Analyse 2020-12

Conceptualisé il y a près de 30 ans, utilisé fréquemment dans le jargon militant et désormais aussi dans le langage courant, le mot « féminicide » échappe pour l’instant à la justice. En effet, il n’est pas reconnu en tant que tel comme crime dans le Code pénal belge, au grand dam de nombreuses associations féministes. Pourquoi vouloir y intégrer cette notion ? Est-ce bien nécessaire et utile ? Quel est l’enjeu réel ?

Couples et Familles a déjà consacré plusieurs analyses aux violences domestiques et violences de genre1. L’existence même d’actes de violence, d’actes dégradants à l’encontre des femmes, parce qu’elles sont des femmes, doit être dénoncé absolument. Ceux-ci sont malheureusement encore bien trop fréquents. En 2019, 24 féminicides ont été recensés en Belgique par le site féministe « Stop féminicide », grâce à un épluchage minutieux des articles de presse diffusés en ligne. Seul à faire le décompte, à défaut de statistiques officielles, ce blog précise que le chiffre est probablement en deçà de la réalité. Toujours selon le même site, deux féminicides ont déjà été commis en 20202. Malheureusement, une troisième victime a bien failli rejoindre les précédentes en février dernier : Fanny Appes, une jeune femme de 30 ans, a été poignardée dans un train par son ex-compagnon, contre lequel elle avait pourtant déposé une plainte à la police pour harcèlement3.

Tuée parce que femme

Le terme « femicide », contraction de « female » et « homicide » apparaît dans les années 1990 aux États-Unis dans les travaux de Diana Russel et Jill Radford, pour désigner le meurtre d’une femme précisément parce qu’elle est une femme4. Le mot « féminicide » est la traduction française de « feminicidio », utilisé et conceptualisé en Amérique latine, un continent particulièrement touché par ce fléau5. Si leur signification est assez semblable, le second terme se veut porteur d’un sens supplémentaire : l’acte est commis dans une société où la culture machiste est dominante et où règne l’impunité6.

En français, le mot « féminicide », défini comme « le meurtre d’une femme, d’une fille en raison de son sexe », a intégré Le Petit Robert en 2015, mais reste à ce jour absent du Larousse7. De son côté, l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) préfère l’emploi du terme « fémicide », qu’elle définissait en 2012 comme « la forme la plus extrême » des actes de violence à l’égard des femmes, à savoir le meurtre de l’une d’elles au motif qu’elle est une femme. Contrairement à l’homicide, l’auteur du meurtre d’une femme importe pour que l’on puisse parler d’un fémicide : ce sont des meurtres conjugaux ou familiaux. La plupart du temps, le fémicide est commis par un partenaire ou un ex-partenaire8, et s’inscrit dans une suite de violences physiques et sexuelles ou encore psychologiques, telles que des menaces, du harcèlement, du chantage, etc. Dans ce cas-là, on parle de fémicide intime, selon la typologie de l’OMS.

D’autres types de fémicides existent, par exemple ceux perpétrés au nom de l’honneur. Ces meurtres intrafamiliaux visent, dans certaines régions du monde (particulièrement au Moyen-Orient et en Asie du Sud), les femmes s’étant rendues coupables d’une transgression sexuelle ou comportementale, telle que l’adultère, les relations ou la grossesse hors mariage, etc. Le fait d’avoir été violée est parfois lui aussi sanctionné par la mort – la femme est alors deux fois victime ! Chaque année, ce sont environ 5000 femmes (un nombre probablement sous-estimé) qui meurent dans ces conditions, et la plupart du temps dans un contexte de totale impunité. Certains fémicides sont aussi commis par la belle-famille d’une femme, dont la dot serait jugée trop faible9...

Les fémicides « non intimes », quant à eux, sont commis par des personnes qui n’ont pas de lien avec la victime. Ils peuvent être commis par hasard, mais sont souvent liés à l’alcool et au sexe, et visent donc des travailleuses du sexe, des employées de bar ou de boite de nuit, etc.10. À cela, il faut encore rajouter les fémicides indirects, comme les décès suite à des violences conjugales, à la traite des êtres humains, à la négligence et à l’inaction des États, ou résultant des complications des mutilations génitales ou des avortements clandestins, entre autres11.

