Analyse 2007-24

Faut-il interdire la fessée ? Le Conseil de l’Europe est en train de batailler pour l’abolition de ce qu’on appelle les « châtiments corporels », avec une série de recommandations non contraignantes à destination de ses Etats membres. En Belgique, un projet de loi existe, mais n’a pas encore été voté.

 

De nombreux pays européens ont d’ailleurs déjà légiféré dans ce sens : douze Etats membres du Conseil de l’Europe ont voté des lois interdisant les châtiments corporels [1] . En Belgique, le débat est (re)lancé par une parlementaire, Mia De Shamphelaere, qui plaide pour rendre la « gifle pédagogique » punissable [2]. Comme dans la plupart des pays européens, cette loi aurait d’abord la force d’un symbole (en Allemagne, la loi qui interdit claques et fessées ne prévoit pas de sanctions). Le but n’est pas qu’une horde de parents se retrouvent derrière les barreaux, mais plutôt de travailler sur les mentalités et d’attirer l’attention des parents sur cette problématique [3] .


Un phénomène très étendu


D’après une enquête de l’Union des Familles réalisée en 2006-2007 [4] auprès d’enfants, de parents et de grands-parents, les fessées et l’ensemble des autres châtiments corporels « éducatifs » ont été et sont encore très répandus aujourd’hui. 95% des grands-parents, 95% des parents et 96% des enfants interrogés admettent avoir déjà reçu une fessée. Dans son ouvrage « Notre corps ne ment jamais » [5] , Alice Miller parle de la violence éducative comme la méthode d’éducation la plus répandue dans le monde ; elle concernerait 90% des enfants de la planète, avec des niveaux de violence différents selon les régions du monde. Les vertus éducatives des coups semblent, dans le passé, avoir été appréciées de façon très diverses suivant les pays et les époques concernés. Si, dans les pays industrialisés, on voit cette violence de l’éducation diminuer au cours des siècles, cette évolution ne se fait que de manière lente et irrégulière avec, périodiquement, des retours en arrière. A ce propos, certaines cultures manifestent d’ailleurs un attachement plus fort que d’autres à des normes éducatives violentes.


Entre éducation et violence


Face à l’incapacité de poser une limite claire entre éducation et violence et aux conséquences négatives de la violence éducative, on légifère pour l’interdiction de ces pratiques. Cependant, beaucoup ne sont pas de cet avis. Certains « adeptes de la fessée » avancent l’argument que l’état ne peut s’introduire dans la vie privée des familles et des enfants. D’autres n’hésitent pas à parler de « puritanisme éducatif ». L’enquête de l’Union des Familles peut nous donner un petit aperçu de ce que pensent les parents à ce sujet. Tout d’abord, un grand nombre d’enquêtés considère qu’une fessée n’est pas un châtiment corporel. La majorité des parents et des grands-parents interrogés sont contre la suppression de la punition corporelle (53 et 61% contre). Ils donnent pour arguments principaux qu’une fessée permet de recadrer un enfant, que c’est efficace et que l’action psychologique est bien pire. Nombre d’entre eux insistent aussi sur le fait que l’Etat doit se « mêler de ce qui le regarde ». « Les politiques n’ont pas à décider de la façon de faire avec nos enfants », « Il n’appartient pas à des tiers, étrangers à la sphère familiale, d’apprécier la nature des punitions à donner », « La famille ne doit pas être réglementée par des lois », « A quand l’interdiction des engueulades... » : ce type de réactions virulentes est très fréquent parmi les parents. Plus particulièrement, l’opinion des parents belges a aussi été étudiée par un sondage en ligne. Il en ressort que 71% des flamands et 55% des francophones estiment que la fessée éducative doit être permise [6] . L’opinion de ces parents rejoint ce que prônent certains psys et spécialistes. C’est par exemple le cas de Christiane Olivier, psychanalyste, qui insiste sur l’importance de déculpabiliser les parents et la différence entre éducation et violence : « Quand la parole ne suffit pas, une fessée est salutaire. Il y a une différence énorme entre la tape éducative et la tape quand on est en colère. Si un enfant ne veut pas sortir du bain, on lui dit une fois, deux fois et, à la troisième, on lui donne une tape, c’est de l’éducation. Si on le laisse deux heures et qu’on en vient à le tirer par les cheveux, c’est de la violence » [7] . D’autres psychiatres insistent aussi sur le fait qu’il est parfois moins pervers de donner une petite tape à son enfant, plutôt que de le mortifier avec des mots. Dans un autre domaine, le magistrat Denis Salas indique que ces nouvelles lois risquent de culpabiliser les familles : « Ce genre de loi risque de criminaliser les familles qui utilisent des méthodes normales d’éducation. Elle me paraît, de plus, difficilement applicable : qui ira repérer les petits abus intrafamiliaux à l’intérieur des maisons ? » [8] .


