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Analyse 2021-05

Non seulement le récent incident du sofagate1 réclame qu’on analyse les dynamiques sexistes à l’œuvre dans les plus hauts niveaux de pouvoir, mais il nous amène à considérer l’égalité homme-femme par-delà les enjeux d’accès. En effet, certains stéréotypes de genre profondément ancrés sont impossibles à contrecarrer via la seule approche méritocratique, qui reste pourtant privilégiée dans nos sociétés.

Rappelons les faits : en visite officielle en Turquie le 7 avril, la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen et le président du Conseil européen Charles Michel rencontrent le chef d’État turc Recep Tayyip Erdoğan. Cependant, seules deux chaises ont été préparées pour les trois dirigeants ; Michel s’installe alors aux côtés du président, contraignant von der Leyen à s’asseoir à l’écart, sur un canapé. L’incident a donné lieu à une vive polémique et a été abondamment commenté. Par son caractère éminemment politique, il peut s’analyser sous de nombreux rapports ; aux lectures de ces images en tant que symbole ont donc fait écho des considérations relevant de géopolitique ou mettant en exergue la rivalité des deux instances européennes. Piège d’Erdoğan, bourde des services protocolaires… notre propos n’est pas ici de rechercher les causes de l’évènement, mais de l’user comme point de départ d’une réflexion sur le plafond de verre et sur les stéréotypes de genre ancrés dans notre habitus médiatique.

Qu’entend-on par « plafond de verre » ? Cette expression désigne une ségrégation verticale du monde du travail, impliquant que certaines catégories de personnes peinent à accéder aux postes à responsabilités. Le terme est conçu pour qualifier une limite à la progression professionnelle qui n’existe nullement dans les règlements mais bien dans les faits2 ; il s’agit donc d’une barrière tacite, entretenue par des croyances et des comportements en partie inconscients. En cela, le plafond de verre est intimement lié aux biais patriarcaux, classistes, racistes et validistes de notre société.

À fonction égale, regards différents

Un premier examen pourrait laisser croire que l’égalité homme-femme est en passe d’être atteinte dans nos pays. Ainsi, en 2019, l’élection d’Ursula von der Leyen au poste de présidente de la Commission européenne a été vue comme un signe des temps qui changent (elle est la première femme à occuper ce poste). Il en a été de même de la nomination de Sophie Wilmès au poste de Première ministre, advenue la même année3. Un évènement tel que le sofagate montre cependant que notre regard sur les personnes occupant ces postes est toujours chargé de stéréotypes. À cet égard, certains ont relevé que, lors des dernières délégations européennes en Turquie, des sièges identiques avaient été prévus pour Donald Tusk et Jean-Claude Junker, alors respectivement présidents du Conseil et de la Commission4. Rien n’ayant changé dans les deux fonctions, il est aisé d’attribuer la différence de traitement à la principale variation dans le profil de leurs successeurs : le sexe de von der Leyen.

Un autre biais se remarque non pas lors de l’incident lui-même, mais dans la communication faite quelques heures plus tard par Charles Michel. Sur Facebook, il entame un long message de clarification par ces mots : « Nous avons participé ce mardi, Ursula von der Leyen et moi-même, à une rencontre à Ankara avec le président turc Recep Tayip Erdogan5. » D’emblée, on s’étonne qu’Erdoğan soit désigné par son titre, mais pas von der Leyen. Il n’eût guère été plus long à Michel d’écrire « la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen et moi-même », ce qui eût été bien plus opportun, compte tenu que son homologue avait subi un premier affront le jour même. Surtout, nous avons à l’esprit que cette formulation — qui peut apparaitre comme une simple maladresse — s’inscrit dans un long contexte voyant les femmes de pouvoir privées de leur titre, voire de leur patronyme. On songe ici à la récente polémique autour du doctorat de Jill Biden, la Première dame des États-Unis6, ou à des personnalités comme Joëlle Milquet7 (ou en France Martine Aubry, Najat Vallaud-Belkacem et Ségolène Royal8), souvent désignées par leur seul prénom.