En utilisant ce terme, en nommant ce que l’on doit combattre – le continuum de violences faites aux femmes, qui se solde malheureusement parfois par un meurtre –, on en fait un fait social, on le sort de l’invisibilité et de la banalisation. La langue courante et médiatique est pour cela un outil précieux12. Quant à savoir s’il faut que le terme « féminicide » intègre le Code pénal, c’est une tout autre question.

Une reconnaissance symbolique

En Belgique, le terme « féminicide » est pour l’instant absent du Code pénal. Mais cela ne signifie pas qu’il n’est pas puni : il s’agit d’un homicide avec circonstances aggravantes, en raison du sexe et / ou de la vulnérabilité particulière de la victime, ce qui alourdit la peine13. En Amérique latine, par contre, la mobilisation contre les violences faites aux femmes est telle que le mot « féminicide » a pu être introduit dans la législation de plusieurs de ces pays14.

L’entrée du mot « féminicide » dans le Code pénal est une revendication commune à plusieurs associations féministes belges (Vie féminine15, Solidarité femmes16, etc.). Pour celles-ci, c’est une question de symbole avant tout, une manière de lancer un message fort, même si cela doit aller de pair avec une politique plus large de prévention. C’est, enfin, une manière d’obtenir des chiffres officiels sur le nombre de féminicides commis.

Côté politique, une proposition de résolution invitant le gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale à demander au gouvernement fédéral « d’ériger le fémicide en infraction pénale et de reconnaître la terminologie fémicide quant aux violences à caractère sexiste perpétrées sur le corps des femmes » a été adoptée en 2016 par le Parlement bruxellois en 201617. À l’échelon fédéral, justement, le cdH et Ecolo ont profité de la campagne des élections législatives de mai 2019 pour inscrire dans leurs programmes respectifs la reconnaissance du féminicide dans le droit pénal, à l’instar d’autres pays européens, comme l’Espagne et l’Italie18. Depuis, Défi et le PS ont déposé à la chambre des propositions de loi visant à faire entrer le mot dans le Code pénal19.

Le réel enjeu : combattre le sexisme

Mais tout le monde ne considère pas comme nécessaire l’entrée du mot dans le Code pénal. L’association féministe spécialisée dans le décodage des textes de lois, Fem&Law, argumente : « Instrumentaliser le féminisme pour encourager la répression n’est pas la solution ». Et de rajouter : « L’outil pénal ne se centre que sur la responsabilité individuelle, et ne cherche pas à changer les choses sur le long terme. Ce n’est pas comme ça qu’on changera le problème du sexisme dans la société20 ». Pour l’association, il est plus utile de recenser les féminicides et de sensibiliser plutôt que de « vouloir passer des lois symboliques ». La reconnaissance sociale du problème est la plus importante. En effet, l’enjeu n’est-il pas de combattre le sexisme, plutôt que d’alourdir encore les peines des personnes sexistes21 ?

C’est aussi l’avis du Conseil de l’Europe, qui rappelle que « [l]a solution pour éliminer la violence à l’égard des femmes n’est pas la répression du délit. C’est, en revanche, de s’assurer que les femmes et les hommes sont des partenaires égaux, qu’ils ont les mêmes droits et responsabilités ainsi que les mêmes opportunités et que leur contribution à la société est tout autant appréciée et respectée22. » Le Collectif contre les violences familiales et l’exclusion pointe par ailleurs les logiques de domination et de violence à l’œuvre dans l’institution pénitentiaire, logiques pourtant dénoncées et combattues vigoureusement par les mouvements féministes23.

Pour Couples et Familles, c’est aussi à la prévention plutôt qu’à la répression qu’il faut accorder plus de moyens. Ce n’est pas une nouvelle ligne au Code pénal qui changera la donne. Ce qui importe en revanche, c’est bien la déconstruction des stéréotypes et la lutte contre la violence « systémique » (pas uniquement celle qui débouche sur la mort), et cela passe par l’éducation à l’égalité, au respect, et par la formation des professionnels en contact avec les victimes (policiers, personnel hospitalier)24.

