Analyse 2023-17

Le film « Barbie1 », de Greta Gerwig, sorti en salle le 19 juillet 2023, est l’un des plus gros succès du cinéma contemporain. Son « féminisme de masse » a séduit une majorité de spectatrices en dépit d’une critique globalement déçue et prompte à démontrer combien le film est en porte-à-faux avec les valeurs qu’il prétend promouvoir : la lutte contre les stéréotypes, l’anti-capitalisme, le féminisme… Si les analyses sont à ce jour focalisées sur ces contradictions, une autre facette du film mérite qu’on s’y attarde : l’image qui nous est vendue du couple moderne et de l’équilibre familial.

Barbie et Ken font leur vie chacun de leur côté. Ken aspire à courtiser Barbie et souffre de son rejet, tandis qu’elle ne pense qu’à faire la fête entre filles. Tous revivent inlassablement la même journée sans tracas dans un Barbieland féministe surréaliste. Mais une incursion dans le monde réel (patriarcal) va les bouleverser et leur dire ce qu’ils sont, non pas l’un pour l’autre, mais au fond d’eux-mêmes. Tandis qu’elle explore son humanité, Barbie prend conscience des attentes de Ken, mais aussi de la blessure sentimentale engendrée par son rejet, qu'il tente, en vain, de noyer dans une pratique caricaturale du patriarcat. Et quand les autres Ken suivent le mouvement jusqu'à la révolte, elle réalise qu'ils sont tous motivés par la même obsession : devenir le centre d'attention des Barbie. Pour mettre un terme à leur rébellion, les Barbie entreprennent de monter les Ken les uns contre les autres en jouant avec leurs sentiments envers elles ! Ce qui les mène à la guerre…

Le couple moderne : individuel et conflictuel ?

Arrêt sur image. Il est consternant de voir que la relation homme-femme se résume ici à la dualité du désir charnel des hommes se heurtant à la volonté d’indépendance des femmes. Le prolongement du sexe masculin dans le combat et l’agressivité relève d’une allégorie éculée et grossière2. De plus, limiter le pouvoir d’action des femmes à la manipulation des sentiments ne rend pas du tout service aux causes féministes. Quelle image du couple, si ce n’est conflictuelle, peut ressortir d’un tel parallèle ? De plus, cette image exclut les couples homosexuels. Le film n’en finit pas d’enfoncer le clou du stéréotype de genre. Même en tenant compte d’un esprit caricatural qui vise à grossir les clichés pour mieux critiquer les inégalités, on peine à décrypter une morale saine. Est-ce à dire que l’émancipation des femmes n’a de sens que dans le rejet des hommes, dans la dualité homme-femme, et donc, qu’elle ne peut avoir lieu en dehors du désir des hommes3 ?

Une fois l’ordre féministe rétabli à Barbieland, Barbie rejette définitivement les avances de Ken et lui enseigne qu’il devrait vivre par lui-même : être juste « Ken ». Une injonction à la mode dans une société devenue individualiste (triste oxymore) en dépit des réalités naturelles de la vie relationnelle. Tendance qui s’observe aussi dans la façon dont certains couples organisent leur vie : pensant de plus en plus à soi, à ses envies et la nécessité vitale de les assouvir, plutôt que d’envisager la construction du couple, laborieuse, réciproque et parsemée de concessions4. Un exemple d’actualité : suite à la sortie du film, des jeunes filles ont eu une nouvelle lubie, celle d’éprouver leurs prétendants en leur demandant s’ils ont aimé le film, s’ils consentent à aller le voir avec elles, etc. Gare à la réponse, car la relation est susceptible de cesser en cas de désaccord avec ces demoiselles5, 6 ! Mais ne confondent-elles pas affirmer et imposer leur opinion ? C’est d’ailleurs la démarche du film : imposer sa vision, non en débattre. Cette vision, très manichéenne, met en scène avant tout un rapport de force et sous-entend que c’est la seule issue possible en dehors du chemin de l’individualisme.

Barbie et Ken forment un couple indissociable par leur individualisme respectif. Ils sont les deux faces d’une même pièce.

« Comme Barbie, Ken doit apprendre à exister au-delà du carcan patriarcal qui le réduit à sa propre caricature7. » Une analyse pertinente qui va peut-être au-delà de ce que l’histoire raconte réellement : à la fin du film, les Barbie reprennent le contrôle de Barbieland et les Ken savent un peu mieux qui ils sont : des Ken… (on a bien dit que c’était simplet). Or pour lutter contre les inégalités, il eût été intéressant que les Ken et les Barbie construisent une société égalitaire, où ensemble ils auraient été plus forts. Au lieu de ça, le film promeut une vision sournoise du matriarcat et une caricature douteuse de l’homme en déconstruction. Serait-ce le miroir de ce que notre société craint de devenir ? Vu l’argent injecté8 par la coproductrice Mattel dans sa campagne publicitaire démentielle, on pourrait le croire...