Nous le voyons, bien que leurs compétences aient été reconnues lors de leur accession à des postes à hautes responsabilités, ces femmes jouissent d’une considération moindre. Dès lors, si des progrès sont réalisés en vue d’une égalité d’accès, l’égalité de traitement demeure un objectif inatteignable. En effet, outre ce registre familier auquel les femmes font face à un haut niveau de pouvoir, il faut noter une tendance malheureuse à l’essentialisation : certains discours médiatiques s’échinent à considérer des personnalités féminines à l’aune de leur genre uniquement, ce qui mène in fine à leur invisibilisation. C’est ce qui se produit quotidiennement dans des titres d’articles mentionnant « une femme » sans la nommer, une tendance sévèrement critiquée par des féministes9. De même, l’annonce faite l’été dernier selon laquelle les pays dirigés par des femmes auraient mieux géré la crise sanitaire10 concourt à cette tendance, puisqu’elle présente l’action politique de ces dirigeantes comme principalement tributaire de leur genre, occultant ce qui les distingue les unes des autres et a spécifiquement motivé leur réponse à la crise, tel que leur famille politique.

Des discriminations que connaissent aussi les minorités

Il est important de noter que ces phénomènes ne sont pas spécifiques aux postes à hautes responsabilités occupés par des femmes. La tendance à l’essentialisation dans les titres de presse touche également les personnes afrodescendantes, si bien qu’il n’est pas rare de lire « un homme noir » ou « un Afro-Américain » dans des titres annonçant des nominations11. Dans le cas des personnalités issues de l’immigration, leur essentialisation se réalise souvent autour du motif du modèle d’intégration12, un lieu commun doublement pénalisant en ce qu’il renvoie non seulement la personnalité à ses origines mais dessine en creux un contre-modèle qui est dévalué. Les seules options que l’habitus médiatique laisse donc à ces personnes issues de l’immigration sont donc l’invisibilisation qui découle des formules essentialisantes et l’invisibilisation pure qui touche les personnes non jugées dignes d’être érigées en modèle, qui n’existent alors même pas au sein de l’espace médiatique.

Qu’il s’agisse d’inclure des minorités dans les hauts niveaux de pouvoir ou de leur garantir un traitement identique tant dans les médias que dans la vie courante, ces échecs ont la même racine. Tout est fonction de représentation, et c’est ici qu’on touche au nœud du problème : l’image générale qu’on se fait d’une personnalité publique — et à plus forte raison d’une personnalité politique — est celle d’un homme blanc d’âge mûr, valide, cisgenre et hétérosexuel. Quoi de plus spontané, d’ailleurs, puisque ce profil a été et est toujours massivement surreprésenté dans nos institutions ? Pour cette raison, les quotas imposés aux entreprises et la parité adoptée par certains gouvernements sont des mesures utiles, puisqu’elles visent à corriger ce déséquilibre et, par ricochet, nos représentations. Ce ne sont cependant pas que les hautes sphères qui peuvent contribuer à ce changement : mille leviers existent dans le monde culturel et médiatique pour diversifier nos représentations courantes des titres et des fonctions : les dessins des albums jeunesse, les castings de nos séries télévisées, la féminisation des noms de métiers…

Nous ne devons pas non plus ignorer les personnes qui subissent des discriminations multiples. Par exemple, nos représentations des fonctions politiques sont moins défavorables aux femmes blanches et aux hommes racisés qu’elles ne le sont aux femmes racisées (songeons aux attaques à la fois racistes et sexistes subies par Rachida Dati et Christiane Taubira lorsqu’elles étaient ministres françaises de la Justice13). Il s’agit donc de prendre en compte les réalités décrites par le féminisme intersectionnel, qui depuis les années 1970 s’emploie à mettre en lumière des problématiques invisibilisées par les conceptions homogènes du féminisme universaliste14.

