Analyse 2007-03

Genèse et haptonomie : un rapprochement étonnant, léger peut-être ? On verra qu’il n’en est rien, et qu’un lien d’humanisation relie ces deux récits : celui de nos origines, tel que nous le partage le texte fondateur qu’est la Genèse, et celui d’une expérience toute contemporaine d’un couple qui nous a partagé l’expérience qui a été sienne de l’haptonomie. Un grand écart qui fait sens pour la relation entre la femme et l’homme, qui fait sens aussi dans leur vécu de la maternité comme de la paternité.

 


Aux origines


En effet, le récit de la Genèse a tenté, notamment, de symboliser ce qui se vit au plus profond de l’humanité, et donc au plus profond de chacune et de chacun de nous, quant à nos origines et quant au sens de notre existence comme être sexué. C’est du moins une lecture qui peut en être faite [1] .


Adam et Ève sont créés différents, mais ils n’en ont pas conscience ou, tout au moins, ils n’en tirent pas de conclusion de « genre ». Le premier récit de la création nous montre en effet l’humain « mâle et femelle », unis et tous deux « sujets », aux origines du monde.


Vient alors le récit du mensonge du serpent : « Vous aurez la connaissance » dit-il à Ève, en lui parlant de l’arbre de « la connaissance du bien et du mal » comme l’appellent la plupart de nos traductions, mais du « connaître bien et du connaître mal » comme le dit Marie Balmary. En effet, ce n’est pas de la connaissance comme savoir dont parle le serpent en disant à Ève qu’ils seront comme des dieux, mais comme possibilité, et donc comme tentation, du « connaître mal » l’autre, les autres, en cherchant à les « posséder », à les traiter en objet.


Deux logiques s’offrent alors à Ève :
    celle pour laquelle elle optera : se considérer comme seule donneuse de vie, face à sa privation de phallus et, sortant ainsi de la relation, devenir le complément d’objet direct du verbe dont l’homme sera dorénavant seul sujet ;
    celle qui ne lui est pas accessible encore : refuser d’être objet de la relation et redevenir sujet, avec l’homme, sans plus chercher, de son côté, à posséder, et l’homme, et l’enfant.

 

Ève acquiert des enfants pour et par elle seule


Dans ce contexte de « possession », Ève « acquiert » son premier-né. Elle produit, elle achète Caïn avec l’outil « dieu ». Objet, elle prend possession d’un objet et, à ses yeux, elle acquiert de ce fait à la fois le masculin et le divin, du moins comme elle perçoit celui-ci.


Du fait même, la paternité est niée doublement : Adam n’est pas reconnu par Ève comme le géniteur de Caïn, puisqu’elle se dit seule à « acquérir » ce premier-né avec le « dieu ».


Caïn, de son côté, est possédé d’emblée, dès la naissance, sans enfance en quelque sorte. La Genèse ne considère d’ailleurs pas cette « maternité phallique » ainsi que l’appelle Marie Balmary, comme une véritable maternité.


Niée et rabaissée comme objet par l’objet convoité, Ève ne fait rien d’autre que de répéter le mal subi. Dans ce comportement de réaction - répétition, ne symbolise-t-elle pas, dans le contexte qui est le sien, le rêve de toute-puissance qui nous habite toutes et tous ? De même, le malheur qui pousse à considérer l’enfant comme une possession, propension née dans la nuit des temps et que dénonce le récit de la Genèse, ne pèse-t-il pas encore et toujours sur nombre de maternités et de paternités d’aujourd’hui.


Tout parent est confronté à une déprise nécessaire et progressive de ses enfants. Ou bien il les conduit plus ou moins harmonieusement hors de sa sphère d’influence - ex-ducere, conduire hors de..., étymologie du mot éducation -, ou bien il se crispe sur la « possession » de ce qui se dérobe à lui. Cette volonté de possession de l’enfant conduit au drame de la relation, ou/et à l’impossibilité de l’enfant d’aller « pour lui-même » au-devant de sa vie.


Le récit fondateur se répéterait-il ?


