Analyse 2006/8

Il est certain que de nombreuses femmes peuvent se passer de la présence d’un homme et que beaucoup d’enfants vivent aujourd’hui sans père. On en vient donc parfois à se demander à quoi ils servent. Sans aborder les questions juridiques des droits et des devoirs liés à la paternité, que peut-on dire du rôle des pères aujourd’hui ?


Le père tout puissant de jadis


Si l’on s’interroge sur le rôle des pères, c’est bien qu’il n’est plus évident. Jadis, tout semblait pourtant simple. Le père était tout d’abord l’origine de la vie : jusqu’au Moyen-Age, on pensait même qu’il était la seule origine de la vie, que sa semence germait dans le corps de la femme, sans que celle-ci n’y apporte sa propre part. La science a découvert depuis qu’il fallait aussi un ovule pour faire un enfant... Le père était aussi le maître de la famille, celui qui détenait le pouvoir. Et ce pouvoir allait dans l’Antiquité jusqu’au droit terrible de vie ou de mort sur les enfants naissants. En contrepartie de ce pouvoir, il apportait la protection à sa « tribu ». Enfin, il assurait la subsistance des membres de la maisonnée, par son travail ou par le bénéfice qu’il tirait du travail des autres (et ces « autres » étaient parfois sa propre femme et ses enfants). Jusqu’il y a peu, nos sociétés ont fonctionné selon ce modèle. Je feuilletais récemment un livre(1) publié dans les années soixante, écrit par une femme qui s’interrogeait sur la place du père. A travers ses questions et ses réflexions, elle exprime une aspiration « progressiste » des femmes de l’époque à ce que les pères s’impliquent davantage dans la vie familiale. Pourtant, dans sa conclusion, elle parle des « modalités éternelles de la fonction paternelle », de « la primauté de leur rôle ancestral », et les mots se suivent et se ressemblent : le père est le « chef de famille », « responsable à part entière », « appui », « refuge », « protection », « abri », « asile ». Elle va jusqu’à affirmer dans sa conclusion que « lutter pour la primauté des hommes, c’est encore le meilleur service à rendre aux femmes ». Le père est encore considéré comme le chef, le représentant de la loi dans la famille, la force qui protège. Tous les autres membres de la famille ne sont vus que par rapport à lui (la femme de, le fils de, etc.). C’est un langage que l’on aurait du mal à entendre aujourd’hui. Et cela ne fait que quarante ans que cela a été écrit.


Les nouveaux pères


Puis il y eut mai 68, le féminisme et les remises en question d’une société traditionnelle, où les rôles des uns et des autres étaient figés. Puisque les femmes changeaient, il fallait bien que les hommes s’adaptent et changent aussi. Et de la même manière que les femmes devenaient de plus en plus conquérantes et présentes dans la sphère publique, les hommes furent amenés à s’impliquer davantage dans la vie familiale. Dans les années 80, on vit fleurir dans les magazines comme dans les publicités les images attendrissantes des « nouveaux pères », qui prenaient le bébé dans les bras, lui donnaient le biberon et le langeaient. Ils s’autorisaient enfin - ou « on » les autorisait - à donner une image d’eux-mêmes plus tendre, plus fragile, plus proche, plus douce. Notons au passage que beaucoup de femmes ont reproché à ces « nouveaux pères » d’en rester à l’image agréable du bébé sur la peau et de ne pas s’impliquer beaucoup dans les tâches ménagères moins gratifiantes.


Pères inutiles ?


Depuis quelques décennies, les femmes ont ainsi pris leur destin en mains. Beaucoup peuvent aujourd’hui assurer leur subsistance matérielle, voire celle de leurs enfants, sans le secours d’un homme. Elles sont aussi nombreuses à ne plus penser qu’il leur faut un homme comme protecteur. Bien plus encore, les progrès de la science permettent aujourd’hui aux femmes de concevoir un enfant sans recourir aux « services » d’un père. Et si l’on regarde les nombreuses familles monoparentales dans nos régions, elles sont le plus souvent constituées d’une mère et de ses enfants : soit que les pères n’obtiennent pas la garde des enfants après le divorce, soit qu’ils s’en désintéressent, soit que d’autres raisons les amènent à ne plus les voir. Nombreux sont aujourd’hui les enfants qui, pratiquement, grandissent sans père. On semble être passé d’un père tout puissant à un père inutile. Et pourtant, débarrassés de leurs fonctions pesantes du passé, les pères n’ont-ils plus aucun rôle à jouer ? Outre leur participation à la vie familiale par leur travail professionnel, leur participation aux tâches ménagères et à l’éducation des enfants, leur fonction principale est peut-être aujourd’hui d’ordre symbolique.


