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Analyse 2020-17

monnaies locales

Le Lumsou, le Talent, l’Orno, le Yar, le Lupi... Tous ces petits noms désignent des monnaies locales et citoyennes, qui fleurissent un peu partout sur le territoire wallon et bruxellois. Au total, une quinzaine de monnaies de ce type circulent localement en Belgique francophone. À quoi servent-elles ? Pourquoi ne pas glisser quelques-uns de ces « bons de soutien » à l’économie locale, durable et solidaire dans le portefeuille du ménage ?

Début 2020, on dénombrait pas moins de 15 monnaies locales complémentaires (MLC) sur notre territoire, réparties sur 156 communes, ce qui représente plus de la moitié du territoire wallon. Cette année, trois autres monnaies locales devraient voir le jour et faire grossir la masse des MLC, déjà importante : environ 630 000 coupures circulent à ce jour1 ! Mais comment cela fonctionne-t-il ?

Des monnaies locales complémentaires

En théorie, ces monnaies n’en sont pas. En effet, aucune monnaie n’a cours légalement sur le sol de l’Union européenne si ce n’est l’euro2. Ces monnaies « locales complémentaires » (la précision est donc nécessaire si l’on tient à être exact) sont en fait des « bons de soutien à l’économie locale », qui ont une parité parfaite avec l’euro : 1 euro égale 1 unité de MLC, que ce soit un Épi lorrain, un Val’heureux ou encore un Lumsou. Les commerçants qui font partie du réseau de partenaires et s’engagent donc à accepter la MLC du territoire, encodent d’ailleurs leurs recettes en euros et rien ne change au niveau fiscal.

Elles sont donc bien complémentaires à l’euro. Si la vocation de l’euro est d’être la seule monnaie d’échange pour l’ensemble de l’UE et de faciliter ainsi les transactions entre pays membres, les collectifs citoyens à l’origine des différentes MLC pensent plutôt qu’il vaut mieux diversifier les monnaies et relocaliser les échanges afin d’augmenter la résilience du système économique3.

En plus d’être complémentaires, ces monnaies sont locales. Elles ont cours dans une commune ou un ensemble de communes à proximité les unes des autres. Le fait que la MLC ne soit acceptée que dans un périmètre relativement restreint permet d’éviter la fuite des capitaux vers l’extérieur de ce territoire, et de lutter ainsi contre le « dépérissement » des commerces locaux, au profit d’une meilleure vitalité des villages ou des plus petites villes. De plus, en circulant plusieurs fois localement, la monnaie génère un grand chiffre d’affaire à l’échelon local. Imaginons qu’une citoyenne échange 50 euros en MLC et qu’elle utilise ces 50 unités pour payer ses marchandises à la caisse du primeur du coin. Le primeur règlera, avec ces mêmes « bons de soutien », une partie de sa prochaine commande de légumes à la productrice ; laquelle achètera, avec ses 50 sous dûment gagnés, les services de son voisin, un artisan ébéniste, pour que celui-ci regarnisse l’un de ses fauteuils. L’ébéniste, à son tour, ira faire ses courses chez le primeur du coin, et y dépensera ses 50 sous. Au final, avec les mêmes 50 de départ, les recettes du primeur s’élèvent à 100 unités !

Évidemment, pour que cela fonctionne, chaque acteur du circuit économique ainsi instauré doit jouer le jeu et conserver cet argent en monnaie locale. Pour dissuader les participants de reconvertir la MLC en euros, différents moyens peuvent être envisagés : par exemple, que le taux de change soit plus avantageux dans le cas d’une conversion d’euros vers la MLC que dans le cas inverse4.

Des monnaies citoyennes

On pense souvent qu’agir en citoyen revient à poser un choix politique en votant, par exemple. Par contre, on oublie souvent que notre argent est également un réel moyen d’action. Réfléchir à notre manière de consommer, à qui l’on donne notre argent, bref, devenir un consommateur-acteur (ou « consomm’acteur ») est tout aussi important que de voter. Utiliser une monnaie locale complémentaire, c’est soutenir les indépendants, les petites et moyennes entreprises locales, voire directement les producteurs si l’on est dans un circuit-court, mais aussi et surtout les commerces qui s’engagent en faveur d’un développement durable5 ; plutôt que de faire le beurre de grandes enseignes, souvent des multinationales peu soucieuses de l’environnement et des conditions de travail de leurs employés.

