Analyse 2020-16

Environ 28 000 enfants se trouvent actuellement dans des camps de déplacés au Nord-Est de la Syrie1. Parmi eux, on décompte entre 700 et 750 enfants nés de parents ressortissants de l’Union européenne2, dont au moins 42 enfants belges3. Ces enfants n’ont pour la plupart connu que la guerre, et attendent maintenant dans ces camps que leur pays les sorte de l’enfer et leur offre une enfance digne de ce nom. Qu’attend la Belgique pour les rapatrier ?

Ces enfants ont des profils différents : certains ont été emmenés en zone de guerre par leurs parents, ayant rejoint les lignes de l’État islamique ; d’autres ont été kidnappés par un de leurs deux parents ou un de leurs frères et sœurs, radicalisé, sans prévenir le reste de la famille4. D’autres encore sont nés sur place, d’un parent belge. En décembre 2017, le gouvernement fédéral belge s’engageait à faciliter le retour des enfants de moins de 10 ans, dont la filiation avec un parent belge vivant est prouvée5.

Les droits de l’enfant bafoués

Si la question du rapatriement des enfants de djihadistes belges est aussi importante et aussi pressante, c’est parce qu’ils vivent pour l’instant dans des conditions désastreuses, incompatibles avec la jouissance de leurs droits les plus fondamentaux. Le camp de Al-Hol, dans lequel sont localisés la plupart des ressortissants étrangers, y compris belges, est complètement surpeuplé : il accueille au moins cinq fois plus de personnes que ne le permet sa capacité, dont de très nombreux enfants. Les tentes s’entassent. Le climat est rude, été comme hiver. Les conditions sanitaires y sont désastreuses (manque d’eau potable, malnutrition, manque de soin) malgré l’assistance humanitaire des ONG sur place6. La vie ne tient qu’à un fil. Dans ces camps, des milliers d’enfants, qui n’ont pour la plupart connu que la guerre, continuent d’endurer la souffrance, la peur, l’insécurité, le deuil. Certains adolescents, à partir de 12 ans, sont quant à eux détenus dans des prisons aux côtés d’adultes. La Commission d’enquête indépendante et internationale sur la Syrie, créée par les Nations Unies, juge scandaleux que « les pays ne fassent pas sortir plus rapidement les enfants de ces prisons », alors que les « États qui ont des ressortissants dans ces centres de détention savent ce qui se passe à l’intérieur7 ».

Par ailleurs, beaucoup de jeunes enfants sont particulièrement fragiles car ils ne disposent pas de papiers d’identité, les documents fournis par les groupes armés ne permettant pas de les enregistrer à l’état civil. Il est absolument nécessaire que ces enfants soient protégés de l’apatridie et que les autorités leur fournissent les papiers nécessaires8.

La Belgique, qui a pourtant signé la Convention internationale relative aux droits de l’enfant, ne semble pas, jusqu’à présent, fournir les efforts nécessaires pour honorer ses engagements internationaux et assurer aux enfants belges un retour au pays. Qui plus est, en s’engageant à rapatrier les enfants de moins de 10 ans, et non tous les mineurs, le gouvernement s’est mis une fois de plus en porte-à-faux vis-à-vis de la Convention, en introduisant une discrimination liée à l’âge9.

De belles promesses

Ce sont malheureusement les beaux discours sur le sort et le rapatriement de ces enfants qui ponctuent l’actualité, plus que les retours dans les faits. Malgré son engagement en 2017 à rapatrier les enfants belges de moins de 10 ans, les retours ont été peu nombreux. La Belgique a notamment rapatrié 6 enfants non accompagnés en juin 201910. Mais la plupart des enfants restent toujours coincés en Syrie. Plusieurs familles ont poursuivi l’État belge en justice pour le forcer à rapatrier leurs enfants. À l’issue de la dernière affaire en date (en décembre 2019), la Belgique avait été condamnée à organiser le rapatriement de 10 enfants belges dans les 6 semaines, sous peine de se voir infliger une astreinte de 5 000 euros par jour de retard et par enfant. Cette décision a été revue en février 2020, bien après le dépassement du délai : la Cour d’appel de Bruxelles a finalement levé les astreintes et allongé le délai à trois mois « à partir du moment où leurs parents auront donné leur accord écrit pour que les mineurs soient rapatriés sans eux11 ». Si l’on peut se réjouir que l’État ne dépensera pas l’argent public en payant les astreintes – car il y a sans doute bien mieux à faire avec les impôts12 –, quand ces enfants pourront-ils réellement revenir au pays ?