Face à cette partie de l’opinion publique, plusieurs spécialistes se posent contre ces pratiques. C’est notamment le cas de la psychanalyste allemande Alice Miller. Dans son ouvrage « Notre corps de ment jamais » [9] , elle s’élève contre le châtiment corporel et plus particulièrement la fessée. Elle entend déjouer le grand nombre de mécanismes et de réflexes qui ont pour effet de justifier et de défendre cette violence. Elle dénonce aussi le phénomène de reproduction de cette violence éducative et s’élève contre l’utilisation à tout va de la notion de résilience pour justifier ces pratiques (les traumatismes subis dans l’enfance n’ont que peu d’influence sur la suite de la vie) : « La violence éducative se reproduit pratiquement à cent pour cent (...) Il est bon de connaître tous ces procédés inconscients de défense de la violence éducative qui prennent source dans notre petite enfance. Ceux qui les utilisent, ne le font pas par mauvaise volonté, mais parce qu’ils ont eux-mêmes subi leur dose de coups. C’est un mécanisme impersonnel dont nous sommes ou avons été à peu près tous victimes. Et la connaissance de ces obstacles est aussi utile si on s’engage dans une action pour une éducation sans violence » [10] . Miller place de grands espoirs dans cette démarche d’éducation sans violence : selon elle, la réduction de la pratique et du niveau de la violence éducative sur l’ensemble de la planète est probablement la manière la plus efficace pour réduire le niveau de la violence des adultes dans les conflits interpersonnels et collectifs [11] . Miller appuie cette argumentation par le fait que dans la majorité des régions d’Europe où la violence éducative a diminué (depuis une cinquantaine d’années), on s’oriente beaucoup plus vers des solutions non-violentes aux conflits [12] . Par contre, les zones où l’éducation est restée patriarcale et violente, seraient « (...) des creusets de violence meurtrière et de terrorisme » [13] . Certaines organisations se battent aussi pour la suppression des châtiments corporels et en ont fait leurs objectifs premiers ; c’est le cas des associations françaises « Eduquer sans frapper » et de « Ni claques ni fessée ». Ces associations s’engagent dans la vie politique française pour exiger la création d’un délit de punition corporelle : « Il ne s’agit pas de mettre les parents en prison pour une gifle, mais de lancer une vaste campagne d’information sur les dangers de la fessée ». Ces associations veulent combler le vide juridique concernant les coups portés par les parents car en France, pour que le juge intervienne, il faut que les blessures soient graves.