Certains consommateurs sont déjà sensibles à ces réalités et ont déjà adopté un mode de consommation plus durable, notamment en consommant des denrées ou des produits de saison, locaux et artisanaux. Ce faisant, ils permettent de réduire les transports acheminant les marchandises mais privilégient aussi des méthodes de production plus respectueuses de la nature et diminuent donc l’impact environnemental global de leur consommation. Cela, ils ou elles le font déjà avec leurs euros. Pourquoi donc se compliquer la vie en adoptant une nouvelle monnaie ? L’intérêt se situe en fait dans la mise de départ : chaque euro converti en monnaie locale est déposé sur un compte dans une banque qui s’engage à investir ou financer des projets éthiques, durables et de préférence dans la même région. Cette garantie permet non seulement de rester en cohérence avec la philosophie des monnaies locales, mais également d’avoir deux fois plus d’impact avec la même somme d’argent6. Parfois, l’association qui a lancé la monnaie locale fait elle-même des microcrédits, à taux zéro, pour aider des coopératives locales7.

Mais ces monnaies sont aussi « citoyennes » de par la nature des groupes qui les créent : ce sont souvent des collectifs de citoyens et citoyennes partageant une même vision de la société et une envie commune de proposer un changement, tant au niveau économique, politique qu’environnemental. Ces citoyens deviennent acteurs de changement et réfléchissent ensemble à la mise en œuvre de leur projet. Ils favorisent la participation, tissent et renforcent ainsi les liens sociaux au sein des communautés locales8. De plus, en développant un réseau de partenaires, ils jouent également un rôle de sensibilisation : non seulement les commerces qui acceptent les monnaies citoyennes sont en quelques sortes « labellisés » comme acteurs de la transition écologique et solidaire, mais cela encourage également leurs efforts en ce sens. En effet, certains petits commerces locaux qui avaient l’habitude de se fournir auprès de grands distributeurs se tournent progressivement vers des fournisseurs plus responsables à la suite de leur entrée dans le réseau de partenaires ou dans le but de le rejoindre9.

Pourquoi pas pour l’argent de poche ?

Et les familles dans tout ça ? Évidemment, chacun, individuellement, est libre de glisser dans son portefeuille quelques billets de la MLC qui circule dans sa commune. Mais pour faire réellement « famille en transition10 », pourquoi ne pas inclure chaque membre de la famille, y compris les enfants s’il y en a, dans cette démarche citoyenne ?

On sait l’importance d’éduquer les enfants à l’argent11. À partir d’un certain âge, les enfants et les adolescents commencent à effectuer quelques petits achats pour s’accorder un plaisir, s’offrir un souvenir de vacances ou encore honorer leurs parents lors de la fête des mères ou des pères, grâce aux étrennes ou à l’argent de poche qu’ils reçoivent à telle ou telle occasion. Ils prennent aussi conscience de la valeur de l’argent et apprennent à épargner, parfois sur les encouragements de leurs parents. Bref, gérer un budget, dépenser intelligemment et économiser sont des apprentissages citoyens. Alors, pour inciter les jeunes à devenir plus encore des « consomm’acteurs », pourquoi ne pas convertir une partie de leur argent de poche en monnaie locale ?

Pour ce qui est de l’épargne, cela ne servira à rien, puisque le but de la MLC est de circuler. Mais pour tous les petits « plaisirs » et les cadeaux, la MLC pourrait être un bel outil pour apprendre aux enfants à réfléchir à l’impact qu’ils peuvent avoir en dépensant leur argent. Bien entendu, il ne s’agit pas d’imposer un cadre trop strict à l’enfant en lui donnant uniquement de l’argent sous cette forme, mais de lui proposer cette alternative, pour une partie de son argent de poche, avec bienveillance et pédagogie. Et cela ne fonctionnera que si les parents acceptent aussi de se prêter au jeu et de troquer quelques euros contre la devise locale !