Toujours en février 2020, le Conseil de Sécurité des Nations Unies se réunissait à New York sur la question des enfants dans les conflits armés. Philippe Goffin, ministre belge des Affaires Étrangères, y a annoncé l’intention du gouvernement d’organiser un retour groupé pour tous les enfants belges de Syrie, à savoir 42 enfants13. Mais, en plus de ne donner aucune échéance, cette déclaration semble peu réaliste. Pourquoi ? Il faudrait d’abord que les mères donnent leur accord pour que leurs enfants soient rapatriés sans elles. Mais il faudrait aussi que les autorités kurdes, qui gèrent les camps, laissent partir les enfants sans les mères, ce qui n’est pas leur intention. Les autorités kurdes refusent en effet de servir de « poubelle djihadiste de l’Europe14 » et souhaitent que les pays rapatrient tous leurs nationaux.

Et si l’on rapatriait aussi les mères ?

Pour le ministre libéral, il est hors de question de rapatrier les mères. Le problème est donc toujours le même : que faire de ces mères, qui refusent d’être séparées de leurs enfants ? Pourquoi ne pas les rapatrier, elles aussi ?

À celles et ceux qui osent imaginer un rapatriement des mères, on sert l’argument sécuritaire : ces femmes sont dangereuses et coupables d’avoir rejoint de leur plein gré l’organisation terroriste. Or, « la Belgique (…) a établi la "ligne" de ne pas rapatrier d' "adultes qui ont participé aux crimes terribles commis par Daech15" ». L’endoctrinement qu’elles ont subi fait également peur. Comme dans tous les régimes totalitaires de l’Histoire (l’Allemagne nazie ou l’Union soviétique de Staline par exemple), l’État islamique a créé un panel d’outils pour ancrer son idéologie profondément auprès de ses « fidèles ». La communauté, établie autour d’un « élu » providentiel, forme une véritable famille de substitution pour les combattants et leurs enfants. Tous ceux qui ne font pas partie du groupe radical (les « mécréants ») sont des ennemis. Daech alimente également le sentiment de persécution pour mener ses fidèles à développer un sentiment de haine et à commettre des exactions sur l’« ennemi », en prétextant la légitime défense16.

C’est aussi ce même argument sécuritaire que l’on sert à celles et ceux qui se demandent pourquoi la décision du gouvernement en 2017 ne concernait que les enfants de moins de 10 ans… Les enfants plus âgés aussi sont perçus comme dangereux, car l’endoctrinement ne cible pas uniquement les adultes. Tous les enfants, même les plus jeunes, sont socialisés dans l’idéologie de Daech, véhiculée notamment par le programme et les manuels scolaires : banalisation de la violence, rejet de la société, présentation de ceux qui ne font pas partie du groupe radical comme les ennemis, etc.17. Mais à partir d’un certain âge, vers 9 ou 10 ans, Daech transforme ces enfants en « lionceaux du califat » : ils sont entraînés, dans des camps pratiquement militaires, à combattre et à mourir en martyr. Émotionnellement désorganisés, les jeunes sont sollicités à tout moment de la journée ou de la nuit par l’entraînement, ce qui provoque, à la longue, de la paranoïa et des comportements violents18.

Pourtant, même si cet argument de la « sécurité » répond aux craintes d’une opinion publique inquiète depuis les attentats commis en Europe ces dernières années19, il ne tient pas la route. Nous ne sommes pas plus en sécurité en Europe parce que nous laissons nos ressortissants décrépir dans des camps de réfugiés en Syrie. En réalité, c’est même contre-productif : dans ces camps, de nombreux déplacés sont encore attachés à l’idéologie de Daech (notamment ceux qui sont arrivés après la chute de Baghouz, dernier bastion du califat, en mars 2019) et côtoient les autres. La situation risque de s’envenimer si elle reste telle quelle20. Paul Van Tigchelt, directeur de l’OCAM (l’organe chargé d’analyser et d’évaluer le niveau de menace), déclare d’ailleurs que « [d]es partisans de la ligne idéologique dure tentent d'y créer à nouveau de petits califats ». Il ajoute que le « risque que les FTF (foreign terrorist fighters, c’est-à-dire combattants terroristes étrangers, ndla) soient à nouveau recrutés par l’État islamique croît de façon proportionnelle avec la durée de leur séjour dans les camps ou dans les prisons » et qu’un « long séjour augmente le risque qu’ils développent des sentiments de haine vis-à-vis de l’Occident21 ». Le directeur de l’OCAM recommande donc de rapatrier tous les Belges détenus en Syrie.

