Analyse 2006/24

Le 25 décembre 2005, le Pape Benoît XVI publiait sa première encyclique « Deus caritas est » et la consacrait à l’amour chrétien. L’association « Couples et Familles », née dans la mouvance du mouvement ouvrier chrétien, ne pouvait rester indifférente à ce document.


Couples et Familles et les discours de l’Eglise catholique sur l’amour


« Couples et familles » reste plus que jamais convaincue du lien étroit entre le désir d’aimer et d’être aimé qui habite toute femme et tout homme, et le sens même de l’existence. Elle a par ailleurs constamment éprouvé et ressenti que les valeurs évangéliques étaient parfaitement en harmonie avec cette double intuition. C‘est dans cet esprit qu’elle s’est toutefois souvent distancée des prises de position de la hiérarchie vaticane, convaincue que la perception que celle-ci avait de l’amour humain ne prenait pas suffisamment en compte le vécu concret et unifié de ceux qui s’aiment. Ce ne fut jamais une prise de distance systématique, l’expression d’une opinion qui, en conscience, ne rejoignait pas ces prises de position sur le vécu des couples et des familles, même si elle partage les valeurs sur lesquelles elles affirment se fonder.


Dans cette tension, sans se retrancher pour autant dans l’indifférence ou dans une prétention à détenir la vérité, « Couples et Familles » n’a pu faire, il y a un an, démonstration de joie, ni même de satisfaction. L’Église et les autorités vaticanes en particulier avaient à ce point habitué à un discours sur l’amour humain inaudible aux oreilles contemporaines, hors et dans l’assemblée des chrétiens, que nous n’espérions rien qui, venant de ce côté, puisse aider concrètement les femmes et les hommes de ce temps à tenter de vivre d’amour. Une année plus tard, il nous semble entendre ci et là, parfois même de la voix d’évêques, des accents nouveaux qui pourraient bien trouver source dans Deus caritas est, document dont nous fêtons l’anniversaire. Ce n’est pas que la perspective développée soit étrangère à une association comme la nôtre. De tout temps, des prêtres, notamment ceux qui ont travaillé au sein même des « Feuilles Familiales », comme Pierre De Locht et Georges Ponteville, ont tenu un langage clair et confiant sur l’amour humain, et ont partagé avec nous le sens que donne à nos yeux sa portée divine. Mais ce n’est pas le travail de fourmi que nous avons pu accomplir dans cet esprit avec eux qui a fait la réputation de l’Eglise. Parce que nous sommes convaincus de l’apport des valeurs évangéliques à l’amour humain, nous sommes considérés par beaucoup comme prisonniers des positions vaticanes. Pour d’autres, au sein même de l’Eglise, parce que nous exprimons que ces positions ne donnent pas aux femmes et aux hommes la possibilité de vivre pleinement des valeurs évangéliques, nous nous excluons de la communauté dont ils se reconnaissent. Nous sommes donc retournés à ce texte auquel nous n’avions pris qu’un intérêt mineur. Qu’en disons-nous aujourd’hui ? Quelle analyse pouvons-nous en faire ? Quelles pistes nouvelles ouvre-t-il ? Peut-il initier au sein de l’Eglise, mais aussi dans la société tout entière, une réflexion sérieuse et dynamique sur l’amour humain ?


Et d’abord, parler de cette préoccupation en la rangeant sous l’acception « d’amour chrétien » peut-il faire sens ? Les chrétiennes et les chrétiens se confronteraient-ils différemment des autres humains à leur besoin d’amour et à leur capacité d’aimer ? La foi en un sens qui dépasse le simple aujourd’hui et la vie individuelle et mortelle de chacune et de chacun, apporte sans conteste une perspective et une dimension différentes. Concrètement, donne-t-elle pour autant des indications concrètes pour aimer plus et aimer mieux ? Le texte de Benoît XVI prend la hauteur suffisante pour inspirer une réflexion d’une portée universelle, tout en confiant aux personnes qui s’aiment à y puiser de quoi alimenter leurs propres réflexions et d’en vivre mieux leur amour. Ni recettes, ni condamnations, mais un appel à vivifier le vécu de l’amour.


Il ne s’agit pas de faire ici une analyse complète de l’encyclique. Comme association d’éducation permanente des adultes sur les questions conjugales et familiales, nous avons tenté de dégager de sa première partie consacrée à l’amour humain d’affection, les éléments qui apparaissent importants ou novateurs. Ils témoignent en effet d’un ton et même d’un esprit nouveau qui font espérer en une autre compréhension de la recherche d’amour des femmes et des hommes d’aujourd’hui. Il nous semblait donc important de mettre cet esprit en exergue, afin qu’ils puisse susciter des approfondissements nouveaux, entre chrétiens certes, mais aussi dans la réflexion contemporaine sur le devenir de l’amour humain.


