Analyse 2006/27

Couples et Familles a organisé en décembre 2006 un colloque intitulé "L’égalité fait-elle fuir les hommes". Sophie Mathot, psychothérapeute et sexologue, membre de Couples et Familles, y a proposé une analyse des plaintes des ses patientes et patients en matière d’inégalité dans le couple. Les plaintes les plus fréquentes concernent la répartition des tâches, la sexualité et la communication.


Egalité n’est pas similarité


Sans répéter ce que les sociologues d’aujourd’hui ont déjà dit, il est sans conteste que l’écart entre les positions féminines et masculines s’est fortement réduit, et si les avancées tant conceptuelles qu’économiques en terme d’égalité sont appréciables, elles ne sont pas pour autant abouties. On sait par ailleurs que si elles se sont atténuées, les inégalités homme-femme se sont déplacées ou placées plus sournoisement. Il est pourtant un danger ou une impasse qu’il serait important de pointer. A promouvoir sans cesse l’égalité et l’interchangeabilité, l’idéologie ambiante pourrait conduire vers une uniformisation sexuelle et aboutir à un nouveau « genre » que serait l’uni-sexe. La mode et certaines industries du vêtement l’ont depuis longtemps promotionné. Donc dans certains esprits, et peut-être cela relève-t-il de la construction sociale, il s’imposerait une néo-réalité de l’uni-sexe, sorte de nivellement des différences. Nous verrons que la tendance à la psychologisation généralisée y conduirait parfois. Or si nous construisons un monde, une société qui pousse toujours davantage à la similitude et à l’identique, les difficultés risquent d’être légion. Les repères dont nous avons de plus en plus besoin pour nous construire et nous différencier, risquent d’être plus flous et plus confus que jamais. Donc égalité ne signifie pas similarité, et il me semble important de faire émerger au contraire les différences sexuelles. Entendons par là de favoriser, tant chez l’homme que chez la femme, leur manière spécifique d’être au monde et en relation. Donc, d’aller toujours vers plus de singularité et d’altérité entre les sexes.


La réalité et la plainte des consultants


En tant que psychothérapeute, ce serait une bien grande prétention que de vous ramener la réalité, une réalité face aux inégalités vécues, subies ou exercées. Je vais tenter de me faire traductrice-interprète de ce que j’entends de la part des patients en consultation. Cela à partir de leurs discours éminemment subjectifs, puisque chacun de leurs mots et chacune de leurs émotions sont traversés par leur histoire, filtrés par leur interprétation. Ainsi d’emblée, il s’agit de partir du postulat qu’aucun individu n’est égal à un autre sur le plan psychique et que les moyens comme les limites psychologiques sont extrêmement diversifiées d’une personne à l’autre... Ainsi donc, une même situation peut être vécue, pour l’un, comme de l’injustice, de l’irrespect ; pour l’autre comme une blessure irréparable (il m’a fait ça à moi !) et pour un(e) troisième comme une occasion de réaménager ou de renégocier le contrat et la relation. C’est le cas par exemple lorsqu’un des deux conjoints a menti à l’autre ou lorsqu’une relation extra-conjugale est découverte. Ceci pour montrer que ce qui serait outrage ou plainte face à un évènement pour les uns ne serait pas vécu comme tel par certains autres.


Mais de façon plus générale, quelles sont les plaintes qui sont abordées dans les consultations individuelles ou de couples, en matière d’inégalité, d’injustice ? J’en aborderai trois aspects : à savoir ce qui concerne la distribution des tâches domestiques en un, la sexualité ensuite et en troisième lieu, le manque de communication et plus précisément le malaise dans la relation, mais vous verrez que ces trois dimensions s’enchevêtrent bien souvent.