L’importance du lien familial

Pour Philippe Goffin, les mères doivent rester sur place pour exécuter leur peine. Hormis le fait que le ministre semble penser qu’un jugement et une détention sur place ne posent pas de problème – ce qui est pourtant questionnable au regard des droits humains, étant donné que les jugements sont prononcés à la hâte, sans réelle garantie de procès équitable et que la peine de mort est toujours en application en Irak22 –, il avoue douter que maintenir un lien avec la mère puisse rencontrer l’intérêt de l’enfant : « Est-ce que c’est tout-à-fait opportun que des mères qui ont commis des faits aussi atroces rencontrent leur(s) enfant(s) de manière régulière23 ? » Les spécialistes de l’enfance qui ont travaillé sur cette question ne partagent pourtant pas son avis. Pour la plupart, les enfants concernés sont très jeunes (moins de cinq ans). Quel sera l’impact sur les enfants d’une séparation forcée avec le « seul lien d’attachement permanent depuis leur naissance », leur « seule sécurité affective et émotionnelle24 » ? Les spécialistes répondront sans doute au ministre belge des Affaires étrangères que l’enfant, traumatisé, endoctriné, risque de souffrir par surcroît d’un sentiment d’abandon s’il est séparé de sa mère et contraint de voyager seul25.

De nombreux outils sont déjà en place en Belgique pour assurer un accompagnement et un suivi de ces jeunes, que ce soit des organismes de protection de l’enfance classiques ou des institutions spécialisées dans la déradicalisation, comme le Centre d’Aide et de Prise en charge de toute personne concernée par les Radicalismes et Extrémismes Violents (CAPREV), dans lequel la Fédération Wallonie-Bruxelles a largement investi26. Utiliser ces structures permettrait par ailleurs de « rentabiliser l’investissement public ». Mais la famille élargie joue également un rôle très important dans la réintégration des enfants revenus de Syrie. Malheureusement, les familles qui ont vu l’un des leurs rejoindre l’organisation terroriste sont très souvent stigmatisées, voire assimilées au groupe radicalisé. Une certaine méfiance vis-à-vis d’elles existe aussi dans le chef des autorités. Or, beaucoup d’entre elles tentent, au contraire, de comprendre les raisons du départ et de comprendre les mécanismes d’endoctrinement et de recrutement en Belgique. De nombreux grands-parents, qui déplorent que leur enfant ait rejoint l’État islamique, mettent tout en œuvre pour que leurs petits-enfants, emmenés en Syrie ou nés là-bas, puissent rentrer en Belgique27. Cela peut également être le cas du parent non-radicalisé, dont l’enfant a été emmené en Syrie par l’ex-conjoint sans prévenir.

D’après une recherche menée en France sur les jeunes radicalisés et leur accompagnement, « [l]a place de la famille dans la prise en charge apparaît (…) comme un paramètre fondamental », même si une enquête sur la famille élargie est nécessaire avant qu’un droit de visite ou de garde ne soit accordé. Que l’enfants (re)noue des contacts avec son parent resté au pays, ses grands-parents ou sa famille élargie permet de « renationaliser » et de « réaffilier » l’enfant dans son groupe familial, à l’aide de souvenirs et d’anciens repères (affectifs, historiques, etc.) que l’embrigadement djihadiste a tenté d’effacer. La famille, et les grands-parents en particulier, peut faire preuve d’empathie et développer une relation rassurante avec l’enfant. Elle facilite également le maintien du lien entre les enfants et leurs parents incarcérés, par exemple en organisant des visites fréquentes28.

Chaque jour compte

Quand ces familles pourront-elles être réunies ? Quand ces grands-parents qui cherchent à connaître et à protéger leurs petits-enfants, et qui souhaitent que leurs enfants puissent purger la peine qui leur revient dans des conditions dignes des engagements internationaux de la Belgique, reverront-ils les leurs ?

Certes, le contexte géopolitique est complexe et la mise en œuvre d’un rapatriement de l’ensemble des citoyens belges et de leurs enfants depuis la Syrie n’est pas aisé. Mais ni cela, ni l’argument de la « sécurité » sur notre territoire, ne doivent excuser un manque de volonté politique. Dans les camps syriens, chaque jour compte car « chacun des enfants est en danger de mort imminent »29. Ces mots sont ceux du délégué général aux droits de l’enfant, prononcés avant l’hiver. Le printemps est là, désormais, mais les conditions ne s’améliorent pas pour autant. Côté santé, la pandémie de covid-19 a fait son premier mort dans le nord-est de la Syrie il y a quelques jours et risque de décimer la population au sein des camps de déplacés encore plus qu’ailleurs30. L’instabilité dans la région règne toujours. Le risque de dégradation rapide est réel, tout comme le risque de perdre la trace de familles pour l’instant localisées… Qu’attend le gouvernement31 ?