De quel amour parle-t-on ?


Comme le fait remarquer l’introduction de l’encyclique, le mot amour est employé dans des sens très divers : « Rappelons en premier lieu le vaste champ sémantique du mot « amour » : on parle d’amour de la patrie, d’amour pour son métier, d’amour entre amis, d’amour du travail, d’amour entre parents et enfants, entre frères et entre proches, d’amour pour le prochain et d’amour pour Dieu. Cependant, dans toute cette diversité de sens, l’amour entre homme et femme, dans lequel le corps et l’âme concourent inséparablement et dans lequel s’épanouit pour l’être humain une promesse de bonheur qui semble irrésistible, apparaît comme l’archétype de l’amour par excellence, devant lequel s’estompent, à première vue, toutes les autres formes d’amour. Surgit alors une question : toutes ces formes d’amour s’unifient-elles finalement et, malgré toute la diversité de ses manifestations, l’amour est-il en fin de compte unique, ou bien, au contraire, utilisons-nous simplement un même mot pour indiquer des réalités complètement différentes ? Â l’amour entre homme et femme, qui ne naît pas de la pensée ou de la volonté mais qui, pour ainsi dire, s’impose à l’être humain, la Grèce antique avait donné le nom d’eros. Disons déjà par avance que l’Ancien Testament grec utilise deux fois seulement le mot eros, tandis que le Nouveau Testament ne l’utilise jamais : des trois mots grecs relatifs à l’amour - eros, philia (amour d’amitié) et agapè - les écrits néotestamentaires privilégient le dernier, qui dans la langue grecque était plutôt marginal. En ce qui concerne l’amour d’amitié (philia), il est repris et approfondi dans l’Évangile de Jean pour exprimer le rapport entre Jésus et ses disciples. La mise de côté du mot eros, ainsi que la nouvelle vision de l’amour qui s’exprime à travers le mot agapè, dénotent sans aucun doute quelque chose d’essentiel dans la nouveauté du christianisme concernant précisément la compréhension de l’amour ».


 propos d’Eros d’abord. Benoît XVI fait observer que ce terme n’apparaît à aucun moment, ni dans les Evangiles, ni dans les autres textes du Nouveau Testament. De même il souligne que l’Ancien Testament : « n’a en rien refusé l’Eros comme tel ». Et de préciser qu’il en est d’ailleurs de même dans la perception chrétienne : « Ce n’est pas le refus d’Eros ... mais sa guérison en vue de sa vraie grandeur », dans la relation entre personnes qui « aiment comme créatures unifiées », corps et esprit.


Voilà de toute évidence un langage inhabituel. Benoît XVI le reconnaît d’ailleurs explicitement lorsqu’il écrit : « il n’est pas rare aujourd’hui de reprocher au christianisme du passé d’avoir été l’adversaire de la corporéité ; de fait, il y a toujours eu des tendances dans ce sens ». Toujours ? Aujourd’hui comme hier donc ! Cette phrase propose ainsi une véritable rupture avec les philosophies et les théologies du rejet du corps. Ce n’est pas rien.


Car c’est bien de cela qu’il s’agit, de l’articulation entre la corporéité, c’est-à-dire l’expression corporelle de l’être femme ou de l’être homme, dans la vie relationnelle et amoureuse. Telle est bien l’acception du concept Eros dont parle l’encyclique et non sa définition restreinte d’amour passion comme ont cru le comprendre certains commentateurs. Or, cette distinction est importante.


Il ne s’agit pas seulement de tenter d’unifier l’amour passion à un amour qui en serait en quelque sorte épuré, une espèce de maturation du sentiment amoureux. Une telle approche n’aurait pas changé fondamentalement le langage auquel nous a habitué la hiérarchie catholique. Il est question de tout autre chose : la relation entre le corps et l’esprit. « L’homme devient vraiment lui-même, quand le corps et l’esprit se trouvent dans une profonde unité » affirme Benoît XVI et de poursuivre : « Si l’homme aspire à être seulement esprit ..., alors, l’esprit et le corps perdent leur dignité. Si ... il renie l’esprit ... il perd également sa grandeur ».


L’appel à ne pas laisser la seule dimension corporelle avec ses dimensions de plaisir partagés mais aussi avec ses déviances d’accaparement et d’asservissement de l’autre au seul caprice des pulsions et des envies, prend une tout autre importance et une tout autre grandeur, s’il est simultanément appel à permettre à l’Eros de « mûrir, jusqu’à parvenir à sa vraie grandeur ». On peut alors mieux comprendre en effet en quoi l’amour humain est un chemin de rencontre et de relation, un chemin de découverte, de prise en compte de l’autre dans sa présence réelle, physique et spirituelle, dans le soin même que les amants prennent l’un de l’autre. On peut mieux entendre aussi le souci à promouvoir l’agapè. Il est alors souci réciproque des gens qui s’aiment parce qu’il n’est plus donné, au principe, comme l’ennemi opposé à l’Eros, mais qu’il comprend celui-ci et l’élève au rang de l’exultation possible d’un attachement affectif qui se découvre, qui naît et qui grandit dans la durée.


