Analyse 2007-23

En ce qui concerne les médecines parallèles, il y a presque autant de noms pour les désigner que de types de médecines : acupuncture, phytothérapie, homéopathie, ostéopathie, naturopathie, médecine anthroposophique, aromathérapie, ayurvéda, etc. Depuis quelques années, on observe d’ailleurs la présence de plus en plus importante de ces alternatives médicales au sein de notre société occidentale. Que peut signifier ce phénomène ? Que peut-il nous apprendre ? Il ne s’agit pas ici de s’interroger sur les médecines parallèles en termes de validité, de vérité ou d’efficacité, mais plutôt, de comprendre leurs fondements, leurs logiques et leurs pratiques. Voici un petit tour d’horizon de notre paysage thérapeutique occidental...

 


L’explosion des médecines parallèles [1]


Le constat de l’explosion des nouvelles pratiques de soins et la multiplicité des thérapies existant aujourd’hui est un fait incontestable et est souligné par de nombreux observateurs de terrain. Laplantine, anthropologue spécialiste dans le domaine de la santé, nous apprend ainsi à ce propos : « Nous ne sommes donc nullement en présence d’un phénomène marginal et résiduel, mais proprement moderne et en développement croissant, ainsi que l’atteste le succès de ces pratiques dans les sociétés industrielles les plus avancées » [2] . Derrière ce succès croissant des médecines parallèles, il y a une profusion de thérapies non-officielles et de nouvelles pratiques de santé. Le phénomène est donc assez large et regroupe des choses très différentes et des éléments disparates : cela peut aller des grandes traditions religieuses et culturelles aux technologies de pointe, de connaissances de type scientifique à celles de type ésotérique, de prestations médico-spirituelles gratuites au commerce de nombreux produits doux et naturels, etc. Si les médecines parallèles se distinguent sur bien des points, elles se polarisent autour de certains éléments : dans l’ensemble, elles basent souvent leur légitimité sur les lacunes du système médical officiel : « Les médecines parallèles prennent, sans exception, acte de certaines lacunes, carences ou promesses non tenues de la médecine officielle et s’efforcent de les combler [3] » . Mais bien plus encore, elles se veulent aussi bien souvent porteuses d’un nouveau projet de société.


Les critiques et les failles de la médecine officielle


Les critiques les plus récurrentes vis-à-vis de la médecine moderne sont celles qui reprochent à la médecine officielle d’être déshumanisée, réductrice ou encore « morcelante ».
La médecine perçue comme réductrice s’exprime le plus souvent dans des critiques portant sur le fait qu’elle considère l’homme de manière trop mécaniste, qu’elle aurait tendance à considérer le corps humain comme une éprouvette dans laquelle se dérouleraient des processus analogues à ceux du laboratoire. Plusieurs éléments appuient cette perception, comme la médiation instrumentale et la technicité mise en Å“uvre dans la relation thérapeutique actuelle. Le médecin et la médecine seraient passés à un rapport de moins en moins direct avec le patient en faisant intervenir cette médiation technologique. C’est donc notamment ainsi que certains patients et usagers pourraient se prendre à rechercher ailleurs un dialogue, une écoute qui devient difficile sinon impossible avec les tenants de la médecine de haute technicité.


La déshumanisation de la médecine porte aussi sur la figure du médecin. Alors qu’avant, elle était structurée par la combinaison de l’image du savant (maîtrisant des compétences techniques, sanctionné par des diplômes) avec celle de l’humaniste (capable de faire don de son temps et de sa personne à ses patients), la figure actuelle du médecin se voit soutirer cette dimension humaniste [4] . Cette perte humaniste de la médecine et surtout du médecin s’explique par une certaine contradiction dans laquelle se trouve enfermé le médecin. D’un côté, sa vocation est de consacrer son temps et sa personne à améliorer ou à sauver la vie de ceux qui lui font confiance, et de l’autre, ses « patients-clients » attendent aussi de lui qu’il leur apporte les fruits du progrès technique [5] .


La médecine morcelée est un thème dont J-Y Roy traite dans un article intitulé « Médecine, crise et défi » [6] . Selon lui, la médecine vue comme morcelée ou « morcelante » s’explique par le fait que la médecine qui, hier, parvenait plutôt bien à opérer une synthèse de l’ensemble de ses savoirs (qu’étaient principalement l’anatomie, la pathologie et la physiologie), a plutôt du mal aujourd’hui à réaliser cette même synthèse pratique. Cette difficulté proviendrait du fait que tous les savoirs fondamentaux dont elle dépend se sont multipliés, étendus et étalés. C’est notamment pour cette raison que la médecine s’est hyperspécialisée et qu’il n’y a plus vraiment d’approche globale. La médecine officielle, axée sur une recherche de plus en plus spécialisée et cela dans des domaines de plus en plus sophistiqués, a ainsi débouché sur une superspécialisation de ses praticiens [7] . D’un point de vue pratique, les connaissances sur l’homme appartiennent dorénavant à une collection d’individus distincts (spécialisation d’un système, d’un appareil, d’un organe, d’un tissu), comme si l’être humain pouvait alors être la somme exacte de ces diverses composantes. La médecine se trouve donc quelque part coincée car elle n’arrive pas à opérer une reglobalisation de l’homme souffrant, après l’avoir morcelé.