 

 

 

 

 

 


 

1. « En Syrie, près de cinq millions d’enfants n’ont connu que la guerre », 15/03/2020 : https://www.unicef.fr/ (consulté le 10/04/2020). 
2. « L’ONU réclame le rapatriement des enfants de djihadistes étrangers en Syrie », 16/01/2020 : https://www.rtbf.be/ (consulté le 16/01/2020). 
3. C’est le chiffre donné par le ministre belge des Affaires étrangères. Selon les chiffres de l’OCAM donnés en octobre 2019, 69 enfants présents dans les camps syriens auraient un lien avec la Belgique (Paul Van Tigchelt (directeur de l’OCAM), audition en Commission des Relations extérieures (Chambre des Représentants), Compte rendu intégral avec compte rendu analytique traduit des interventions, 16/10/2019 : https://www.lachambre.be/ (consulté le 22/04/2020)).
4. BOUZAR D., « Les enfants de Daech », Les cahiers de l’Orient, 2019/2, 134, p. 69-72.
5. « Syrie : le retour des enfants de djihadistes », 23/12/2017 : https://www.rtbf.be/ (consulté le 14/04/2020).
6. Pour se faire une idée de la situation, un reportage photographique est disponible sur le site du CICR : https://www.icrc.org/ (consulté le 15/04/2020).
7. « L’ONU réclame le rapatriement des enfants de djihadistes étrangers en Syrie », op. cit.
8. Ibid.
9. PERNIAUX P., « Enfants belges retenus en Syrie, le retour interdit », 04/06/2019 : https://www.alterechos.be/ (consulté le 20/04/2020).
10. « Qui sont les 6 enfants belges qui reviennent de Syrie ? », 13/06/2019 : https://www.rtbf.be/ (consulté le 10/04/2020).
11. « Enfants en Syrie : l'État belge doit les rapatrier mais ne sera pas soumis à des astreintes », 26/02/2020 : https://france3-regions.francetvinfo.fr/ (consulté le 20/04/2020).
12. BEN ALI S., « Non, l’argent public ne doit pas servir à condamner définitivement les enfants des Belges partis en Syrie mais bien à les sauver ! », 20/12/2019 : https://plus.lesoir.be/ (consulté le 16/04/2020).
13. « Syrie : la Belgique pour un retour groupé d'enfants de jihadistes », 14/02/2020 : https://france3-regions.francetvinfo.fr/ (consulté le 20/04/2020).
14. PERNIAUX P., op. cit.
15. Philippe Goffin, cité dans « Syrie : la Belgique pour un retour groupé d'enfants de jihadistes », op. cit.
16. BOUZAR D., op. cit., p. 74-87.
17. Ibid., p. 69.
18. Ibid., p. 75-87.
19. Dans un sondage mené en France, il apparaît que 89 % des Français ne souhaitent pas un retour des anciens combattants djihadistes. 67% souhaitent également que les enfants restent sur place (chiffres cités dans BORGES A., Europe’s Children of ISIS, documentaire Euronews : https://www.euronews.com/ (consulté le 16/04/2020)).
20. ROUSSEL C. et HESSO A., « Les camps syriens, "bombes à retardement" jihadistes », 02/10/2019 : https://www.liberation.fr/ (consulté le 15/04/2020).
21. Paul Van Tigchelt (directeur de l’OCAM), audition en Commission des Relations extérieures, op. cit.
22. COTTERET Chr., Daesh, le dilemme de la justice, documentaire diffusé sur la RTBF le 19/03/2020 : https://www.rtbf.be/ (consulté le 08/04/2020).
23. Philippe Goffin, cité dans « Syrie : la Belgique pour un retour groupé d'enfants de jihadistes », op. cit.
24. DEVOS B., « Enfants belges dans les camps syriens : sortir de l'hypocrisie pour sauver des vies », 16/12/2019 : https://www.levif.be/ (consulté le 14/04/2020).
25. BOUZAR D., op. cit., p. 97.
26. WINKEL A., « Les enfants belges du califat », analyse n°387 du CPCP, octobre 2019 : http://www.cpcp.be/ (consulté le 16/01/2020).
27. Sur ce sujet, voir KRAJINOVIC J., La chambre vide. Retrouver son fils en Syrie, documentaire diffusé sur la RTBF le 01/04/2020 : https://www.rtbf.be/ (consulté le 08/04/2020).  
28. BOUZAR D., op. cit., p. 95-102.
29. DEVOS B., op. cit.
30. « Syrie : premier hôpital chez les Kurdes destiné aux patients du coronavirus », 20/04/2020 : https://www.lalibre.be/ (consulté le 22/04/2020).
31. Analyse rédigée par Sigrid Vannuffel.

 

 

 

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