Du côté des maternités, ne voit-on pas naître aujourd’hui une volonté de certaines femmes de se vouloir seule face à l’enfant, ce qui serait en quelque sorte une concrétisation contemporaine de l’exclamation mythique d’Ève ?


Le désir de toute puissance ne s’exprime-il pas aussi parfois dans les déviances du recours à la fécondation assistée, ou encore à travers des adoptions inconsidérées de couples hétéro ou homosexuels, par une dérive voire une perversion en « droit à l’enfant » du « désir d’enfant » qui, au-delà de l’instinct de survie de l’espèce, est désir de relation et de transmission de la vie ?


Ne pas accepter la différence sexuelle, n’est-ce pas chercher une puissance de vie unique et toute-puissante ? N’est-ce pas entrer dans la logique d’un « phallus » dominant ? Haine du serpent vis-à-vis du dieu qui refuse la toute-puissance et qui, en réponse, met de « l’inimitié » entre la soif de possession - la femme - et la certitude de posséder - l’homme -.


Ces questions se posent de façon immédiate à l’homosexualité, qui manifeste en soi les risques de l’enfermement sur « le même » ou sur « le seul ». Elles sont toutefois aussi pertinentes pour nombre de couples hétérosexuels de type fusionnel, que ce soit fusion entre les conjoints, ou entre un des parents et l’enfant. Toutefois, le fait de légaliser, les situations d’homosexualité par exemple - non pas comme « contrats » légitimes entre personnes, mais par leur mise en analogie avec le « mariage » hétérosexuel -, outre qu’il en banalise « l’exception », porte simultanément atteinte à la symbolique de la différenciation dans l’organisation même de la société.


La légalisation du choix du patronyme plutôt que de la transmission du nom du père ne pose-t-elle pas une question analogue ? En effet, en cas d’option pour le nom de la mère, celle-ci et l’enfant ne sont plus censés reconnaître officiellement et symboliquement la paternité et donc son rôle de distanciation, son rôle de tiers.


Le poids qui pèse sur les enfants, lorsque l’un des géniteurs, voire les deux, a été escamoté, n’est pas non plus à négliger. Pour se construire, toute personne a besoin de pouvoir faire mémoire de ses origines, les parents adoptifs ne le savent que trop. Comment cela sera-t-il possible quand par exemple, délibérément, la mère dénie au père son existence même ?


Une telle lecture d’une série d’éléments qui ont éclos ces dernières années dans nos sociétés apparaîtra peut-être comme un jugement de valeur porté sur les personnes qui vivent de telles situations. Tel n’est pas l’objectif de ces lignes. Ce n’est pas ces personnes qui sont d’abord en cause. Ce qui interpelle, c’est la convergence de certaines caractéristiques de ces nouveaux comportements. Quels sont-ils d’ailleurs ? Des réactions face à une société traditionnelle qui ne reconnaissait que ses propres options, ou bien émergence d’un autre type de relation entre les humains ? Prophète serait celle ou celui qui oserait se prononcer avec autorité à ce propos.


Reste que les interrogations énoncées ci avant ne sont pas sans fondement pour autant, et l’on est en droit de se demander si les drames attribués par le récit de la Genèse à Caïn et Abel, ses deux premiers-mal-nés de l’humanité, ne risquent pas de se répéter dans l’histoire de ces naissances sans père d’aujourd’hui ? L’attitude d’Ève, symptomatique de nombre de personnes qui ont subi des rejets importants dans leur enfance et qui répètent ces mêmes rejets vis-à-vis de leurs propres enfants, ne trouvent-ils pas à se renouveler dans ces tentatives de ne plus être l’objet de l’autre ?


L’espoir dans un autre récit


Ainsi, comme dans la procession d’Echternach, avec des flux et des reflux, des progrès et des régressions, l’humanité tente-t-elle, dans l’alchimie collective de la pensée et des actions de chacune et de chacun au cours de son existence, de créer un contexte nouveau. Elle s’efforce en quelque sorte de juguler progressivement nos propensions au mal - c’est-à-dire à la soif de possession de l’autre, au « connaître mal » de la Genèse -, afin de permettre qu’advienne et que se développe, dans l’acceptation et le respect des différences, une parole et un agir de solidarité et de fraternité.


