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Analyse 2021-06

Dans le dernier dossier des Nouvelles Feuilles Familiales, nous avons exploré les conceptions philosophiques antiques sur l’amitié1. Nous souhaitons aujourd’hui élargir cette réflexion pour réfléchir à une attitude citoyenne à promouvoir face aux enjeux sanitaires et climatiques. Au départ de notre analyse, nous plaçons cette remarque d’Aristote, citée dans le dossier : « L’amitié est une forme d’égalité comparable à la justice. »

L’idée de lier la vertu d’amitié à une réflexion d’ordre écologique n’est pas récente. On la trouve exprimée dès 1973 chez Ivan Illich, dans l’introduction de son essai La Convivialité. Plus précisément, il se réfère à la notion d’austérité telle que définie par Thomas d’Aquin : « l’austérité n’a pas vertu d’isolation ou de clôture sur soi. […] elle est ce qui fonde l’amitié. […] Thomas définit l’austérité comme une vertu qui n’exclut pas tous les plaisirs, mais seulement ceux qui dégradent la relation personnelle. L’austérité fait partie d’une vertu plus fragile qui la dépasse et qui l’englobe : c’est la joie, l’eutrapelia, l’amitié2. »

Quels seraient ces plaisirs antisociaux à exclure ?

Nous ne nous arrêterons pas sur les définitions que donnent Aristote et Thomas des plaisirs désordonnés : la hiérarchie qu’ils posent entre plaisirs corporels et plaisirs spirituels, ainsi que la morale contemplative qui en résulte, ne s’accordent plus aux temps présents. Quant à Illich, il s’intéresse davantage aux outils qu’aux comportements, jugeant que des phénomènes de surefficience et de monopole nous rendent assujettis à la technique, réduisant dès lors notre marge de manœuvre individuelle. Procédons alors par induction et relevons dans la presse quelles activités sont épinglées pour leur caractère antisocial, car elles dégradent (ou risquent de le faire) le cadre de vie de tous, au bénéfice de seulement quelques-uns.

Aujourd’hui, les plaisirs décriés parce que nuisibles au combat collectif contre la Covid-19 ou aux efforts de réduction des gaz à effet de serre relèvent d’abord du grand luxe. Il s’agit des fameux voyages non essentiels — jugés à la fois polluants et potentiels propagateurs du virus —, des croisières, des sports d’hiver… En l’espace de quelques années, et surtout depuis l’apparition de la crise sanitaire, ces problématiques sont devenues incontournables : débats sur le concept suédois de flygskam (« avihonte » en français), condamnation par le pape des vacanciers fuyant le confinement3, tensions autour des paquebots de croisière à Venise ou en Arctique4

On ne peut cependant circonscrire ces critiques au comportement d’une élite : la rave-party de décembre en Bretagne n’a pas moins fait couler d’encre que l’affaire récente des diners clandestins à Paris. De même, d’aucuns profitent de l’occasion pour critiquer les stars d’Instagram — jugeant que leurs escapades seraient d’un mauvais gout de nouveaux riches —, mais c’est vite oublier que la famille royale, par exemple, a essuyé des critiques similaires5. Cette stratégie du bouc émissaire, souvent déployée au cours des derniers mois par des politiques pressées de flatter leur électorat6, ne permet aucunement d’appréhender le défi qui se pose à nos sociétés : celui de se réguler via des contraintes volontaires.

Des activités nuisibles à plusieurs égards

Récemment invité par la locale namuroise du CNCD-11.11.11 dans le cadre de ses « midis info »7, Guillaume Lohest a développé une réflexion sur le rôle négatif des inégalités vis-à-vis de la perspective d’engager des changements démocratiques massifs et radicaux en matière d’écologie. À cette occasion, il a rappelé le rôle joué par le désir mimétique (notion théorisée par l’anthropologue René Girard, qui conçoit le désir comme une relation triangulaire entre sujet, objet et modèle) et par la rivalité ostentatoire8. En effet, outre leurs conséquences directes sur notre milieu commun, les activités néfastes listées plus haut ont un caractère de modèle et contribuent dès lors à différer l’émergence de comportements plus vertueux.

Selon ce point de vue, des activités comme les croisières en Arctique ou la chasse aux trophées n’impliquent pas uniquement les nuisances directes de leurs propres usagers, mais également celles qu’elles encouragent, de par l’aura symbolique dont elles sont parées dans certains milieux. Nous trouvons un exemple actuel de ce phénomène dans la campagne de promotion que mène l’émirat de Dubaï au moyen d’influenceurs francophones9, qui en fait la destination favorite des vacanciers fuyant le confinement10.