La répartition des tâches domestiques


Pour ce qui est de la répartition des tâches domestiques et éducationnelles, certaines femmes viendront se plaindre en me disant qu’elles ont tout sur le dos : enfants, maison, repas, activités parascolaires, en plus de leur boulot professionnel. La question qui se pose ici est : « sur quel modèle, quel schéma le couple ou la famille s’est-il construit ? ». Modèle traditionnel ou modèle égalitaire ? Dans le premier cas, cela repose presque toujours sur un contrat tacite qui n’a jamais été ni négocié, ni même exprimé. Ca va de soi que l’homme est le principal pourvoyeur économique de par son travail extérieur et que toute la charge domestique et familiale repose sur la femme. Elle ordonne et règne sur la maisonnée ; parfois à l’excès quand elle ne laisse pas le mari prendre sa place de père ou qu’elle exerce une volonté maniaque de tout garder sous contrôle. Est-ce une façon de maintenir une insatisfaction vis-à-vis du mari ? Car quand il m’arrive de demander au mari s’il a déjà passé l’aspirateur, il me répond avec franchise : « Oui, mais elle repasse après moi parce que ça n’est pas fait à sa mode ! ». Alors oui, dans ce cas, l’inégalité perdure. Mais ces insatisfactions et ces revendications à propos des tâches domestiques et quotidiennes se font moins fréquentes. Aujourd’hui, le contrat de la répartition des tâches fait l’objet de discussions, de négociations et de fréquents réajustements. Il me semble entendre que dans la génération des jeunes mamans (c’est-à-dire 25-39 ans), les papas prennent leurs responsabilités et leurs tâches très au sérieux. Que ce soient les courses, les repas, les bains et la mise au lit des enfants, les hommes savent y faire avec talent, mais pas nécessairement les femmes. C’est ce qu’on rencontre le plus souvent lorsque les deux conjoints travaillent à l’extérieur. Cependant, il y a lieu d’être extrêmement prudent avec ces observations, en précisant que la population rencontrée dans le cadre de mes consultations n’est pas représentative de la société telle qu’elle pourrait l’être dans une enquête sociale. Donc, dans cette première observation, il semblerait que les hommes ne soient pas contraires et souhaitent prendre leur part dans l’organisation du quotidien. Beaucoup d’entre eux, tentent également, malgré un régime professionnel parfois ingrat, de prendre du temps avec les enfants, peut-être moins avec leur femme. Mais ceci est un autre débat.


La sexualité


Est-ce à cause de ma casquette de sexologue, ou est-ce parce que la sexualité est devenue un domaine incontournable où il s’agit d’être totalement satisfait et performant, toujours est-il que les demandes d’aides, de conseils ou de thérapies à partir de difficultés sexuelles sont nombreuses. Oui, elles sont nombreuses ces femmes venant seules consulter avec la question : « Je n’ai plus de désir sexuel pour mon mari, suis-je normale ? » et, pour certaines, d’ajouter « Mon mari me dit que je dois me faire soigner ! ». Dans cette demande, on entend le besoin de réassurance, la culpabilité de la femme de ne pas répondre aux attentes sexuelles du mari, ou parfois au contraire, une revendication de son non-désir. « Je suis une femme qui n’a pas de désir sexuel et qu’on me fiche la paix avec ça ». J’ai appris tout récemment qu’internet offrait une plate forme de discussion où des centaines de femmes revendiqueraient leur non-désir sexuel. Voilà ce qui va faire révolution. Il arrive, et c’est de plus en plus fréquent, qu’homme et femme viennent en couple pour dire leurs difficultés, leur insatisfaction face à leur relation sexuelle. Là déjà, il semble qu’il y ait un saut qualitatif, dans la mesure où les deux sont d’accord pour penser que leurs difficultés ne sont pas du ressort d’un des deux mais l’affaire des deux. Ce qui permettra déjà d’articuler les choses autrement puisque la sexualité ce n’est pas comme dans la situation précédente l’affaire d’un(e) seul(e). Comme me le disait promptement ce monsieur qui réclamait plus d’intimité sexuelle : « Il n’y a pas de femmes frigides, Madame, il n’y a que des hommes maladroits ! ». C’était d’emblée se sentir concerné par l’affaire.