Dangers spécifiques des châtiments corporels


La violence physique « éducative » peut faire beaucoup de dégâts, particulièrement lorsqu’elle intervient déjà chez le petit-enfant car elle court-circuite l’ensemble de ses comportements innés, c’est ce dont Maurel fait état dans son article « Dangers spécifiques des châtiments corporels » [14] . « Ces comportements innés, contrairement à ceux d’autres animaux, ne sont pas faits pour pouvoir survivre directement au contact de la nature mais pour se constituer un nouveau placenta, non plus physiologique mais social, en créant des liens protecteurs et nourriciers avec sa mère et son entourage immédiat dans le but de vivre et survivre. Tous ces comportements sont donc relationnels et ils ont leur source dans les parties les plus archaïques du cerveau » [15] . Ainsi, si un enfant est frappé, il va intégrer la violence au sein de son mode de relation, il va la considérer comme normale. Par rapport au comportement inné d’imitation (l’enfant imite, dès les premiers jours, les comportements qu’il voit et qu’il entend, surtout ceux que l’on a envers lui), cela pose aussi problème. « Frapper un enfant (...) c’est aussi le conditionner à la violence en lui en fournissant les modèles qui s’intègrent à la gestuelle de son corps ». Cette violence peut aussi provoquer des contradictions que l’enfant va subir, car les coups peuvent être en contradiction avec les principes fondamentaux que l’on cherche à inculquer aux enfants (ne pas faire aux autres ce qu’on ne veut pas qu’on nous fasse, ne pas frapper un plus petit que soi, etc.). Le fait de subir deux messages contradictoires, contenus dans les leçons de morale (il ne faut pas faire aux autres...) et dans une punition gestuelle violente, peut atteindre les capacités morales et logiques de l’enfant. Le docteur Jacqueline Cornet rejoint Maurel dans l’explication des dangers physiologiques et psychologiques des châtiments corporels : « Une fessée, même légère, génère un gros stress chez l’enfant qui s’habitue à ce mode de communication violent » [16] . Et outre le fait que les « enfants frappés » puissent reproduire la violence qu’ils ont connue, le docteur Cornet met en avant des conséquences encore plus graves : « Des études ont prouvé que ceux qui avaient reçu des tapes, même occasionnelles, avaient plus de risques de connaître la délinquance, l’alcoolisme ou le suicide. Seule une loi peut changer les mentalités » [17] .


Pour Couples et Familles

  • Aider les parents :Dans ce débat, la première préoccupation de l’association Couples et Familles est d’aider les parents à assumer leur rôle d’éducateur. L’évolution vers une éducation sans punitions corporelles est salutaire, mais il ne faut pas laisser les parents seuls et démunis face à cette interdiction de frapper leurs enfants. D’un côté, on reproche aux parents d’être laxistes, de « produire » des « enfants-rois », d’être incapables de sévir et de fixer des limites. D’un autre, ils ne peuvent plus lever la main sur leurs enfants. Adieu fessées et raclées, il faut désormais dialoguer avec ses chérubins. Il faut donc aider ces parents qui peuvent se trouver déboussolés face à cette évolution sociétale, car on ne change pas ses méthodes d’éducation du jour au lendemain.
  • Education implique sanction: Il faut rappeler que le rôle des parents est d’éduquer leurs enfants. Cela implique des contraintes, des contrats et donc des sanctions lorsque les limites n’ont pas été respectées. Rappeler l’aspect néfaste d’une sanction qui soit une punition corporelle de type fessée ne doit pas inciter à supprimer les sanctions et à laisser tout faire.
  • Ne pas culpabiliser les parents: De la fessée avec tout son rituel façon « Les malheurs de Sophie » à la petite claque sur la main, il y a des différences. S’il convient de réprimer l’utilisation de la violence physique dans l’éducation, il faut aussi éviter de culpabiliser les parents. Les enfants peuvent « mener à bout » les adultes et l’énervement n’est pas une catastrophe. En outre, il faudrait élargir le débat à d’autres formes de violence souvent plus insidieuses et dont les effets ne sont pas moins néfastes.


Faut-il une nouvelle loi ?


Enfin la question est de savoir s’il faut une nouvelle loi. Comme on a déjà pu le dire, cette loi serait avant tout symbolique, porteuse d’une nouvelle conception de société, qui protège le bien-être et les droits de ses enfants. Difficilement applicable (outre les cas de maltraitance déjà traités par la Justice), cette loi n’aurait sans doute pas d’effet au plan judiciaire. Son mérite principal est de provoquer le débat, de questionner les divers mécanismes et réflexes qui justifient et défendent ces pratiques violentes. Et cette réflexion pourrait être le point de départ d’un changement des mentalités et des pratiques [18] .