À ces nuisances directes et indirectes s’ajoute une nuisance intrinsèque, découlant du caractère inégalitaire de ces activités qui ne sont pas à la portée de tous : elles génèrent un sentiment d’injustice. Or, on sait le rôle que joue l’injustice dans la violence sociétale… et donc l’écueil qu’elle représente en vue de changements collectifs. Ces considérations nous ramènent à la maxime d’Aristote citée en introduction, qui pourrait s’appliquer au-delà des seules relations personnelles : « L’amitié est une forme d’égalité comparable à la justice. » Ce n’est qu’en cultivant des relations fondées sur l’égalité et la vertu, tant avec nos proches qu’avec les personnes qu’on affecte sans connaitre, que nous serons en mesure d’évoluer positivement en tant que société.

Les obstacles au changement sont nombreux

Certaines difficultés sont ancrées dans le contexte économique et technique. Ce sont les phénomènes de surefficience et de monopole décrits par Illich (qui empêchent par exemple l’émergence d’une alternative à l’avion), ainsi que les logiques de notre économie de marché qui amène toujours une plus large démocratisation des plaisirs. Nous souhaitons cependant n’aborder ici que deux obstacles liés à la psychologie.

Un premier obstacle est l’idée que toute contrainte est une entrave inacceptable à nos libertés. Il suffit de songer au code de la route ou au droit du travail pour réaliser que cette conception est absurde et que des limitations à notre puissance sont déjà jugées unanimement favorables au bien commun. Néanmoins, une telle confusion imprègne les discours actuels. À cet égard, Guillaume Lohest emploie la formule intéressante de libertés fossiles pour désigner des libertés liées à des usages qu’il va bien falloir abandonner. Il explique : « La liberté d’employer des énergies fossiles n’est pas inscrite dans la Déclaration des droits de l’homme. Il faut bien distinguer la liberté de se déplacer de la liberté de se déplacer en bagnole ou en avion11. »

De même, des critiques des mesures sanitaires véhiculent cette idée individualiste de la liberté12 (il en va ainsi de ce « droit à la fête » fréquemment prôné depuis quelques semaines, qui englobe de nombreuses manifestations plus ou moins légitimes sous un terme fourre-tout13). Vis-à-vis de l’urgence climatique comme de la crise sanitaire, il est donc essentiel de faire la part des choses entre ce qui relève des droits et ce qui constitue des privilèges.

Un second obstacle est l’idée que niveau de vie et loisirs doivent faire l’objet d’un nivellement par le haut. Autrement dit, que puisqu’une classe sociale ou une génération a pu bénéficier de certains privilèges, il faudrait faciliter leur accès à tous. C’est un argument qu’on trouve souvent dans la bouche de parents, qui refusent de priver leurs enfants de voyages ou de sports d’hiver dont eux-mêmes ont retiré tant de bénéfices. Non seulement cette logique ne prend pas en compte les limites de ressources, mais elle a cela de pernicieux qu’en se fondant sur un principe de justice, elle pose sur le mode de la nécessité des décisions qui pourraient pourtant faire l’objet de choix. Le parent agissant ainsi ne pense pas à lui-même et se défendra de tout égoïsme, cependant il oublie que « plus » n’est pas toujours « mieux ». (Nous avons à l’esprit l’exemple extrême du footballeur Axel Witsel qui, partant jouer en Chine pour 18 millions d’euros par an, évoque « une offre qu’[il] ne pouvai[t] pas refuser pour le futur de [s]a famille »14 !)

La vertu d’austérité, une piste de solution ?

On pourrait arguer que, dans deux générations, nos descendants ne nous sauront pas gré d’avoir privilégié leurs loisirs à l’habitabilité de la planète (rappelons-nous que le réchauffement climatique cause d’ores et déjà des exils de populations) ou à la préservation d’un cadre de vie riche en biodiversité. D’où l’importance, dès aujourd’hui, d’inclure les enfants dans ce genre de décisions et, par un travail d’éducation réunissant les générations, de se donner les moyens de poser ensemble des choix éclairés.

Une première étape de ce travail d’éducation consisterait à examiner ses privilèges, ce qui peut d’abord se faire à l’échelle de la cellule familiale. Bien sensibilisée à la justice sociale, nous gageons que la jeune génération ne serait pas réticente à abandonner ses libertés fossiles, que du contraire. Cette étape est d’autant plus essentielle que, nous autres habitants du Nord global, sommes ceux qui devront réaliser la plus grande part de l’effort contre le réchauffement, nos comportements étant aujourd’hui les plus déraisonnables.

Dans le cadre de cet effort, la notion d’austérité pourrait se révéler utile puisque, dans sa conception originale, elle est détachée de tout intérêt propre et inclut un souci de justice. En cela, elle a un avantage sur des notions telles que la simplicité volontaire ou la sobriété heureuse, souvent perçues comme des styles de vie réservés à une avant-garde éclairée et mal adaptés au milieu urbain. Le terme d’austérité, qui est porteur d’une connotation privative et non seulement alternative, serait peut-être plus à même de susciter un éveil bien nécessaire. Il est donc dommageable qu’il soit aujourd’hui associé à la politique de rigueur économique mise en place en Europe depuis la crise de la dette souveraine de 2010 ; cette politique, souvent dénoncée comme antisociale et favorable aux plus riches15, représente en effet une antithèse de la vertu décrite par Thomas d’Aquin.

