Analyse 2020-09

« Envisager le sexe sous un angle féministe, c’est avant tout aborder son ou sa partenaire sur un pied d’égalité1. » Lucie Bellan, auteure de Aimer, c’est compliqué, s’est lancée dans un projet qui ne manque pas d’envergure : celui de moderniser le Kamasutra2. Comment remettre au goût du jour un ouvrage datant du IVe siècle ?

Les normes et valeurs de notre société actuelle sont, à n’en point douter, différentes de celles de cette époque. Les rapports entre les femmes et les hommes, la question du genre, etc. Sans oublier que les connaissances sur le corps humain ont évolué. Il n’y a pas encore si longtemps, le plaisir de la femme était occulté. Aujourd’hui, nous le voyons émerger petit à petit. La façon d’observer les différentes dimensions de la sexualité a bien changé.

Le Kamasutra originel était uniquement destiné aux hommes. À la base, il s’agissait de conseils pour « courtiser une femme », pour réussir son mariage et entretenir la flamme mais aussi de règles d’hygiène à respecter avant une relation sexuelle. Ce qui retient particulièrement l’attention de l’auteure, c’est l’accent sur la tendresse entre les deux partenaires. Nous sommes loin des clichés du livre d’images illustrant des positions abracadabrantesques. Et donc, en quoi ce Kamasutra 2020 est-il moderne ? Cet ouvrage ose de nouvelles représentations de la femme. Les femmes sont actives de leurs désirs, curieuses de leur propre corps tout comme celui de l’autre. Elles ne sont plus décrites comme soumises aux passions du masculin. En ce qui concerne les hommes, ils sont eux aussi invités à exprimer leurs désirs, même, et surtout d’ailleurs, ceux qui ne correspondent pas aux standards du « mâle viril ». L’idée, c’est de sortir du phallocentrisme et de remettre en question la pénétration : la sexualité ne se limite pas à cet acte, il est temps d’ouvrir nos horizons. Les caresses, les moments de tendresse et de complicité font bel et bien partie de la vie sexuelle d’un individu.

Le livre en question sort également des sentiers battus en explorant une dynamique s’éloignant de notre représentation de la sensualité entre deux êtres. En effet, un chapitre est consacré aux relations comprenant plus de deux personnes. Cette configuration est proposée afin de sortir du canevas « couple fusionnel » qui est parfois toxique ; où l’un appartient à l’autre et où la jalousie est perçue comme la preuve ultime de l’attachement. Bien sûr, ces invitations à se remettre en question sont amenées avec bienveillance. L’auteure explique, par exemple, ce que signifie le sentiment de compersion. Il s’agit d’éprouver du bonheur en étant témoin de celui de l’autre. C’est de ce sentiment que nait parfois le désir de créer une relation polyamoureuse, par exemple.

Partager un moment intime avec une personne, cela revient à composer avec sa propre identité, sa propre histoire, mais aussi avec celles de l’autre. S’il y a bien un élément sur lequel l’ouvrage insiste, c’est le consentement. Le respect mutuel est mis en lumière, tout comme le respect de ses propres limites. La relation sexuelle doit rester un moment de partage et de plaisir, la performance n’y trouve guère sa place.

Le plaisir féminin, un enjeu féministe

Se réapproprier son corps ainsi que sa sexualité en tant que femme est un acte féministe. Pendant trop longtemps, le plaisir de l’homme a fait de l’ombre à celui de la femme. Il ne lui a laissé aucune place, pire, l’a décrédibilisé. Les dynamiques de pouvoir liées au patriarcat sont présentes jusque dans les chambres : chez de nombreux couples, les rôles sont genrés, autant dans le quotidien que dans la vie relationnelle et sexuelle. De plus, il s’avère généralement que les désirs qui priment sont ceux des hommes, au détriment de ceux des femmes. L’idée est de casser la configuration où l’homme domine et où la femme se soumet, penser au plaisir avant tout, celui que l’on donne et celui que l’on reçoit. Souvent, la femme donne plus qu’elle ne reçoit. Être une femme qui s’affirme et qui s’octroie le droit de prendre du plaisir demande encore aujourd’hui du courage dans une société telle que la nôtre. La société patriarcale et hétéronormative a besoin des femmes pour nourrir son imaginaire sexuel, ainsi que pour faire vendre… Et a longtemps refusé que ces mêmes femmes prennent une place active dans leur sexualité. Et c’est toujours le cas. Heureusement, certaines osent riposter et s’affranchir des dictats sociaux. Ce combat s’illustre notamment par la reconnaissance du clitoris, cet organe resté dans l’ombre durant trop longtemps (ce dernier est connu depuis l’Antiquité3). Cependant, dire qu’il est uniquement dédié au plaisir est extrêmement tabou.