Le père qui sépare


Lorsque l’enfant vient au monde, après une période où il était totalement « englobé » par la mère, il vit une relation très fusionnelle avec sa mère. Au point que certains pères se sentent exclus et délaissés par leur femme. En revendiquant auprès de sa femme le droit d’entretenir une relation avec l’enfant, mais en revendiquant aussi auprès de l’enfant le droit d’entretenir une relation avec la mère, le père joue un rôle essentiel : séparer l’enfant et la mère. Il apprend à l’enfant que la mère n’est pas toute entière pour lui, puisqu’elle est aussi l’objet du désir du père. C’est important pour l’enfant, puisque cela le force à commencer à se séparer de sa mère et à vivre en dehors d’elle, par lui-même, ce qui est le but de toute éducation. Mais cela le rassure également, puisque le père le « protège » ainsi d’un amour de la mère qui pourrait devenir trop envahissant et étouffant s’il était unique. Chacun connaît ainsi des exemples de femmes amenées à vivre seules avec leur(s) enfants et qui, en reportant tout leur amour sur leur(s) enfant(s), leur mettent un poids trop lourd sur les épaules. C’est dans ce sens surtout que l’on dit souvent que le père représente la loi dans la famille : par sa présence, il manifeste que la relation mère/enfant doit tenir compte de la présence de l’autre. Et tenir compte de l’autre, c’est bien à cela que sert la loi.


Celui qui garantit la différence


Par sa simple présence dans la famille, le père est aussi celui qui garantit la différence. Parce que l’homme n’est pas la femme et qu’ils ont chacun leur propre identité, leur propre sensibilité, des attitudes différentes face à la vie, des expériences différentes de la vie (le vécu de la maternité est très différent de celui de la paternité et influence forcément la vision de la vie). Dans le concret de la vie familiale, papa et maman n’ont pas non plus toujours les mêmes avis et doivent donc négocier pour adopter une attitude commune face à l’enfant. Les enfants le savent bien qui prennent un malin plaisir à demander à papa ce qu’ils savent qu’il accordera plus facilement que maman. On peut en sourire ou s’en irriter, mais c’est essentiel pour l’enfant d’apprendre ainsi que son désir, que sa vision des choses ne sont pas tout puissants, qu’il faut composer avec les autres pour vivre ensemble. La présence d’un père, d’un deuxième parent garantit cette nécessité.


Un retour des pères ?


Il est difficile de parler de la paternité aujourd’hui sans évoquer le thème de la disparition des repères. De nombreux commentateurs, face à la violence des jeunes, mettent le doigt sur l’absence fréquente des pères dans le vécu de ces jeunes (qu’ils soient effectivement absents ou qu’ils se révèlent incapables de fixer des balises à leurs enfants). Les appels à un retour des pères sont parfois suspects et cachent assez mal la nostalgie d’un ordre patriarcal passé. Si le père a toujours le rôle symbolique de dire « la loi » dans la famille (au sens premier de la séparation de l’enfant et de la mère évoqué plus haut), « les lois » sont aujourd’hui plus que jamais objets de négociations et si le père (mais nous parlerons plutôt des parents) garde un rôle essentiel, c’est plutôt celui de garantir que les règles définies ensemble seront bien respectées par chacun. Nous sommes loin dans ce cas d’un retour des « vrais pères », espéré par certains tant dans les églises que dans les familles, et qui risque de conduire tout droit à des repaires aux tendances sectaires(2).
Bien sûr, pour assurer ces rôles symboliques, il n’est pas nécessaire d’être le père biologique de l’enfant. C’est celui qui assure concrètement cette présence auprès de l’enfant qui joue le rôle de père. Au-delà de ces aspects, il y a tout ce qui peut se vivre entre un parent (qu’il soit père ou mère) et ses enfants, du jeu de ballon aux promenades la main dans la main, des interrogations sur le sens de la vie aux blagues complices, de l’épaule qui console à l’encouragement qui pousse en avant. Cela semblera peut-être bien peu à ceux qui ont du mal à se résoudre à la perte du pouvoir absolu des hommes dans la famille et dans la société. Pourtant, à y regarder d’un peu plus près, c’est une aventure passionnante qui s’offre ainsi aux pères, puisqu’il s’agit véritablement de conduire de jeunes enfants vers l’autonomie, de les aider à devenir des femmes et des hommes adultes pour demain.

 

 


Texte rédigé par José Gérard
1. Père, où es-tu ?, Jacqueline Albert-Lambert, éd. Casterman et Feuilles Familiales, 1964.
2. voir à ce propos l’article de Jean-Pierre Berger : « Je me méfie des repères », paru dans « Quels repères leur donner ? », dossier des Nouvelles Feuilles Familiales n°63, mars 2003 (à commander au 081/45.02.99 ou info@couplesfamilles.be).

 

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