Caractéristiques des médecines parallèles


L’émergence de cette nouvelle culture médicale « parallèle » peut être compréhensible, on l’a dit, dans une sensibilité plus large ; une sensibilité réactionnelle aux sociétés industrielles avancées. C’est ainsi que l’on trouve, en général, dans l’ensemble des médecines alternatives une série de refus ou même de ruptures concernant directement cette société. Ces refus traversent tout le champ du social : il y a le refus d’un certain mode de rationalité scientifique et technique censé faire évoluer les sociétés vers plus de bien-être, de raison et de conscience (ce que l’on peut appeler le scientisme) ; le refus d’un mouvement de massification et d’uniformisation des sociétés, qui donnent lieu à des revendications de différenciation ; les refus d’une certaine culture élitiste et intellectuelle, qui conduisent notamment à une revalorisation du corps ; le refus d’une société de productivité et de consommation, d’une société de l’objet, de l’objectivité et de l’objectivation ; le refus d’un modèle patriarcal apparaissant à beaucoup comme répressif et enfin, le refus d’un espace urbain jugé de plus en plus sordide [8] . Face à ces types de refus, un tronc commun des médecines alternatives peut être spécifié.


Une revendication humaniste


C’est tout d’abord autour de la revendication humaniste que s’organise la culture médicale parallèle qui se définit contre la médecine officielle ou voulant l’élargir. Les médecines parallèles se revendiquent comme humanistes face à la médecine morcelée et « morcelante », déshumanisée et réductrice que nous avons décrite. C’est ainsi qu’elles se décrivent comme « médecines douces » face à la dureté, à la brutalité du système médical contemporain. Dans cette revendication humaniste, on retrouve l’idée que l’homme doit se « désoumettre » au contrôle de plus en plus envahissant de la médecine et redevenir maître de conduire sa vie comme il l’entend, avec ses propres outils. L’idée est que le malade doit récupérer un pouvoir dont il a été dépossédé et accéder à un savoir dont il a été exclu : celui d’être acteur de sa santé. C’est aussi au niveau du sens que se porte cette revendication humaniste : les médecines alternatives se soulèvent contre une culture médicale qui considère la maladie comme un non-sens radical. En quelque sorte, ces médecines se constituent comme une certaine « révolution du sujet » car les médecines alternatives veulent réinstituer la place du sujet, du malade, au sein d’un système médical ayant du sens pour lui.


Une revendication naturaliste


Une autre idée force parmi celles qui commandent les médecines parallèles est la revendication naturaliste qu’elles soutiennent. Ces médecines se qualifient souvent d’ailleurs elles-mêmes de « naturelles », ou de « médecines vertes ». On peut imaginer que cette revendication naturaliste est intervenue face à une société devenue technologique et usant de la médiation instrumentale. Cette notion de « naturel » permet alors aux médecines de s’inscrire comme antonymes de « l’artificiel », et par analogie, de « l’industriel », du « chimique », du « pollué ». L’attitude la plus caractéristique des médecines alternatives est assez différente de la médecine classique : elle consiste à « faire confiance à la nature », aux réactions de l’organisme, et à se baser sur les capacités d’autoguérison du malade. Ce type de thérapeutique consiste à apporter du renfort à l’organisme, en le stimulant, en l’aidant au mieux à se défendre. Le terme « guérir » perd alors son sens de « faire la guerre » contre l’agent pathogène, sens dominant dans la médecine officielle.


Un autre rapport au temps


C’est aussi par la notion de temps que les médecines alternatives se distinguent de la médecine officielle. Face à un agent pathogène, la médecine officielle va avoir tendance à empêcher son évolution par une attitude très interventionniste, activiste, « (...) qui n’attend pas mais attaque, et vise à substituer au rythme de la maturation de la maladie qui s’inscrit dans l’histoire du malade et qui est la plupart du temps un rythme rapide caractérisé par la notion d’urgence » [9] . Au contraire, les médecines parallèles vont considérer que le symptôme est plutôt l’expression de l’organisme cherchant à se défendre et qu’il est alors dangereux d’en contrarier les manifestations. C’est une démarche plus attentiste, « expectative » qui est alors mise en place. Ce qui est intéressant, c’est que cette position adoptée à l’égard du temps organise la conception que l’on peut se faire de la santé. Pour la première conception, le processus thérapeutique a pour but de faire rapidement revenir l’individu dans un état de santé ; guérir correspond à réparer un accident, à restaurer l’ordre. Dans la deuxième conception, celle des médecines parallèles en général, guérir n’est pas retrouver la santé, mais s’acheminer vers un nouvel état qui ne sera jamais un retour au précédent.