La sexualité des femmes ferait-elle peur ? C’est ce que le nombre croissant d’excisions réalisées partout dans le monde confirme4. Cette pratique intolérable a pour but de priver la femme du plaisir, et prétendument renfoncer celui de l’homme, ainsi que d’assurer la fidélité de l’épouse. Ainsi, l’honneur de la famille est préservé. Ces superstitions masculinistes font des ravages. En mutilant les petites filles avant leur puberté, les hommes pensent pouvoir contrôler le désir sexuel des femmes et ainsi les soumettre. Certaines régions du monde prétendent que le clitoris serait dangereux pour le bébé au moment de l’accouchement, comparable à une dent, il le blesserait ou même le tuerait. Mais la justification la plus « populaire » serait que les organes génitaux féminins, en plus d’être sales et laids, causeraient des maladies graves. « Débarrassée » de son clitoris, la petite fille peut alors devenir une femme pure. Dans certains pays, l’excision est devenue un business. Les femmes se déclarant exciseuses touchent entre 300 et 450 euros pour une « opération », ce qui représente une somme colossale dans certaines régions du monde. Le clitoris est source de malheur, il pourrait même empêcher la petite fille d’apprendre à marcher, si on en croit les dires des exciseuses. Dans de nombreuses religions, l’excision est un devoir que Dieu impose, pourtant, aucun texte mentionnant cette pratique n’a été retrouvé… Il s’agit d’un acte illégal mais il est pratiqué dans la plupart des pays du monde (qui sont au nombre de 405). Il est nécessaire de rappeler que ces mutilations sont aussi pratiquées en Occident : par exemple, en France, le nombre de femmes excisées a été estimé à 60 0006. Des docteurs, des chirurgiens, des psychologues et des sexologues bataillent, « réparent » les femmes et nous ne pouvons que saluer cette mission. Des campagnes de prévention et d’information sont menées et cela doit continuer jusqu’à ce que ces rituels inadmissibles prennent définitivement fin.

Lutter contre le sentiment de honte

Plus de la moitié des femmes n’osent pas parler de leur corps ou de leur plaisir7. La gêne, voire la honte, sont toujours présentes. La faute aux tabous. Par exemple, la masturbation est perçue comme une pratique honteuse si elle est réalisée par une femme. Elle est par contre perçue, aujourd’hui, comme anodine s’il s’agit d’un homme. Dans certains couples, le partenaire ne semble penser qu’à sa propre jouissance, difficile de dialoguer dans ces conditions. À noter que la méconnaissance que les femmes ont de leur propre corps impacte le rapport au plaisir. Il faut dire que, sur le sujet du plaisir féminin, peu de campagnes d’information ont vu le jour. En 2019, les Femmes Prévoyantes Socialistes ont mis en place la campagne « Les dessous du plaisir féminin » dans le but d’inviter les femmes à se réapproprier leurs corps ainsi que leur sexualité. Chacune et chacun devrait avoir l’opportunité de développer un esprit critique en réponse aux normes concernant la sexualité. Le savoir est politique et est hélas le résultat d’un rapport de force, puisque les hommes en sont majoritairement détenteurs. On le constate avec la connaissance scientifique récente du clitoris ou encore le fait que l’on reconnaisse seulement maintenant l’endométriose comme une véritable pathologie. La recherche médicale est elle aussi genrée, tournée principalement vers les hommes, leurs plaisirs et leurs organes. La culture est difficile à faire évoluer, surtout lorsque les ouvrages scolaires destinés aux jeunes sont déjà centrés sur une sexualité essentiellement abordée d’un point de vue masculin. Heureusement, l’EVRAS8 est en chemin pour changer la donne. Diffuser le savoir lié à la sexualité des femmes, c’est participer à leur émancipation. Contre les préjugés et les idées reçues, les femmes se font entendre, notamment sur les réseaux sociaux, à l’aide de vidéos ou vont même manifester dans les rues. Des progrès sont à constater. Par exemple, le documentaire de Lisa Billuart Monet et de Daphné Leblond « Mon nom est clitoris » a remporté le Magritte du meilleur documentaire de l’année 20199. Les inégalités sont dénoncées, mais il reste un long chemin à parcourir pour une sexualité égalitaire pour toutes et tous10.

 

 

 

 

 


 

1. BELLAN L., Kama Sutra : On partage tout à égalité, même le plaisir !, Leduc.s, 2020.
2. À l’origine écrit par Vâtsyâyana, traduit bien des siècles plus tard par Richard Burton.
3. TESSUTO J. et SIMON M., « De la découverte du plaisir féminin à l’émancipation de la femme », 2016 : http://www.femmesprevoyantes.be/ (consulté le 28/01/2020).
4. 
« Mutilations génitales féminines /excision: aperçu statistique et étude de la dynamique des changements », 2013 : https://www.unicef.org/ (consulté le 28/01/2020).
5. BALMA-CHAMINADOUR C., Le livre du clitoris, le clito au-delà des tabous, Jouvence, 2019.
6. Ibid.
7. SMETS J., « Parler de son plaisir : une nécessité pour les femmes! », 15/01/2020 : https://soirmag.lesoir.be/ (consulté le 28/01/2020).
8. Éducation à la vie relationnelle, affective et sexuelle.
9. Voir le site officiel du documentaire : https://www.iotaproduction.be/.
10. Analyse rédigée par Violette Soyez.
 

 

 

 

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