Damien Vandermeersch, professeur à l’Université catholique de Louvain et magistrat à la Cour de cassation, planche actuellement sur une réforme du Code pénal et ne compte, de toute façon, pas y inscrire le féminicide. Pour lui, ce crime est trop difficile à définir. Les membres de la commission de réforme préfèrent la notion de « meurtre intrafamilial », qui regroupe à la fois le féminicide intrafamilial – sans le nommer –, mais aussi l’infanticide et le parricide. La peine à perpétuité serait infligée pour ces crimes. En dehors de cela, le fait de tuer une femme parce que c’est une femme restera un meurtre avec circonstance aggravante puisque le mobile est discriminatoire25,26...

 

 

 

 

 

 


 

1. Voir notamment « Violence conjugale : où commence-t-elle ? Où s’arrête-t-elle ? », analyse 2015-01 de Couples et Familles et « Le burger tueur : la pub qui banalise la violence conjugale… », analyse 2019-25 de Couples et Familles.
2. « Update 2020 : 2 féminicides ! » : http://stopfeminicide.blogspot.com/ (consulté le 17/03/2020). 
3. « Fanny Appes poignardée par son ex-compagnon dans un train : "Elle était harcelée depuis des mois" », 13/02/2020 : https://www.rtbf.be/ (consulté le 17/03/2020).
4. HERLA R., « Féminicide : nommer la pointe de l’ice-berg », décembre 2019 : https://www.cvfe.be/ (consulté le 19/03/2020). 
5. En 2016, on estimait par exemple qu’une femme était assassinée toutes les 30 heures en Argentine (THIBAUT C., « Quand l’épidémie de féminicides sera-t-elle déclarée », 18/11/2019 : https://www.cncd.be/ (consulté le 19/03/2020)).
6. LAPALUS M., « Feminicidio / femicidio : les enjeux théoriques et politiques d’un discours définitoire de la violence contre les femmes », Enfances. Familles. Générations. Revue interdisciplinaire sur la famille contemporaine, 22, 2015 : https://journals.openedition.org/ (consulté le 19/03/2020).
7. « Le terme "féminicide" interroge le droit », 03/09/2019 : https://www.franceculture.fr/ (consulté le 20/03/2020). 
8. En effet, les ruptures mettent rarement fin à la violence du partenaire. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, il ne suffit pas de partir pour être à l’abri. D’ailleurs, les violences s’exacerbent souvent après la séparation et nombreux sont les féminicides commis dans ce contexte (« "Tu n’as qu’à partir !" La réalité des violences après séparation », intervention lors de l’université d’été d’Amnesty international, 14/09/2019).
9. Comprendre et lutter contre la violence à l’égard des femmes, 2012 : https://apps.who.int/ (consulté le 17/03/2020). 
10. Ibid.
11. HERLA R., op. cit.
12. « Le terme "féminicide" interroge le droit », op. cit.
13. « Faire entrer le féminicide dans le Code pénal, pas évident pour tout le monde », 11/02/2020 : https://www.rtbf.be/ (consulté le 20/03/2020).
14. THIBAUT C., op. cit.
15. SIRILMA N., « Vers la reconnaissance du féminicide, de l’Amérique latine à la Belgique », novembre 2016 : http://www.axellemag.be/ (consulté le 20/03/2020).
16. « Faire entrer le féminicide dans le Code pénal, pas évident pour tout le monde », op. cit.
17. « Proposition de résolution condamnant le fémicide », 30/05/2016 : http://weblex.irisnet.be/ (consulté le 20/03/2020).
18. D’ESTIENNE D’ORVES L., « Faut-il inclure le féminicide dans le code pénal belge ? », 25/04/2019 : https://fr.newsmonkey.be/ (consulté le 20/03/2020).
19. « Proposition d’une loi sur le féminicide : Défi et PS sur la même longueur d’onde », 23/11/2019 : https://www.rtbf.be/ (consulté le 20/03/2020).
20. Olivia Nederlandt, citée dans D’ESTIENNE D’ORVES L., op. cit.
21. D’ESTIENNE D’ORVES L., op. cit.
22. « À l’abri de la peur, à l’abri de la violence », document du Conseil de l’Europe, cité dans HERLA R., op. cit.
23. HERLA R., op. cit.
24. « Proposition d’une loi sur le féminicide : Défi et PS sur la même longueur d’onde », op. cit.
25. « Faire entrer le féminicide dans le Code pénal, pas évident pour tout le monde », op. cit.
26. Analyse rédigée par Sigrid Vannuffel.

 

 

 

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