Ce mouvement reste à lancer

À l’heure où la situation sanitaire nous laisse enfin espérer une sortie de crise, on est en droit de craindre que l’opportunité de réévaluer nos modes de vie n’ait pas été saisie. Pire que cela : à côté de formidables élans de solidarité, bien des réflexes individualistes sont à déplorer. Plus que jamais — et face aussi au spectre du réchauffement climatique —, il convient donc d’effectuer le travail préparatoire à ce saut de paradigme. Pour ce faire, il faut parler de réduction des inégalités et de justice sociale, de contrainte volontaire et du caractère joyeux de l’austère ; il faut en parler dans nos familles et à nos enfants, de sorte que nous devenions tous de meilleurs amis et de meilleurs citoyens16.

 

 

  

 

 

 


1 Pierre-Henry Coûteaux, « Le regard des philosophes antiques sur l’amitié », dans Les Nouvelles Feuilles familiales, dossier 135 : « La place des amis dans nos vies et celle de nos enfants », mars 2021, p. 13-14.

2 Ivan Illich, La Convivialité, Paris, éd. du Seuil, coll. « Points », [1973] 2014, p. 13-14.

3 « Le pape sermonne les vacanciers ayant fui l’épidémie de COVID-19 », agence Reuters, 3 janvier 2021 (page consultée le 29 avril 2021).

4 A. Mikoczy, L. Tositti, F. Crimon, « Italie : les paquebots à Venise, c’est fini », sur France Info, 27 mars 2021 ; Clément Nicolas, « 30 000 euros pour voir fondre l’Arctique », dans Reporterre, 24 avril 2021 (pages consultées le 29 avril 2021).

5 Voir les réactions de Raoul Hedebouw (statut Facebook, 5 avril 2020) et de la conseillère communale de la ville de Bruxelles Mathilde El Bakri (statut Facebook, 6 avril 2020) au message de réconfort adressé par la famille royale à la population, durant le confinement. El Bakri : « Sympa le message d’encouragement de la famille royale depuis leur modeste jardin privé de Laeken, à peine plus grand que la commune de Saint-Josse (ou vivent près de 30.000 personnes) » Voir aussi la polémique liée à la participation du prince Joachim à une fête en Espagne (« Le prince Joachim de Belgique positif au Covid après une virée en Espagne », dans Le HuffPost, 1er juin 2020, page consultée le 29 avril 2021).

6 En France, la gauche a ainsi sévèrement critiqué le rassemblement évangélique de Mulhouse ou la dérogation accordée au parc de loisir le Puy du Fou, et la droite les teufeurs de Lieuron.

7 « Midi Info climat Guillaume Lohest », conférence organisée par CNCD-11.11.11 Namur, 22 avril 2021.

8 À ce sujet, voir Hervé Kempf, « Comment les riches détruisent le monde », dans Manière de voir (magazine thématique du Monde diplomatique), n° 99 : « L’Internationale des riches », juin-juillet 2008.

9 Manon Heckmann, « Caroline Receveur, Nabilla… Pourquoi tous les influenceurs déménagent à Dubaï », dans Le HuffPost, 13 avril 2021 (page consultée le 29 avril 2021).

10 Benjamin Barthe, « Pandémie de Covid-19 : à Dubaï, l’échappée belle des réfractaires au confinement », dans Le Monde, 11 décembre 2020 (page consultée le 29 avril 2021).

11 « Midi Info climat Guillaume Lohest », op. cit., 1:04:45.

12 On se souvient que la foule scandait « Liberté, liberté ! », lors de l’évacuation policière de la fête illégale « La Boum », le 1er avril 2021. C’était déjà le cas un mois plus tôt, dans des circonstances similaires (« “Liberté, liberté !” : la police a dispersé un grand groupe de jeunes au Bois de la Cambre à Bruxelles », dans Le Soir, 28 février 2021, page consultée le 29 avril 2021).

13 À ce sujet, voir CDT, « Désaccord sur le Livre blanc du droit à la fête », sur le site internet de l’association Habiter Paris, 15 février 2021 (page consultée le 29 avril 2021) : « La crise sanitaire actuelle est de fait une entrave à la fête, mais personne ne conteste à quiconque le droit de s’amuser. Assimiler les conséquences de la crise sanitaire à la négation d’un droit est abusif. »

14 Sa déclaration avait déclenché une polémique. Voir par exemple Guillaume Woelfle, « Witsel choisit la Chine “pour le futur de sa famille”… et insulte par là des millions de gens », dans La Libre Belgique, 2 janvier 2017 (page consultée le 30 avril 2021).

15 « Belgique : 50 milliards d’austérité en 5 ans, pour quels résultats ? », analyse du Centre d’Education Populaire André Genot, octobre 2016.

16 Analyse rédigée par Julien Noël.

 

 

 

 

 

 

 

 

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