« Éros et Agapè ... ne se laissent jamais séparer l’un de l’autre » précise l’encyclique. « Plus ces deux formes d’amour trouvent leur juste unité ..., plus se réalise la véritable nature de l’amour en général ». Là où ces deux dimensions se détachent complètement l’une de l’autre, apparaît une caricature ou, en tout cas, une forme réductrice de l’amour.


Que dire encore de telles affirmations si ce n’est que de les laisser résonner en nous :

  • dans l’ancien testament, l’amour de Dieu « peut être qualifié sans aucun doute comme Eros, qui toutefois est en même temps et totalement Agapè » ;
  • qu’est présente dans la tradition biblique l’idée que : « c’est seulement dans la communion avec l’autre sexe que (l’homme) peut devenir complet » ;
  • « l’Eros est enraciné dans la nature même de l’homme »

« Couples et Familles » se réjouit de cette approche qui ouvre un champ de recherche et de réflexions théologiques et éthiques d’une portée nouvelle, qui ne saurait que mieux affiner la manière dont l’Eglise Catholique tente de donner aux valeurs humaines cette dimension divine dans laquelle elle croit.


Ce champ de recherche et de réflexion demande par ailleurs à être élargi, dans la logique même de l’encyclique. Celle-ci, et c’était manifestement son objectif, limite l’évocation des conséquences d’une vision d’une juste unification d’Eros et d’Agapè, au seul sacrement chrétien de mariage monogame. Benoît XVI pressent ou sait pertinemment bien que les activités humaines sont pétries ou tissées, à tous les niveaux, de rapports humains qui, sans conduire au mariage ou sans avoir un quelconque rapport avec lui, confrontent, individuellement et collectivement, l’Eros et l’Agapè. Toute démarche humaine met en présence des êtres de chair, de sang et d’esprit. Toute relation humaine est tension, partage et rencontre entre des personnes dans la plénitude de leur être.


Des réflexions menées en son sein et avec d’autres associations depuis de longues années, « Couples et Familles » est convaincue que l’argumentation développée par le Pape est tout aussi valable sur ce plan. C’est vraisemblablement dans cet esprit de cohérence que Benoît XVI a tenu à aborder dans un même document cette approche tout en recherche d’harmonie entre Eros et Agapè et le rappel de l’ensemble de la doctrine sociale par laquelle l’Eglise : « argumente à partir de la raison et du droit naturel, c’est-à-dire à partir de ce qui est conforme à la nature de tout être humain ».


Cette encyclique est sans doute plus importante que l’écho qu’elle en a reçu. C’est la raison pour laquelle « Couples et Familles » a estimé important d’en partager l’analyse à l’occasion de son premier anniversaire.


Et c’est peut-être dans la conclusion qu’il lui donne que, sans revenir à l’articulation entre Eros et Agapè, Benoît XVI introduit un signe d’une sensibilité nouvelle. En effet, parlant de « Marie, mère du Seigneur et de toute sainteté », il s’éloigne de l’effigie édulcorée et sans épaisseur humaine de religiosité mariale et dont on a trop souvent fait l’image de ce que devrait être la femme. « Marie, affirme le Pape, est une femme qui aime. Comment pourrait-il en être autrement ? », et de rappeler notamment sa délicate intervention après de Jésus à Cana, toute préoccupée qu’elle était par le souci qui habitait les jeunes époux de manquer de vin pour fêter leur union. C’est de vin qu’il fallait pour qu’Eros et Agapè, réunis dans le projet de vie de ce couple, soient dignement célébrés dans leur juste unité. Et ce vin-là, dans la tradition de la chrétienté, est le fruit de cette attention et le premier signe de la divinité incarnée de Jésus.


Partant de l’analyse développée ici, « Couples et familles » se trouve confortée dans ses perceptions et dans ses intuitions qui ont toujours guidé sa volonté de rendre service aux couples et aux familles en leur apportant les éléments qui leur permettent d’affronter eux-mêmes, en conscience, les questions qui se posent dans leur quotidien, tant sur le plan de leurs relations interpersonnelles que sur l’impact social. de celles-ci, tant sur le plan de l’expression affective que sexuée de leur amour, tant dans les domaines de la vie intérieure de chacune et de chacun que de leur manière d’être au monde, comme femme et comme homme.

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