 

 



[1] Le mouvement est parti de Suède (1979). Ensuite, la Finlande (1983), la Norvège (1987), l’Autriche (1989), Chypre (1994), le Danemark (1997), la Lettonie (1998), la Croatie (1999), la Bulgarie (2000), l’Allemagne (2000), l’Ukraine (2002) et l’Islande (2003) ont proscrits l’atteinte physique des parents sur les enfants.
[2] Une proposition de loi existe, mais elle n’a pas encore été votée. Malgré tout, une nouvelle clause a été introduite en 2000 dans la constitution, confirmant que les enfants avaient un droit absolu à l’intégrité physique, morale et sexuelle. Cette clause n’adopte pas une position claire vis-à-vis de l’ensemble des châtiments corporels.
[3] « Interdire la gifle pédagogique », article ‘News’ du Guide Social du 22/11/2007, http://www.guidesocial.be.
[4] « Pour ou contre les fessées ? Enquête de l’Union des Familles en Europe ». Cette enquête porte sur l’opinion de 685 grands-parents, 856 parents et 776 enfants, interrogés sur le site de l’Union des Familles en Europe, au cours de l’année 2006-2007. Ces personnes ne sont pas toutes adhérentes à l’UFE, le détail de l’échantillonnage se trouve sur le site. http://uniondesfamilles.org.
[5] « Notre corps ne ment jamais » d’Alice Miller, aux Editions Flammarion, 2004. Alice Miller a longtemps exercé la psychanalyse avant de se consacrer à ses recherches sur l’enfance. Elle est l’auteur de nombreux livres sur les causes et conséquences des mauvais traitements infligés aux enfants, parmi lesquels : Le Drame de l’enfant doué (PUF, 1983), C’est pour ton bien (Aubier, 1984), La Connaissance interdite (Aubier, 1990), La Souffrance muette de l’enfant (Aubier, 1990), Abattre le mur du silence (Aubier, 1991) et Libres de savoir (Flammarion, 2001).
[6] Ce sondage a été réalisé par le site de direct-marketing WDM Belgium et le département d’études Bexpertise. Il a été réalisé auprès de 20.000 internautes de 20 à 65 ans. (Article ‘News’ du Guide Social du 17/12/2007, http://www.guidesocial.be).
[7] « Les parents face à la violence de l’enfant » de Christiane Olivier, aux Editions Fayard, 2000.
[8] Denis Salas, cité dans « Faut-il interdire la fessée ? » de Marie Huret et Blandine Milcent, dans L’Express du 23 août 2001. Denis Salas est le co-auteur de « La république pénalisée » (avec Antoine Garapon et Oliver Mongin), aux Editions Hachettes Littératures, 1996.
[9] « Notre corps ne ment jamais » d’Alice Miller, aux Editions Flammarion, 2004.
[10] « Notre corps ne ment jamais » d’Alice Miller, aux Editions Flammarion, 2004
[11] « Réflexions sur le nouveau livre d’Alice Miller » d’Olivier Maurel, http://www.alice-miller.com, septembre 2004.
[12] A ce propos, dans son rapport de 2002 sur la violence, l’Organisation Mondiale de la Santé a présenté la violence éducative comme une des sources importances de violence chez les jeunes et les adultes.
[13] « Réflexions sur le nouveau livre d’Alice Miller » d’Olivier Maurel, http://www.alice-miller.com, septembre 2004.
[14] « Dangers spécifiques des châtiments corporels » d’Olivier Maurel, Mars 2001, http://alice-miller.com. L’auteur a écrit un ouvrage sur le sujet, intitulé « La fessée, questions sur la violence éducative », aux Editions La plage, 2004.
[15] « Dangers spécifiques des châtiments corporels » d’Olivier Maurel, Mars 2001, http://alice-miller.com
[16] « Faut-il battre les enfants ? Relation entre les accidents et la violence éducative », de Jacqueline Cornet, aux Editions Hommes et perspectives, 1997.
[17] Idem.
[18] Analyse réalisée par Marie Gérard, Couples et Familles.

 

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