Une approche holistique


Un autre point commun est que les médecines parallèles refusent souvent le dualisme sur lequel se base la médecine officielle (la maladie opposée à la santé, le médicament par opposition à l’agent pathogène, etc.). Ces oppositions sont perçues comme ce qui fige un système médical. Les alternatifs proposent une approche holistique prenant en compte la totalité de la personne, au-delà de ces oppositions. Le malade n’est plus alors, comme dans la perception cartésienne, un corps (ou une machine) et une âme. Il est considéré dans une sorte de perspective de composition « à étages », globale. Bien souvent, l’homme est appréhendé comme composé de plusieurs « couches » : celle du corps, de l’âme (qui anime), du psychologique (qui pense), de l’esprit (qui peut mettre l’homme en relation avec ce que l’on peut appeler « l’absolu », ou Dieu), des relations ou encore de l’environnement. C’est notamment pour cette raison que, dans ce type de médecines, on retrouvera une certaine fusion du social, du psychologique, du biologique, du culturel et du spirituel.


Tout extrémisme est à bannir


A travers les médecines parallèles, on peut donc découvrir des pensées médicales voulant mieux prendre en compte la notion de bien-être ainsi que la personne dans sa globalité. Ces alternatives représentent une autre manière de concevoir les soins, la thérapeutique, mais proposent aussi un autre ordre de représentations sur le corps, la maladie et l’être humain. Le recours à ces médecines peut exprimer certaines limites de la médecine classique, dans la manière dont elle appréhende, explique et agit sur la santé et sur la maladie.
La nature des médecines alternatives est tellement vaste qu’il est impossible de donner une opinion univoque sur le phénomène et sur le recours à ces médecines. On se contentera alors de dire que, comme pour toute pratique en général, tout extrémisme est à bannir. De la même manière qu’une « foi » sans limites pour la médecine officielle peut nuire (imaginons une personne se gavant de médicaments, consultant tous les jours un médecin, etc.), le recours extrême et l’enfermement dans ces alternatives peut placer un individu dans les marges de la société et le mettre à part ; provoquant ainsi la déconstruction des liens sociaux qui façonnent son identité.

 

 



[1] Les médecines parallèles sont comprises ici dans l’acception la plus générale, c’est-à-dire qu’il s’agit de médecines qui diffèrent de la médecine officiellement reconnue, qui s’emploient à d’autres formes thérapeutiques et qui véhiculent d’autres représentations étiologiques.
[2] LAPLANTINE, François, Anthropologie de la maladie, Etude ethnologique de représentations étiologiques et thérapeutiques dans la société occidentale contemporaine, Editions Payot, 1992 LAPLANTINE, F., p.3.
[3] POUCET, Thierry, « Les médecines en miroir », in Comprendre le recours aux médecines parallèles : colloque international de Bruxelles, 3, 4, et 5 décembre 1989, Bruxelles, Centre de recherche et d’information des organisations de consommateurs (CRIOC), 1989Op. Cit.
[4] CAILLE, A., « Le don, la maladie et la déshumanisation de la médecine », in Revue du MAUSS, n°21, Janvier 2003, p.331.
[5] BOURGUIGNON, A., « Situation de la médecine contemporaine », in La médecine à la question, une science de la santé au-delà des mythes de la technique, Paris, Editions Fernand Nathan, 1981, p.21.
[6] ROY, Jean-Yves, Médecine : crise et défi, in Recherches sociographiques, n°1, vol.16, 1975.
[7] Par exemple, certains chercheurs consacrent l’entièreté de leur carrière à l’étude du seul réseau qui relie l’hypophyse à l’hypothalamus, une aire anatomique ne dépassant pas deux centimètres sur deux.
[8] POUCET, Thierry, « Les médecines en miroir », in Comprendre le recours aux médecines parallèles : colloque international de Bruxelles, 3, 4, et 5 décembre 1989, Bruxelles, Centre de recherche et d’information des organisations de consommateurs (CRIOC), 1989.
[9] LAPLANTINE, François, et RABEYRON, Paul-Louis, Les médecines parallèles, Paris, PUF, 1989, p.42.

 

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