L’instinct maternel déconstruit

Parmi les accessoires des jouets Barbie, il existe des petits enfants et des bébés, et, fût un temps, il existait même Midge, enceinte de Nikki et meilleure amie de Barbie… On y fait une allusion timide dans le film, où elle est présentée comme la voisine désagréable de Barbie : le directeur de Mattel est surpris de la voir dans Barbieland et en détourne le regard, comme s’il ne voulait pas reconnaître son existence. Les notions de famille et de parentalité sont très discrètes et les allusions directes quasiment inexistantes. Serait-ce lié à un trauma de Mattel qui, en 2002, avait dû rapatrier sa Midge enceinte à peine arrivée en rayon suite à la grogne des conservateurs américains, qui y voyaient un encouragement à la grossesse pour les ados9 ? Toujours est-il qu’Allan, la poupée-père de Nikki, aussi tombé en désuétude, obtient un rôle bien plus développé dans le film, mais sans lien apparent avec la paternité. On notera que cette dernière, en termes d’image de marque, est sans doute moins « sale » que l’idée d’une femme enceinte10. En tous cas, le désir d’avoir des enfants est absent en dehors de la scène d’introduction, laquelle s’emploie à détruire littéralement l’idée-même de la maternité.

Explications. Dans une parodie osée de 2001, l’Odyssée de l’espace, Greta Gerwig introduit le personnage principal de Barbie « stéréotypée » au cœur d’un monde préhistorique où les petites filles jouent à la poupée. Tel Prométhée offrant le feu aux hommes, Barbie apporte le féminisme à Barbieland… C’est alors que les fillettes se mettent à briser leurs poupées d’enfants à coup de… poupée, précisément. Une façon pour le moins sauvage d’expliciter la découverte du libre arbitre. Le message ? Grâce au féminisme, les filles n’ont plus besoin de jouer à devenir mères, car le plus important est d’être une femme à l’image de Barbie : belle, mince et stéréotypée. En termes de discours féministe, on a déjà vu mieux !

Faisons un grand saut jusqu’à la fin du film. Suite à ses aventures, Barbie « stéréotypée » a décidé de devenir une femme… une vraie ! C’est pourquoi la scène finale montre Barbie prenant rendez-vous en gynécologie. Tout ça pour ça. Avoir un vagin et devoir s’y faire examiner, est-ce là tout ce qui définit une femme11 ? Aurore Koechlin, sociologue et autrice de La Révolution féministe (éd. Amsterdam, 2019), se questionne sur cette scène et y voit une « délégation entière de son corps à la médecine12 ». L’image invoquée dessert le propos, alors qu’elle aurait pu interroger l’empowerment, le pouvoir de la femme sur son corps... et non positionner le recours à la médecine comme l’aboutissement d’une quête déjà fondée sur le culte de la beauté idéale.

Transformation de la valeur famille

À la lumière de cette conclusion, et compte tenu que le scénario se vit au premier degré, le message final serait-il le suivant : pour s’accomplir, la femme doit non seulement tendre vers la perfection corporelle, mais aussi… avoir des enfants ? Le message devient confus : après avoir détruit l’image de la maternité en introduction, la conclusion semble la rétablir. Doit-on comprendre que le choix d’être mère appartient aux adultes et que les fillettes devraient juste profiter de leur enfance, jouer aux Barbie et rêver d’une vie d’adulte ? Et si le plus important n’était pas tant le fait d’avoir des enfants que de leur transmettre des valeurs ? Surtout quand l’une de ces valeurs inclut le fait que jouer à Barbie c’est cool.

Autre hypothèse. La transformation de Barbie se limite peut-être à l’adjonction d’un sexe à son corps de femme parfaite ? Ainsi, la consultation gynécologique ne ferait que valider la transformation. Dès lors, la volonté même de faire des enfants serait absente de Barbie, pour qui, après tout, la famille ne représente sans doute… rien. Serait-ce la contrepartie de sa soif d’autonomie ? Doit-elle choisir entre être femme ou être mère ?

