Analyse 2006/12

Des femmes de plus en plus nombreuses choisissent de devenir mères sans y impliquer un père de manière durable. Que penser de tels projets ? Au départ des échanges d’un groupe multiculturel, voici quelques réflexions fondamentales et quelques critères pour orienter les choix.


Les choses ont bien changé


Il n’y a pas si longtemps encore, il allait de soi pour tout le monde que la transmission de la vie demandait des parents de sexes différents, qu’il fallait nécessairement un homme et une femme, un père et une mère. De même allait-il de soi - c’était inscrit dans les lois, et personne n’aurait songé à les mettre en doute -, que la transmission de la filiation et donc de l’héritage, était l’affaire des hommes. Le patrimoine était bien une affaire du père.


Il y avait bien sûr des exceptions à cela comme à toute règle : des femmes étaient enceintes d’avoir eu des relations hors mariage, voulues ou subies, d’autres restaient seules héritières de leur père, et d’autres encore, veuves héritières de leur mari décédé avant qu’il leur restât des enfants en vie. Ce n’était toutefois là que des situations à la marge d’une culture universellement admise. Elles ne mettaient pas celle-ci en cause et leurs conséquences étaient gérées en comparaison la plus étroite possible avec la règle générale. Ce qui ne pouvait être réglé au mieux l’était, au moins mal, sur le dos de la femme, et de ses enfants « illégitimes » s’il y en avait.


En quelques dizaines d’années, les choses ont bien changé. Sous la poussée du féminisme, mais surtout de la connaissance radicalement explosive des modalités de la transmission de la vie et de leur maîtrise, par la femme essentiellement, plus rien ne semble aller de soi. Même les lois paraissent courir après les événements et les modes de penser, plutôt que de régir les découvertes biologiques et les possibilités qu’elles ouvrent aux femmes et aux hommes de ce temps.


Faire un bébé toute seule


C’est ainsi qu’un nombre suffisamment significatif de femmes décident aujourd’hui, pour mettre des enfants au monde, de ne recourir à l’homme que pour le sperme qu’il peut apporter, lors d’une simple passade peut-être, ou même à l’intervention d’une banque de sperme et d’une insémination artificielle. Elles ont décidé de rester seules avec leur enfant, ou bien encore de se mettre en couple avec une amie, avec qui elles vivent ou non une relation d’amour homosexuelle, préférant une « famille » de parentalité exclusivement féminine .


Leurs raisons sont multiples et peuvent certes trouver leur source dans un repli sur soi et un individualisme outrancier. Elles prennent le plus souvent toutefois leur origine dans l’expérience de comportements machistes inacceptables ou même parfois inavouables de leur entourage d’enfant ou de jeune femme.


Mais quelles que soient ces raisons, le pouvoir dont elles témoignent ainsi trouble beaucoup d’entre nous et plus encore les hommes. Il met en effet en exergue que dans la transmission de la vie, et donc dans la construction de la famille, que l’on s’accorde à reconnaître comme fondement de la société, le rôle et la présence de l’homme sont devenus facultatifs et marginaux. Désormais l’homme, à titre individuel de personne, est tout à fait contournable. La femme peut à tout moment décider de se passer de lui alors que, dans sa mentalité à lui, son identité s’est encore construite sur la base d’une culture patriarcale, au départ de ce pouvoir considéré à tort comme incontournable : c’était lui la source de la vie !


Des prises de parole diverses : choisir mais pas subir


Nous avons travaillé ce thème en profondeur [1] d’une part, mais l’avons également fait avec un groupe de personnes de milieu populaire à coloration pluriculturelle importante [2] : à côté de quatre personnes natives de milieux belges, trois étaient natives du Congo, deux du Maghreb et une d’Europe de l’Est. Ce sont elles qui avaient choisi la thématique, mais pour des motifs qui apparurent d’emblée comme très différents. Il y avait là six femmes et quatre hommes. Seuls deux des participants étaient venus en couple.
La première qui s’exprime témoigne de son expérience de femme divorcée. Elle s’est retrouvée seule avec une très jeune enfant après avoir décidé de divorcer, tout en ne voulant pas priver sa fille de relations positives à son père. « C’est une question de choix, dit-elle. La vie avec mon ex-mari, pour qui j’ai gardé une réelle estime, était sans avenir, tant nos priorités de vie étaient opposées. Nous étions mutuellement des entraves aux projets que nous espérions construire ». Elle a par la suite rencontré son second mari, qui l’accompagnait d’ailleurs ce soir-là. Elle a eu deux autres enfants. Vivant dans cette seconde vie de couple et cette nouvelle famille, sa première fille continue d’avoir d’excellentes relations avec son père, tout en vivant en bons termes avec son beau-père. Pendant plusieurs années, cette personne a donc choisi de vivre seule avec son enfant, tout en garantissant à celle-ci une relation au père, régulière et non conflictuelle. Elle en concluait que de telles situations étaient tout à fait viables, pour autant qu’elles soient choisies et non subies.


