Analyse 2006/30

Les femmes se plaignent souvent du manque de communication avec leur partenaire. Selon les clichés, elles attendraient surtout l’expression de sentiments et d’émotions, alors que les hommes attendent l’expression d’une proximité physique. Comment analyser cette plainte aujourd’hui ? Ces clichés rendent-ils compte de la réalité ?


Le silence des hommes


On nous le redit depuis de nombreuses années déjà : les hommes seraient en crise, auraient du mal à se retrouver une nouvelle identité suite à l’émancipation des femmes, seraient en quelque sorte « a quia » face à l’évolution des relations entre les sexes. On parle parfois du « silence des hommes » [1]. Mais de quel silence parle-t-on alors ? Il est toute sortes de silences. Il y a le silence de celui qui n’a rien à dire, le silence du timide qui est paralysé par la peur de l’autre, il y a le silence de celui qui écoute ou de celui qui est coincé, le silence du poète et du rêveur, le silence de celui qui est blessé ou aigri et qui rumine une répartie cinglante, il y a aussi le silence lourd de non-dits ou de haine, etc. Cependant, lorsque ce sont les femmes qui parlent du silence des hommes, elles pensent surtout au silence des hommes sur eux-mêmes, sur leur propre vécu, sur leurs sentiments et leurs émotions, d’un manque d’expression de soi-même. Et ce silence pose problème à leur compagne, à la relation.


Parler du « silence des hommes » implique que l’on postule une différence entre les hommes et les femmes quant à l’expression d’eux-mêmes. Que l’on soit d’avis que ce qui est commun aux hommes et aux femmes est plus important que ce qui les différencie ou que l’on soit de l’avis contraire, on ne peut en tout cas éviter la question. La rigueur oblige cependant à éviter la caricature d’un côté comme de l’autre : ni « les hommes viennent de Mars et les femmes de Vénus », ni « l’un est l’autre »... tout en étant conscient que la caricature permet parfois de grossier des traits latents qui méritent notre attention.


Une question de femmes


Cette question du silence des hommes est d’abord posée par les femmes. Ce sont les femmes que l’on entend dire à leurs compagnons, entre elles ou au travers des articles des magazines féminins : « J’ai l’impression de parler à un mur », « Tu ne me dis jamais rien », « tu n’exprimes jamais tes sentiments », « Au fond, je ne sais jamais ce que tu penses vraiment », etc. Ou bien encore : « Il n’évolue pas, il est coincé, c’est trop tard de lui faire changer ses habitudes, il ne voit rien, impossible de lui communiquer ce que j’attends, il u a entre nous un fossé aussi grand qu’une génération »...


Il s’agit donc d’abord d’une insatisfaction voire d’une plainte de femmes vis-à-vis de leurs compagnons, d’une revendication de femmes pour une autre communication. On n’entend pas ou très peu, par exemple, une insatisfaction similaire des hommes quant à la communication avec d’autres hommes, voire même avec leur femme. Si c’est une question de femmes, il s’agit donc aussi d’une vision des femmes sur les hommes et d’une analyse des relations hommes/femmes qui part d’un liché de femmes sur les hommes. Ce simple fait vaut déjà la peine qu’on s’y arrête parce que, dans l’histoire, c’est le plus souvent l’inverse qui s’est passé. On a généralement analysé les relations hommes/femmes à partir d’un point de vue masculin. Plutôt que de « silence des hommes », on aurait pu parler jadis du « bavardage des femmes ».


Aussi une question d’hommes


Quoi qu’il en soit, cette interpellation est aujourd’hui intériorisée par les hommes, ou en tout cas par un certain nombre d’hommes. Les mouvements d’hommes (Réseau Hommes, Relais Hommes, etc.) témoignent en tout cas que certains hommes se sentent à l’étroit dans leur mode d’être et de communiquer et expriment le désir de vivre à d’autres niveaux, de pouvoir eux aussi exprimer leurs émotions, leurs sentiments, de pouvoir communiquer différemment. Cela peut être le fait de leurs compagnes qui les poussent dans le dos parce qu’elles revendiquent un autre type de communication dans le couple sous peine de rupture, ou bien parce qu’ils se remettent en question après l’échec d’une première relation où ils ont reçu les griefs de leur compagne comme une douche froide, ou bien encore parce qu’ils ne sont plus satisfaits eux-mêmes de leur mode d’être au monde et aux autres.


Les origines du malaise


Pourquoi cette différence de mode d’expression et de communication entre les hommes et les femmes ? Les explications avancées par les uns et les autres sont très diverses : cela tiendrait pour certains à la « nature des hommes », pour d’autres aux pressions sociales et culturelles, pour d’autres encore au poids des évolutions historiques.


Première explication, qui ne tient pas au sexe : il est difficile, pour tout homme, pour toute femme, de parler de soi en vérité. Toute communication vraie est exigeante, difficile. Cela demande du temps, des circonstances favorables. Il est toujours plus simple, moins risqué de se réfugier derrière un masque, une image de soi-même, dans une communication de type fonctionnel.