Si la sphère familiale est remise en cause à Barbieland, elle subsiste dans le vrai monde : au cours de sa quête, Barbie rencontre Sasha (une ado rebelle) et sa mère, employée chez Mattel. Le père, quant à lui, est vaguement évoqué et fait une timide apparition à la fin du film pour être tourné en ridicule. Quand elles décident d’accompagner Barbie à Barbieland, la mère et la fille s’accordent sur le fait que « papa se débrouillera » sans elles, même s’il n’est pas prévenu. Ainsi, les hommes du vrai monde sont censés « se débrouiller », ils n’ont pas besoin d’une femme pour s’accomplir. De plus, papa ne doit pas s’inquiéter de voir disparaître sa femme et sa fille. C’est une famille où chacun fait ce qu’il veut quand il veut, sur le modèle individualiste moderne que nous exposions plus haut. Enfin, la mère et la fille sont soudées par une crise réciproque et s’accomplissent l’une à travers l’autre, mais surtout fusionnent, par la magie de Barbie, en un même archétype de femme libérée.

« Juste » nous-mêmes

S’il n’amène aucune réflexion, le film « Barbie » témoigne d’une émulsion des mentalités. En cela, il ouvre le débat sur notre rôle dans la société et comment nous consolidons ou fragilisons son équilibre. Et au sein de cette société, « Barbie » pose la question du couple moderne et de son évolution en une somme d’individualités qui s’affirment pour exister chacune de leur côté et non pour former une unité. C’est le reflet d’une transformation sociétale profonde. Mais il rappelle aussi que certaines questions demeurent taboues, comme l’homosexualité. Le film n’aurait sans doute pas fait autant de recettes s’il avait mis ce thème en avant. L’image du couple homo ne serait pas encore assez « bankable » (il n’y a d’ailleurs pas de Barbie lesbienne ou de Ken gay) ? À moins que la droite conservatrice américaine soit à ce point influente qu’elle ait dicté ses préceptes à Mattel pour contenir Gerwig dans son garde-fou. Un autre tabou se cache derrière l’image de la petite fille jouant à la poupée, force est de constater que c’est un cliché qui a la vie dure. On eût pourtant gagné en intensité si Sasha (l’ado rebelle) avait été un garçon refoulant sa passion pour Barbie, mais il ne faudrait pas trop perturber les standards de l’éducation…

Au contraire, ce film caresse dans le sens du poil, jouant sur la fibre nostalgique, trésor commercial. Cela devrait nous mettre en garde contre un discours médiatique qui prétend nous comprendre mieux que nous-mêmes. D’ailleurs, gardons-nous bien d’être « juste » nous-mêmes, comme ces Ken insipides aux désirs méprisés, mais cherchons plutôt un équilibre social en regardant ailleurs que vers le miroir . Que l’on s’épanouisse dans le célibat, le couple ou la famille, c’est toujours la société qui nous permet d’évoluer. Seul, nous ne sommes pas grand-chose, si ce n’est le reflet d’une société que nous essayerions de rejeter, mais alors comment s’y affirmer ?

Le couple est une construction sociale, peut-être un projet familial, et ce film semble en avoir peur. Serait-ce le reflet d’une société où chaque individu a désormais peur de se diluer dans un tout abstrait qui lui échappe, qui ne fait plus sens, où il se sent menacé de disparaître au point qu’il veuille s’affirmer à tout prix pour survivre ? Les couples ont tout à gagner à se forger une identité à transmettre à leurs enfants : les bases d’un sentiment d’appartenance à la société. Sans quoi, cette société ressemblera à un arbre fou dont les branches s’éloignent sans cesse davantage les unes des autres. Le film « Barbie » semble faire l’apologie d’une telle société. Mais pour Couples et Familles, il est important de dénoncer la dérive : celle d’une histoire qui se veut le reflet d’une société en mutation mais encourage celle-ci à se cristalliser dans cet état de crise permanent. Cela témoigne d’une société qui a peur qu’on se pose, qu’on réfléchisse, qu’on trouve notre équilibre dans le débat, dans l’union des forces, bref, qu’on s’affirme au-delà des contraintes économiques et idéologiques qui tendent à diviser pour régner13.


1 Dans ce film, Barbie est présentée comme une femme moderne, indépendante, féministe, actrice d’une société imaginaire où les Barbie gouvernent et où les Ken ont encore moins d’importance que la planche à surf ou les lunettes de soleil dont ils sont affublés. Ceux-ci n’existent qu’à travers les yeux de Barbie et ne font rien d’autre qu’essayer d’attirer son attention, en vain. Le Ken principal – Ryan Gosling – en pince pour Barbie stéréotypée – Margot Robbie – au point qu’il va la suivre dans sa quête. Une quête de la beauté idéale qui les conduit dans le vrai monde. Sauf qu’obnubilée par elle-même, Barbie ne porte aucune attention à Ken, lequel s’égare complètement et découvre... le patriarcat ! Exulté, il importe le concept à Barbieland et fait se retourner les Ken contre l’ordre féministe.