Des prises de paroles diverses : hommes déstabilisés


Le second intervenant est au contraire très déstabilisé par la montée de ce qu’il appelle « le pouvoir féminin ». Il clame haut et fort sa désapprobation à l’idée même qu’une évolution des connaissances sur le plan de la transmission de la vie pouvait conduire à une revisitation des relations traditionnelles entre l’homme et la femme. Pour lui, la faute en était exclusivement au féminisme qui en était arrivé à nier et à exclure le rôle et le pouvoir que devait avoir le père dans la famille. La femme, trop proche de l’enfant, ne pouvait aider efficacement à la structuration de celui-ci. C’était au père de s’en occuper.


Un des participants d’origine congolaise, vivant depuis presque 15 ans en Belgique, mais qui avait vécu bien plus longtemps dans son pays natal puisqu’il approchait les 60 ans, se rallia à ce point de vue, mais avec des nuances intéressantes. Pour lui, la place de l’homme et de la femme par rapport à l’enfant était d’abord une question de culture. Il témoigna à ce propos du fait qu’en Afrique, et au sein même du Congo, d’une région à l’autre, d’un pays à l’autre, il pouvait y avoir plus que des nuances dans la répartition des rôles entre femmes et hommes dans la société. Â ses yeux, certaines étaient de type matriarcal et matrilinéaire, alors que d’autres étaient nettement plus de type patriarcal. Toutefois ajoutait-il, d’un côté comme de l’autre, l’homme et la femme occupent une place respectée par tous, et notamment par les enfants, même devenus adultes. Il témoignait dès lors de sa stupéfaction d’avoir découvert en Occident, une société dans laquelle tout le monde créait son propre mode de vie, avec le plus souvent un non-respect des pères et des anciens. Il avait connu des cas où de grands adolescents étaient allés se plaindre à la police d’attitudes de leur père, et la police avait effectivement interpellé le père. C’est avec ahurissement par rapport à ce qui se vivait en Afrique qu’il avait découvert cela.


Des prises de parole diverses : un enfant pour qui ?


Une personne qui était restée veuve à 35 ans suite à un accident mortel de son mari, accident qui lui avait également enlevé un de ses enfants six mois plus tard, ne s’attarda pas à la situation de femme seule qu’elle avait vécue depuis. Ce qui l’avait frappée et dont elle tenait à témoigner dans le groupe après en avoir préparé le thème annoncé, c’était une interview d’une présentatrice vedette de la télévision française. Celle-ci expliquait le « besoin » d’enfant qui l’avait poussée à être enceinte à 40 ans. Elle avait élaboré sa vie pour elle-même, choisissant et menant à bien ses études puis se donnant pleinement à sa réalisation professionnelle. Elle s’était ensuite ressenti un « besoin d’enfant » et avait fait ce qu’il fallait pour le satisfaire. Du moins l’intervenante l’avait-elle ressenti ainsi. « Et l’enfant dans tout cela ? » demanda-t-elle. « Était-ce bien lui qui était attendu ? »


Une intervenante belge enchaîna. La question qui venait d’être soulevée faisait écho en elle au débat qui entourait la revendication des couples homosexuels à propos de l’adoption. Qu’est-ce qui était en jeu dans cette demande ? La question ne se posait par ailleurs pas de la même manière aux couples masculins qu’aux couples féminins. Au sein de ceux-ci, la question de l’adoption pouvait fort bien être contournée, l’une comme l’autre des deux partenaires pouvant fort bien décider d’être enceinte sans autorisation d’aucune loi.


Enfin, une des deux femmes d’origine maghrébine mit l’accent sur l’importance pour l’enfant d’un couple hétérosexuel équilibré. Pour elle, cet équilibre ne pouvait venir, au départ d’une rencontre amoureuse entretenue tout au long des jours, que grâce à un dialogue constant et égalitaire. « Lorsque mon mari rentre de la mosquée, et qu’il me dit que l’Imam a affirmé, comme par exemple récemment, que l’adultère de la femme est plus grave que ne l’est celui du mari, je ne l’admets pas et nous en discutons, parfois longuement. Ainsi, à propos de cette affirmation de l’Imam, nous sommes tombés d’accord sur le fait que le mensonge et la tromperie sont aussi graves pour l’un que pour l’autre. C’est de se parler sans que l’un ait plus de pouvoir que l’autre qui importe. C’est là aussi qu’est le bonheur et l’avenir de l’enfant ».


Le thème interroge le désir d’enfant


Ainsi, ce qui se posait au groupe au départ du choix de ce thème, c’était deux problématiques bien plus larges que la question de savoir en quoi il pouvait être licite pour une femme de décider de mettre un enfant au monde et de l’élever sans autre présence de l’homme que celle de son sperme.