Donc, aujourd’hui, beaucoup se plaignent à propos de leur sexualité. Qu’il s’agisse de dysfonctionnements sexuels, de pauvreté ou d’absence de relations, ou encore d’un manque de communication en cette matière. Plus personne ne semble supporter les imperfections, les phases et les cycles de la vie y compris sexuelle. Et dans le cadre de mon travail, il s’agit effectivement de composer avec le discours social ambiant à propos de la sexualité. Et ce n’est pas une mince affaire, tant les impératifs véhiculés sont contraignants. « Aujourd’hui, nous ne faisons plus l’amour, nous faisons du sexe, constate le philosophe Dominique Folsheid. Et loin d’être satisfaits, nous n’avons jamais été aussi frustrés . » Et de poursuivre : « Nous vivons sous l’ordre du sexe, érigé en appareil impérialiste avec ses exigences, sa logique, son vocabulaire, fonctionnant comme un inconscient collectif qui dicte sa loi à notre insu. A l’heure où l’on parle de la progression des valeurs féminines, on assiste en réalité à l’émergence d’un néo-machisme implacable, d’un phallocentrisme brutal doublé d’un dévalorisation de la femme ! » Ce regard est peut-être très dur mais je voulais souligner toutes les ambiguïtés et paradoxes rencontrés dans les discours des consultants. Nous vivons dans une époque où à la fois le désir sexuel est poussé à l’extrême et où l’on constate une pauvreté sexuelle due au fait que le désir est devenu un besoin impérieux devant être satisfait à tout prix sous peine d’entraîner un manque insupportable. Alors, va-t-on vers une plus grande égalité ou pas en matière de sexualité ? Il semblerait que ce soit un domaine particulièrement difficile à appréhender, tant l’homme et la femme sont différents dans leurs représentations comme dans leurs fonctionnements. C’est là que la danse et le rythme sont les plus asynchroniques sans doute. Mais peut-être homme et femme sont-ils à égalité, lorsqu’ils sont ainsi soumis à des injonctions de performance et de réussite. L’un comme l’autre sont sous pression : elle devant répondre aux attentes de son mari mais aussi désirer et jouir, lui devant réfréner ses ardeurs ou être maître de ses érections tout en étant capable de faire jouir sa femme. Ainsi face à de telles injonctions, si elle et lui semblent à égalité, tous deux le vivent comme un malaise ou une inquiétude. Avec la question cependant : n’y a-t-il pas là-dessous une forme d’exacerbation d’un certain machisme plutôt qu’une invitation à réinventer la tendresse amoureuse.


La communication et la relation


Quant à l’insatisfaction dans la relation conjugale, je vais l’aborder sous l’angle du malaise au masculin et du malaise au féminin. Ce qui apparaît, de façon générale, au travers des récits des couples, c’est que le manque et donc la plainte va se placer chez la femme autour de son besoin d’être reconnue. Reconnue pour tout ce qu’elle fait, ce qu’elle assure et ce qu’elle est, alors que chez l’homme ça se place autour du besoin d’être aimé. Vous savez comme moi que c’est le regard du père qui fait la femme ou plus exactement qui invite la fille à devenir une femme. Or comme dans beaucoup de situations, le père a été absent, elle va réclamer à son conjoint ce dont elle a manqué. Et elle va le réclamer haut et fort... Et si la réponse de l’homme n’est pas adéquate, elle s’indignera (parfois) et le vivra comme du non-respect. Quant à l’homme, son besoin de reconnaissance étant le plus souvent rencontré dans son milieu professionnel ou par ses pairs, c’est bien plus son besoin d’être aimé qui est ressenti dans la sphère privée et mis à mal lorsqu’il manque d’intimité. Julien disait un jour : « Je fais partie de ces maris modèles, c’est moi qui m’occupe beaucoup de la maison et des enfants le soir puisque mon épouse travaille en soirée... De tout cela elle me remercie, mais moi je souffre tellement de ne pas être désiré sexuellement par ma femme... ». Autour donc de ces deux besoins fondamentaux, celui d’être reconnu et celui d’être aimé, toute une série d’insatisfactions et de revendications vont venir s’implanter et se disputer l’avant de la scène conjugale. Et il me sera bien difficile parfois de désintriquer cet écheveau. Mais il est une chose plus subtile, selon moi, c’est qu’avec la généralisation de la psychologie et l’intérêt sinon l’impératif du relationnel, les femmes vont amener et convaincre les hommes de venir sur leur terrain de prédilection à savoir celui du langage et des émotions. Sans cesse elles vont les interpeller dans leur aspect féminin : c’est-à-dire du côté de l’écoute, du partage émotionnel, de l’empathie, etc. Michèle Ferrand, dans son livre « Féminin-Masculin » nous dit : « L’importance de plus en plus grande attachée au relationnel entraîne une désaffectation pour un certain nombre de valeurs viriles ». Comment être un homme dans un monde de femmes ou de plus en plus féminin ? Voilà une question, réflexion qui sans doute a initié certains mouvements masculins et conduisent par exemple à des groupes-relais pour les hommes. Ceci dit, dans le concret des situations, il est particulièrement difficile de distinguer et de travailler les aspects décrits ci-dessus sans glisser inévitablement du féminin vers le maternel et du masculin vers le paternel. Quelque chose là m’interroge particulièrement.