2 Parallèlement, il n’est pas considéré comme normal que les filles expriment librement leur agressivité. En témoigne le personnage de Barbie bizarre (qui explique sa quête à Barbie stéréotypée) : il est une caricature des Barbie maltraitées et est mis au ban de la société. Suite à sa conduite exemplaire, Barbie bizarre retrouve les bonnes grâces des autres Barbie. Il aurait pu en émerger une réflexion sur la relation des femmes à leur pulsions agressives afin de contrebalancer cette peinture négative de l’homme-guerrier (qui n’est autre chose qu’un homme-pénis) et sortir du stéréotype de la femme-victime (qui n’est autre chose qu’une femme-vagin). Or le film cultive bien ces deux faces d’une même pièce, car il peine à sortir des carcans psychosociaux.

3   Barbie n’existerait-elle qu’à travers Ken ? Ils sont liés par le seul fait d’être ce qu’ils sont : un homme bien bâti en manque d’attention et une femme égocentrée qui ne supporte pas l’imperfection… et a besoin d’un regard masculin pour se sentir exister. Deux m’as-tu vu(e)s, l’air de rien.

4    Sur ce sujet, voyez notre analyse « Vivre en couple chacun chez soi, une nouveauté ».

5  Le HuffPost, « Barbie : après avoir vu le film, ces Américaines ont rompu avec leur mec et expliquent pourquoi », dans www.huffingtonpost.fr, 06/08/2023 (page consultée le 13/09/2023).

6  Soirmag, « Quand le film "Barbie" pousse à rompre », dans soirmag.lesoir.be, 03/08/2023 (page consultée le 13/09/2023).

7  Antoine Desrues, « Barbie : critique qui voit la vie en rose », dans www.ecranlarge.com, 19/07/2023 (page consultée le 13/09/2023).

8    Le budget de la campagne markenting du film « Barbie » se monte à 150 millions $, un montant supérieur à ce qu’à coûté la production du film en elle-même (145 millions $) ! Pour plus de chiffres, voyez : Rebecca Rubin, « Inside ‘Barbie’s’ Pink Publicity Machine: How Warner Bros. Pulled Off the Marketing Campaign of the Year », dans variety.com, 23/06/2023 (page consultée le 12/10/2023).

9  CNEWS, « La poupée Midge est de retour », dans www.cnews.fr, 25/07/2023 (page consultée le 09/10/2023).

10    Dès après la sortie du film, les deux poupées, Allan et Midge, ont bénéficié d’un regain d’intérêt du public. Au point que Mattel a ressorti la version de base de Midge, c’est-à-dire sans le ventre plein. Voir CNEWS, op. cit. : 7.

11    L’idée a déjà été exploitée, 30 ans plus tôt, dans Cool World, un film oublié de Ralph Bakshi. Kim Basinger (plus délurée que Margot Robbie) y tenait le rôle de Holli Would : un personnage de comics frustré de ne pas pouvoir connaître le sexe avec les humains. Surtout avec Frank, un humain perdu dans le monde des animés – incarné par un Brad Pitt des premières heures. Devenu policier dans ce monde parallèle, il se fait un point d’honneur à y faire respecter la loi n°1 : pas de sexe entre animés et humains. Toute la quête de Holli Would repose sur cette frustration sexuelle et l’obsession de devenir une vraie femme, car elle brûle de désir et n’en a pas honte. En parallèle se dessine l’histoire d’un couple impossible : celui de Jennifer (une animée) et de Frank, sincèrement amoureux mais frustrés de l’absence de sexe. À la fin, Holli Would échoue dans sa tentative de devenir humaine après avoir menacé de détruire l’équilibre entre le monde réel et Cool World. Mais au final, coup de théâtre ! C’est Frank qui parvient à devenir un animé... Ainsi peut-il vivre le parfait amour avec Jennifer. Ce film met les pieds dans le plat en associant une féminité assumée et son appétit sexuel dévorant, alors que c’est l’homme qui s’y refuse, car il incarne la loi. On a aussi ce côté indiscipliné de la femme qui l’enferme dans un rôle d’enfant, dépendante d’une autorité masculine garante de la sécurité du couple et de la famille. Un modèle bien différent de « Barbie » qui montre comment les valeurs d’une société évoluent en 30 ans.

12  Aurore Koechlin, « Ce que montre “Barbie”, c’est qu’être une femme, c’est finalement apprendre que son corps est dangereux », dans www.nouvelobs.com, 07/09/2023 (page consultée le 18/09/2023).

13    Analyse rédigée par Olivier Monseur.

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