Car le récit de la Genèse ne s’arrête pas là, et il faut attendre la naissance d’un troisième humain, Seth, pour qu’il soit appelé « fils » par ses deux parents. Â son tour, il lui sera enfanté un fils par la femme, et ce sera la naissance d’Énosh - ce qui, en hébreu, veut dire « homme » dans le sens de l’homme mortel -. Cela n’aura donc été possible qu’après qu’un « fils » - Énosh - ait eu pour père un reconnu « fils » par ses deux parents : Seth.


C’est donc le renoncement à « posséder » autrui qui ouvre accès à la vérité de la relation. Le récit des origines indique le chemin d’une évolution possible des modèles relationnels au sein de l’humanité. La tendance à la domination est certes inscrite en chacune et en chacun de nous, mais l’Histoire ne serait-elle pas le long et lent apprentissage à cette « dépossession » ?


Ce long chemin de reconnaissance mutuelle de l’homme et de la femme, dans l’ensemble de la vie relationnelle et sociale, est intimement lié à la perception et à la conviction, en profondeur, de cette « dépossession ». Elle comme lui, et lui comme elle, sont interdépendants, dans leur différence même. Des dérives peuvent parsemer ce chemin : ils sont les fruits du tâtonnement inévitable de toute recherche et de toute progression.


Mais, quelles que soient les contestations véhémentes et souvent nécessaires encore de certains féminismes, des avancées remarquables se sont fait jour et imprègnent nos vies, sans que nous les attribuions à cette lente progression de l’humanité. C’est ainsi que nous avons ressenti cet autre récit, non plus symbolique mais tout à fait réel et concret, que nous ont confié, dans le contexte de la publication de notre étude sur le toucher considéré comme « relation au bout des doigts », Laure et Cédric, un couple d’aujourd’hui. Le voici :


L’haptonomie : le vécu concret d’une grossesse à deux


Quand nous avons appris que nous attendions un enfant, nous avons discuté de la façon dont nous voulions qu’il vienne au monde. Nous voulions nous préparer et vivre ce moment ensemble afin que les sensations du « ventre de la maman » puissent aussi être partagées par le papa.


Des proches nous avaient parlé de l’haptonomie, une méthode de préparation « tendance » à l’accouchement, qui propose aux parents une communication, une rencontre par le toucher avec le bébé, avant même la naissance, et qui permet au père d’établir un lien avec l’enfant.


Dès le 4e mois de grossesse, nous nous sommes donc rendus chez Pascale, sage-femme et haptonome, qui nous a reçu pour notre première séance.


Nous étions au départ inquiets de la manière dont les choses allaient se dérouler. Nous ne sommes pas vraiment des habitués des traitements alternatifs. Tout de suite, Pascale nous a mis à l’aise en nous expliquant la démarche dans laquelle elle proposait de nous accompagner. Davantage qu’une « gymnastique sportive » avec le bébé, il s’agissait d’apprendre à nouer un dialogue par le toucher. Un dialogue entre les parents que nous étions et le bébé, bien sûr, mais aussi un dialogue entre nous, les parents.


Pendant les mois qui ont précédé l’accouchement, nous sommes allés à une dizaine de reprises chez Pascale, pour apprendre à écouter, à sentir et à caresser notre enfant. Les mouvements du bébé faisaient écho à nos touchers et à nos paroles. Nous avons caressé le bébé dans la tendresse, dans la douceur, en respectant les « messages » qu’il nous envoyait.


Toujours par le toucher, le papa a aussi appris à aider la maman à supporter les changements corporels, parfois douloureux, qui se produisaient. Ces techniques de massage et de toucher nous permettaient aussi, à nous, parents, de découvrir nos corps autrement.


Ces séances épisodiques avec l’haptonome étaient prolongées par des séances « en famille », tous les soirs, pendant quelques minutes.