Ne pas réformer nos modèles, mais les repenser radicalement

Le terme d’intersectionnalité a souvent mauvaise presse15. Pourtant, il s’agit ni plus ni moins d’un outil, qui est neutre en lui-même. Adopter un regard intersectionnel n’implique pas de « croire » en quelque chose, mais d’analyser notre société telle qu’elle est et de reconnaitre, au travers de cette grille de lecture, que de nombreuses personnes sont situées à l’intersection de plusieurs discriminations systémiques distinctes16. En cela, l’intersectionnisme nous rend attentifs aux angles morts, aux impensés de notre société17. Du reste, ce champ d’étude issu de l’afroféminisme ne vise aucunement à promouvoir un agenda identitaire, mais propose au contraire des bénéfices pour la société dans son ensemble.

Lors d’une récente conférence, l’historienne Aïda Yancy, spécialiste de ces questions, a employé une image originale pour décrire les représentations auxquelles engage le regard intersectionnel : celle de la licorne. Se représenter une licorne (créature mythique, réputée pour sa rareté), cela revient à « rechercher les problèmes que rencontre une femme trans, qui est aussi maman, qui est en chaise roulante et qui est en situation de pauvreté ». On pourrait croire qu’il n’y aura jamais qu’une seule personne dans cette situation et donc que nous n’œuvrons pas pour la majorité mais « en fait, si vous vous appliquez à réduire ses obstacles, vous allez réussir à réduire les obstacles de toutes les femmes trans, toutes les mamans, toutes les personnes qui utilisent une chaise roulante, toutes les personnes en situation de pauvreté — et si, en plus, elle est racisée, vous allez réduire des problèmes pour toutes les personnes racisées18 ».

Une mesure radicale (au sens strict du terme : qui agit sur la cause profonde, sur la racine du problème) consisterait donc à ne pas simplement réformer nos modèles de représentation, par exemple en introduisant ponctuellement des profils considérés comme atypiques dans nos fictions, mais à renverser ces modèles en proposant la représentation courante de telles licornes. Cette manière de faire bénéficierait parallèlement à la personne multi discriminée et à celle ressemblant davantage à Ursula von der Leyen, tandis que la première accusera toujours un retard sur la seconde dans un modèle réformiste. Hélas, pareille démarche ne sera possible qu’une fois laissées derrière nous les crispations qui s’observent actuellement autour du féminisme intersectionnel et de la critique des privilèges (blanc, masculin…) dans notre société19.

 

 

  

 

 

 


1 Mot-valise formé du terme sofa et du suffixe gate, en référence au scandale du Watergate qui aboutit, en 1974, à la démission du président américain Richard Nixon.

2 Il s’observe en particulier dans les statistiques. L’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes fournit les chiffres suivants sur son site internet (page « Situation en Belgique », consultée le 21 avril 2021) : « En 2012, les femmes ne représentaient que 10.1 % des membres des conseils d’administration des entreprises cotées en bourse et 7.1 % des entreprises non cotées. […] Les femmes ne représentent que 11.6 % des directeurs généraux des services publics fédéraux et 23 % des membres des autorités académiques […]. »

3 « Sophie Wilmès, Première ministre : “Un événement historique”, pour la presse belge », dans Le Soir, 28 octobre 2019 (page consultée le 20 avril 2021).

4 Salomé Gegout, « Ursula von der Leyen, privée de chaise en Turquie : malséance au sommet », dans Le Journal des Femmes, 8 avril 2021 (page consultée le 20 avril 2021).

5 Page Facebook officielle de Charles Michel, 7 avril 2021 (page consultée le 20 avril 2021).

6 « Sexisme. Jill Biden ou “Dr Jill Biden” ? La chronique “misogyne” du Wall Street Journal », dans Courrier international, 14 décembre 2020 (page consultée le 20 avril 2021).

7 Souvenons-nous de la formule « c’est Joëlle ! » qui faisait florès en 2012. Voir « Le buzz du moment, “C’est Joelle”! », sur Sudinfo, 20 février 2012 (page consultée le 20 avril 2021).