Sans doute faudra-t-il veiller à ce que l’argent donné corresponde à la monnaie qui a cours dans la commune où le jeune va à l’école, pour qu’il puisse par exemple s’acheter à manger sur le temps de midi, en jetant son dévolu sur une sandwicherie saine plutôt que sur un hamburger d’une enseigne dont on taira le nom. Et pourquoi ne pas intégrer les cantines scolaires dans le réseau monétaire locale ? Celles-ci pourraient proposer des en-cas sains préparés à partir de produits locaux, que les élèves se procureraient pour quelques jetons de monnaie locale, au lieu de se tourner vers des distributeurs de friandises…

Un développement encore nécessaire

Pour que l’offre disponible sur le marché soit satisfaisante, encore faut-il que le réseau de partenaires soit suffisamment étoffé. C’est sans doute là que le bât blesse : tous les commerces de proximité, toutes les coopératives de producteurs, tous les services qui s’inscrivent dans une démarche solidaire et durable, ne font pas partie des partenaires des monnaies locales. Si l’on peut se réjouir du développement de ce type de commerce ou de services un peu partout sur le territoire, il est regrettable que les commerces partenaires, essentiels pour permettre une bonne circulation de la monnaie locale, restent encore peu nombreux et peu diversifiés. Faute de partenaires, certains projets de MLC se soldent par un échec12. Est-ce dû à une méconnaissance du système ? À un manque de confiance ? À des critères trop stricts ?

Sans doute les monnaies locales et citoyennes doivent-elles continuer à se développer – en évitant l’écueil de fructifier au-delà de l’environnement économique local et de perdre de leur valeur symbolique en devenant des monnaies comme les autres. Mais ce qui permettrait sans nul doute de booster les monnaies locales, c’est l’appui des pouvoirs publics. Dans sa Déclaration de politique régionale, le gouvernement wallon s’est d’ailleurs engagé à « encourager » les MLC ou les monnaies régionales13. Par quels moyens concrets, il ne le dit pas… Un premier pas serait d’encourager les communes à accepter la monnaie locale de leur territoire pour les services de l’administration communale et à devenir des comptoirs de change, comme l’a décidé Gembloux en décembre 201914, voire à généraliser l’utilisation de la monnaie à tous les services communaux, et, partant, à encourager par exemple le recours à la piscine et au hall omnisport communaux plutôt que le salles de sport privée qui affichent des abonnements au prix exorbitant, ou la consultation d’un livre à la bibliothèque communale plutôt que l’achat d’un nouvel ouvrage. Quoi de mieux pour augmenter la visibilité de ces monnaies, tout en relocalisant la consommation, quelle qu’elle soit15 ?

 

Voir aussi :

 

 

 

 

 


 

1. « Les monnaies citoyennes ont le vent en poupe » : https://www.financite.be/ (consulté le 28/04/2020).
2. DUBOIS K., « Les monnaies locales complémentaires. Un outil pour se réapproprier l’économie », analyse du CPCP, novembre 2016, p. 18 : http://www.cpcp.be/ (consulté le 28/04/2020).
3. Ibid., p. 10.
4. Ibid., p. 11-12.
5. « Les monnaies citoyennes ont le vent en poupe », op. cit.
6. « Credal soutient le Lumsou » : https://www.credal.be/ (consulté le 28/04/2020).
7. MORMONT M. e. a., « Communes et jeux de pouvoir », étude de l’Agence Alter, 23/12/2018 : https://www.alterechos.be/ (consulté le 28/04/2020).
8. DUBOIS K., op. cit., p. 16-17.
9. MORMONT M. e. a., op. cit.
10. Voir Familles en transition, Nouvelles Feuilles Familiales n° 125, septembre 2018.
11. Voir La famille et l’argent, Nouvelles Feuilles Familiales n° 118, décembre 2016.
12. DUBOIS K., op. cit., p. 19.
13. Déclaration de politique régionale pour la Wallonie. 2019-2024 : https://www.wallonie.be/ (consulté le 29/04/2020).
14. « Gembloux. Première commune à accepter sa monnaie locale », Financité magazine, mars 2020, p. 26.
15. Analyse rédigée par Sigrid Vannuffel.

 

 

 

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