A entendre certaines femmes, cette difficulté des hommes à s’exprimer tient à leur nature, c’est une sorte de handicap congénital. La communication interpersonnelle est dans la nature des femmes, mais pas dans celle des hommes. De telles interprétations font malheureusement penser à l’exacte réplique des discours sexistes d’hier, quand les hommes décrivaient les femmes comme « non rationnelles, trop émotives, moins intelligentes, etc. », voire, si l’on remonte un peu le temps « dénuées d’une âme ». Ces justifications par la « nature » peuvent prendre des accents plus scientifiques ou psychanalytiques. Ainsi, la femme, parce qu’elle porte l’enfant en elle avant de le mettre au monde, entretiendrait avec lui une relation de proximité dont l’homme serait irrémédiablement écarté. Son rôle à lui serait de mettre de la distance et non de la proximité. De là viendrait le fait que les femmes se situent spontanément dans des relations de proximité et les hommes dans la distance.


Il existe d’autres types d’approches, qui tiennent davantage à la culture, aux images et aux rôles attribués aux hommes et aux femmes dans la société. Dans la culture judéo-chrétienne d’hier, les sentiments et les émotions étaient plutôt considérés avec méfiance. Dans l’échelle de valeurs, le sens du devoir, la maîtrise de soi, la responsabilité, la conscience, etc. arrivaient bien avant les sentiments et les émotions, toujours suspectés de pouvoir faire glisser sur la pente savonneuse des vices. Dans ce contexte global, les hommes ont reçu dans leur éducation une double prévention face aux sentiments. Si l’on concédait encore aux femmes le droit à éprouver des sentiments, il revenait d’abord aux hommes de dominer les situations auxquels eux et leur famille étaient confrontés, ce qui les obligeait à masquer leurs sentiments ou tout au moins à être capables d’en prendre distance. Quel petit garçon n’a pas entendu dans son enfance qu’un garçon ne pleure pas « comme une fille » ? On pourrait parler longuement de cette image de la virilité qui pèse encore tellement sur les hommes : une image de force, peut-être même de violence, une image de guerrier, d’impassibilité, une image dure et distante, voire méprisante, une image de macho, de rationalité froide, qui ne se laisse pas fléchir par l’émotion. Dans ce contexte, il faut sans doute écouter avec un esprit critique les nombreux discours de tous bords qui regrettent aujourd’hui l’absence de « pères ». Quel type de pères, de virilité, ces discours regrettent-ils ? Les femmes elles-mêmes, qui réclament de leurs compagnons qu’ils puissent vivre au niveau de leurs sentiments et émotions, ont parfois des attentes paradoxales, quand elles souhaitent en même temps avoir à leurs côtés de « vrais hommes ».


Même lorsqu’ils le souhaitent, les hommes n’ont pas l’habitude de fonctionner au plan des sentiments. Ils ont appris à fonctionner dans la sphère sociale, dans le monde du travail et du pouvoir, où il est essentiel de maîtriser l’évolution des événements. Dans cette sphère, dire ses sentiments, c’est dire sa fragilité, se rendre vulnérable à l’autre, perdre le contrôle, sortir de la sphère de la production pour entrer dans la sphère de l’expression. Beaucoup d’hommes ont du mal à se construire une nouvelle consistance dans cet univers.


Ce malaise des hommes s’explique aussi par leur déstabilisation face à l’évolution des femmes dans la société. Les femmes ont vécu les dernières décennies sur le mode des conquêtes, alors que les hommes devaient sans cesse céder une partie de leurs anciens privilèges. C’est un lieu commun de dire aujourd’hui que nous vivons dans une société en pleine mutation. Cela se ressent sur les rôles attribués à chacun des sexes. Dans ce contexte, les hommes comme les femmes seraient déstabilisés : les hommes parce qu’ils ne savent plus très bien quelle attitude prendre pour répondre aux souhaits de leurs compagnes, et les femmes parce qu’elles ont des attentes contradictoires.


Et demain ?


Reste à savoir comment mieux vivre ensemble demain.


D’un point de vue historique, il faut convenir que ce sont les femmes qui ont constitué le mouvement social significatif de ces dernières décennies. Ce sont elles qui étaient écrasées par la division des rôles du passé et qui ont provoqué le changement. L’homme est contraint de changer en conséquence. Mais le foisonnement d’initiatives récentes (entre autres des groupes d’hommes) montre qu’un nombre important désire changer, même si le mouvement est lent.


Par ailleurs, s’il s’agit d’une insatisfaction par rapport à la communication, la sagesse ne pousse-t-elle pas à penser que les femmes comme les hommes ont à évoluer ? Même si la légitimité sociale en matière de communication est plutôt du côté des femmes, cela ne signifie pas pour autant que tout est simple de leur côté.


Ne faudrait-il donc pas surtout que chacun apprenne à se dire d’une manière audible pour l’autre ? Mais que chacun apprenne aussi à entendre la manière dont l’autre se dit. Et cela en quittant autant que faire se peut une certaine guerre des sexes. L’autojustification en termes d’opposition favorise rarement la bonne communication ou le plaisir d’être ensemble. Et, en cette matière, sans doute les hommes et les femmes n’ont-ils pas les mêmes attentes ni les mêmes modes d’expression. Et il n’est écrit nulle part que le sentiment qui habite une personne et qu’elle partage la révèle davantage qu’une décision, une réflexion personnelle ou un acte qu’elle a décidé de poser... Les uns comme les autres sont indispensables à la vie et à la relation.

 

 


[1] Un Dossier NFF a été consacré à ce thème en 1997

 

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