8 Camille Caldini, « Pourquoi appelle-t-on si souvent les femmes de pouvoir par leur prénom (et pas les hommes) ? », sur France Info, 30 mai 2016 (page consultée le 20 avril 2021).

9 Marion Vaquero, citée dans Pierre Bouvier, « “Une femme” a désormais sa page Wikipédia », dans Le Monde (blog Big Browser), 17 juin 2020 (page consultée le 20 avril 2021) : « Alors qu’elles sont encore sous-représentées, le fait de ne pas nommer les femmes lorsqu’on cite leurs accomplissements accentue ce phénomène d’invisibilisation. »

10 Leïla Marchand, « Coronavirus : les pays dirigés par des femmes ont mieux géré la crise », dans Les Échos, 19 aout 2020 (page consultée le 20 avril 2021).

11 Pierre Bouvier, op. cit. : « Les femmes ne sont pas les seules à subir cette invisibilisation. “Les minorités sont, elles aussi, essentialisées”, poursuit Marine Périn. De fait, “un homme noir” et “un Afro-Américain…” sont deux expressions qui font florès dans les titres des médias. »

12 Voir par exemple Jean Griffet & Maxime Travert, « Zidane, “modèle” d’intégration », dans Libération, 11 juin 2002 (page consultée le 20 avril 2021) : « S’il est érigé en modèle, Zinédine Zidane ne doit pas être celui du footballeur qu’il faut imiter, mais plutôt celui d’un itinéraire qu’il s’agit de méditer. La lisibilité de cette ascension est exemplaire. Elle souligne les péripéties qui balisent un processus d’intégration. »

13 Hélène Pillon, « Ces femmes politiques dans le viseur des racistes », dans L’Express, 13 novembre 2013 (page consultée le 21 avril 2021).

14 Laetitia Werquin, « Quelle politique contre le cumul des discriminations ? », analyse publiée par BePax, 17 aout 2017 (page consultée le 21 avril 2021).

15 Voir par exemple la une du numéro 1152 de Marianne (12 au 18 avril 2019) : « L’offensive des obsédés de la race, du sexe, du genre, de l’identité […] Ils veulent en finir avec l’universalisme »

16 Aïda Yancy, « L’intersectionnalité : un concept à ne pas vider de sa substance », analyse publiée par BePax, 20 juillet 2020 (page consultée le 21 avril 2021) : « Parmi les personnes racisées il y a plus de 50 % de femmes, des personnes vivant avec un handicap, des personnes LGBTQI+, etc. Au total, seule une minorité de personnes racisées n’a que la race comme critère discriminatoire. »

17 « L’expérience des personnes discriminées est une expertise ! », interview d’Aïda Yancy par Chris Mashini, dans Magma, 26 mars 2020 (page consultée le 21 avril 2021) : « Je le définirais [le “concept” d’intersectionnalité] plutôt comme un outil qui permet de voir les choses qu’on ne voit pas dans le domaine des discriminations. Cela permet donc d’analyser des choses auxquelles on ne prête pas du tout attention, de voir les “angles morts” de notre champ de vision. En effet, on peut définir la société comme un système pensé pour la majorité, c’est-à-dire pour l’ensemble des gens que l’on imagine être dans la “norme” : hommes, blancs, cisgenres, hétéros. Pour prendre une décision qui concerne la société, on va prendre en compte cette prétendue norme, espérant que les décisions satisferont les besoins du plus grand nombre. Mais cela n’est qu’une illusion, car cette “norme” n’englobe pas du tout un maximum de gens. Il y a toute une série de personnes qui vivent des situations qui constituent des impensés pour la société. »

18 « Intersectionnalité : Effet de mode ou outil de lutte ? Avec Aïda Yancy », webinaire organisé par Vie Féminine Centr’hainaut, 12 mars 2020. Les citations reproduites sont prononcées aux minutes 29 et suivantes.

19 Analyse rédigée par Julien Noël. 

 

 

 

 

 

 

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