[10] Ibid., p. 65.
[11] Ibid., p. 8.
[12] IDBOUJA S., « Du genre au jeu, Miss Monopoly fait gagner les femmes entrepreneuses », 11/09/2019 : https://www.journaldesfemmes.fr/ (consulté le 24/09/2019).
[13] VINCENT F., « La mode du "féminisme washing" atteint les entreprises », 08/01/2018 : https://www.lemonde.fr/ (consulté le 25/09/2019).
[14] Loi visant à lutter contre l'écart salarial entre hommes et femmes, 22/04/2012 : http://www.ejustice.just.fgov.be/ (consulté le 24/09/2019).
[15] IEFH, op. cit., p. 67-72.
[16] Analyse rédigée par Sigrid Vannuffel.






 

 

 

 

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