La première concernait l’enfant. Le veut-on pour lui ou le veut-on pour soi ? L’enfant est-il d’abord cet être nouveau dont on souhaite la venue au monde par amour ou est-il instrumentalisé pour satisfaire nos propres soifs de réalisation personnelle, comme femme, ou comme homme ? Est-ce un objet que l’on désire posséder, un manque psychologique que l’on souhaite combler, une médiation imaginée pour réparer les fissures du couple, le remplacement d’un autre enfant décédé ? L’enfant ne doit-il pas être exclusivement voulu pour lui-même ?


Il ressortit des échanges que s’il ne fallait pas tomber dans les erreurs de « chosification » de l’enfant, pour quelque cause et dans quelque contexte que ce soit, le souhait d’enfant était toujours un mélange de recherche de soi, de recherche de l’autre et de recherche de ce « tout autre » à venir encore. Aimer, c’est s’aimer soi-même en dialogue et en réciprocité. C’est aussi vrai pour l’enfant, même avant qu’il ne soit conçu, dans le désir même qu’on en a.


Toujours à propos de l’enfant, chacun s’accorda sur le fait que pour pouvoir atteindre une maturité équilibrée, s’il avait besoin d’amour, l’enfant avait tout autant besoin de pouvoir se structurer par l’éducation et par la confrontation à la différence. Or, la première et la plus grande différence que l’on connaisse, c’est celle dont sont originaires toutes nos vies : la différence sexuelle. Du fait même de la gestation dans le corps maternel, de la mise au monde et de la dépendance relative du tout-petit à sa maman, la relation à la mère et celle au père sont dissemblables, et la relation amoureuse des parents, quelle qu’en soit la qualité, va forcer l’enfant à se situer progressivement face à lui-même et face aux autres, dans un ailleurs qui est indispensable à son épanouissement et à sa croissance.


Dans cette évolution, y a-t-il un droit à l’enfant plus évident pour la femme que pour l’homme ? C’est la question elle-même qui n’a pas de sens. S’il est vrai que la contraception donne aujourd’hui un pouvoir théorique plus grand à la femme qu’à l’homme, il ne se transforme pas en termes de droit, ni pour l’un, ni pour l’autre. C’est plutôt du droit de l’enfant qu’il faudrait parler, de son droit à être éduqué et structuré afin de faire pleinement face à sa vie d’adulte.


Le thème interroge l’avenir du couple


Ces questions de relations au sein du couple ont constitué le second volet de ces échanges. De quel couple parlions-nous et dans quel contexte ?


Après un matriarcat né de l’ignorance de la transmission de la vie et un patriarcat qui l’avait supplanté du fait d’une connaissance partielle qui mettait les sources de la vie dans le mâle, nous en sommes à devoir trouver un nouvel équilibre dans un contexte nouveau de connaissance de la participation biologique égale de l’homme et de la femme dans la transmission de la vie, mais aussi dans le contexte plus nouveau et plus interpellant encore de la maîtrise de celle-ci.


Comment allons-nous nous réapproprier le couple ? Comment trouver de nouveaux équilibres qui nous permettent, à nous dès aujourd’hui, mais aussi et plus encore aux générations qui nous suivront, de connaître le bonheur et non la confrontation conflictuelle entre femmes et hommes ? N’avons-nous pas à tout réinventer dans les « comment aimer » ?


On parle beaucoup de séparation et de divorce mais, dans la discrétion dans laquelle vivent souvent les « gens heureux », des couples jeunes trouvent des voies neuves, dans un dialogue dont la nécessité est plus grande qu’elle n’a jamais été. La relation d’amour y est d’autant plus dynamisée que les tâches d’éducation et de service au sein de la cellule familiale, mais aussi les rôles traditionnellement maternels de tendresse et de pouponnage, mais aussi ceux, tout aussi traditionnellement paternels de « dire la loi », sont concertés et partagés au sein du couple. Ce sont ces couples-là qui, sans doute et sans bruit, sèment les récoltes de demain [3].


Des critères éthiques


Suite au travail de recherche et à la confrontation des points de vue, les critères ci-après nous paraissent essentiels dans tout projet parental (classique, mono- ou homo-parental) :
L’enfant doit être voulu pour lui-même et non pour satisfaire l’attente de son ou de ses parents.
L’enfant ne doit pas être « objectivé ». Il sera toujours « autre » par rapport au désir des adultes.
L’enfant a besoin d’être confronté à la différence, et la différence sexuelle en est la manifestation la plus fondamentale.
Il n’y a pas un « droit à l’enfant », il y a seulement des droits de l’enfant.

 

 


[1] voir à ce propos « Un bébé toute seule ? », Dossier NFF n°69
[2] Soirée d’échange et de réflexion avec le groupe « Entre nous parents » à Molenbeek, animée par Jean Hinnekens et Nadine Bosman
[3] texte rédigé par Jean Hinnekens

 

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