Nous nous sommes présentés, parents et bébé pensons-nous, sereins pour l’accouchement. Nous avons vécu une grande partie du travail à la maison, dans notre chambre, à accompagner tous les mouvements de la naissance. Malgré les douleurs du travail, ce fut un moment partagé par tous trois : chacun trouvait sa place et semblait savoir ce qu’il avait à faire, tantôt pour faciliter la naissance, tantôt pour soulager l’autre.


Après quelques heures, Pascale nous a rejoint pour nous accompagner à l’hôpital et nous permettre de continuer à laisser naître l’enfant au milieu des caresses et des massages.
C’est tout naturellement que l’enfant a fini par se retrouver dans nos bras...


Nous nous étions fortement impliqués dans cette préparation à l’accouchement... en oubliant, comme sans doute beaucoup d’autres parents, à nous préparer aux jours et semaines qui allaient suivre.


Avec le recul, nous nous sommes rendu compte que l’haptonomie avait été davantage qu’une préparation à l’accouchement. Nous nous sommes préparés à la parentalité : donner du temps pour l’autre, conjoint ou enfant, et bien souvent les deux en même temps. Du temps pour jouer, pour se dire ... pour reconnaître la présence de l’autre.
Lors de la venue de notre deuxième enfant, nous avons décidé de ne pas revivre l’expérience avec l’haptonome : sans doute les déplacements chez Pascale étaient trop difficiles avec notre premier bébé. Néanmoins, nous avons repris nos séances quotidiennes en famille, parfois aussi avec Célia, notre aînée. Le temps à donner et à partager se déclinait à présent à deux, à trois, ou à quatre.


Aujourd’hui encore, nous partageons des moments privilégiés de caresses et de tendresses qui nous permettent, à tous les quatre, de nous sentir bienvenus, en sécurité et en confiance.


Nos enfants ont 4 et 2 ans. Ils adorent les câlins, les massages ... et aussi les « petites batailles » sur notre lit.


Contribuer à ce qu’advienne cette tendresse vitale


Grand écart entre ces deux récits ? Long chemin tout au plus ?


Le second certes ! C’est en ce sens que, comme mouvement d’éducation permanente, nous avons mis en exergue, en lettres grasses, ce qui nous est apparu comme l’expression explicite des raisons profondes, et donc de la conscience qui habite ce couple.


En effet, il a vécu cette expérience d’haptonomie comme une véritable « déprise », au profit de l’autre, de la relation à la vie, même lorsque cette vie n’habite encore que le corps de la femme. Mais cette « déprise », il la vit aussi au quotidien, dans sa relation de couple et dans leurs relations aux enfants, nous le sentons dans le récit même.


Dans l’expérience de l’haptonomie vécue comme ils en témoignent, à travers cette « déprise », se vit, du fait même, la reconnaissance des liens à cet être déjà là qui, pourtant, est encore attendu. La reconnaissance aussi, déjà, de l’enfant comme autre de relation et de dialogue, avant même qu’il ne puisse se voir comme « être là ».


Du récit mythique de la Genèse, écrit dans la nuit des temps, à ce récit contemporain et bien réel d’une expérience de l’haptonomie, il y a bien plus qu’un grand écart. Ce que nous y avons reconnu, c’est le parcours incommensurable accompli par l’humanité. Ce parcours, nous avons à le poursuivre pas après pas, pour qu’advienne, toujours plus et toujours mieux, notre capacité d’êtres de tendresse, dans l’accueil de nos différences et de notre interdépendance. Cette tendresse-là est vraiment source de vie et de lumière pour toutes nos relations.

 

 



[1] Cette analyse, rédigée par Jean Hinnekens, doit beaucoup, en ce qui concerne son approche de la Genèse, aux travaux de Marie Balmary publiés dans ses ouvrages : « Le Sacrifice Interdit - Freud et la Bible », « La Divine Origine. Dieu n’a pas créé l’homme » et « Abel, ou la traversée de L’Eden », Éditions Grasset.

 

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