C’est l’histoire d’Antoine et de Julie. Tous les deux ont une profession libérale et sont dotés d’une capacité langagière au dessus de la moyenne. Ils ont deux filles et Julie a pris un congé parental après la naissance de leur seconde. Aujourd’hui, elle a repris son travail. Ils sont dans des reproches sempiternels alors qu’ils se voudraient l’un et l’autre irréprochables. Pourtant, Antoine est très attentif à partager les tâches domestiques et il dit aimer cela, comme faire la cuisine et assurer le repassage. Mais il souffre du manque d’intimité. Quant à Julie, elle ne se sent pas suffisamment reconnue et est le plus souvent blessée lorsqu’à chaque fois qu’elle amène une difficulté, Antoine se défend bec et ongles. A écouter leur récit, je m’aperçois que les mères et belle-mères sont omniprésentes tant dans leur quotidien que dans leur tête ! Et quand j’interroge du côté des pères, j’entends que celui de Julie est plutôt effacé, pâlot. Chez les parents de Julie, c’est la mère qui porte les culottes et le père qui les repasse ! Quant au papa d’Antoine, il a disparu de la circulation depuis belle lurette ! Et nous voilà donc en consultation : non pas un couple et moi, mais bien sur une scène fantasmatique où il y a un homme entouré de six femmes : les deux mères, l’épouse, les deux filles et moi qui naturellement invite du côté de l’expression des sentiments, de la compréhension etc. Me vient donc à l’esprit cette scène en me disant : mais y a bien trop de maternel... comment peut-il s’y retrouver, lui un homme et un père ? Ce qui me fit poser cette question à Antoine : « Dites-moi, à quel moment vous sentez-vous un homme ? ». Il me regarde, interdit, avec ses yeux ronds... Un silence de quelques secondes, l’embarras sur son visage, il me répond : « Ben euh, le mercredi soir quand je joue au tennis avec un collègue, ou parfois quand je fais du vélo avec deux copains ». C’est donc en dehors du couple et de la famille que l’homme a le sentiment de rester un homme. Antoine était super à condition de faire comme la mère. Oui en tant que père, il est parfois bien difficile de s’y retrouver aujourd’hui. M.Ferrand écrit : « A la fin du deuxième millénaire, on ne sait plus très bien ce qu’est un père ni quelle est exactement la fonction d’un parent masculin », et d’ajouter : « Le poids symbolique du féminin maternel perdure même dans les nouvelles configurations familiales. » Ne croyez pas pour autant que toutes les situations de couple présentent le même profil. Je peux rencontrer d’autres situations très diversifiées ou parfois à l’opposé de ce que je viens de décrire....


Que penser de tout cela ?


Les hommes auraient-ils peur des femmes ? Est-ce par complaisance à l’air du temps, ou est-ce le fruit d’une longue histoire entre les hommes et leur mère ? Il semblerait qu’ils ne savent plus trop comment se situer dans la famille et le couple. Et l’on peut penser que la peur, la crainte et le malaise masculin sont bien présents. C’est un peu comme si, déboussolé par les mouvances sociétales, l’homme n’avait plus ou pas reçu le mode d’emploi pour se situer en face d’une femme. Mais les femmes ont-elles, de manière si évidente, le mode d’emploi avec les hommes ? Rien n’est moins sûr et la question peut être retournée. J’avancerai l’idée que c’est avant tout la peur et la difficulté à se situer devant l’altérité qui nous tenaille et nous bouscule. Parce que nous sommes dans une société essentiellement narcissique, la différence nous fait peur et nous insupporte. C’est parce que notre ego prend aujourd’hui une telle place et doit se nourrir de tant de plaisirs et satisfactions égocentriques, qu’il a tant de mal avec l’altérité. Ce « Moi » qui n’en finit pas de gonfler, finit par détester tout ce qui n’est pas ou ne pense pas comme lui. Et l’autre dans sa différence le dérange et le questionne. Ce serait selon moi, un des éclairages de cette revendication à l’égalité qui serait donc une revendication à l’identique.... Et il me semble que c’est une des choses que je perçois le plus dans mes consultations. Il ne s’agit pas de décrier les avancées prodigieuses en matière de connaissance de soi, de l’exploration de ses émotions et besoins profonds, ni de renoncer à l’épanouissement personnel que tout un chacun souhaite mais de poser la question : « Quel compromis puis-je aménager avec ma personne pour poursuivre le couple, à quels renoncements suis-je prêt ? ».


Que dire encore ? Comme je l’ai souligné plus haut, en tant que thérapeute, nous sommes, la plupart du temps, malmenés, tiraillés entre le discours social des normes et le discours intime et singulier de nos patients ; tiraillés entre notre responsabilité et notre éthique de non-jugement et notre envie de dénoncer l’irrespect ou la violence psychique de l’un sur l’autre. Ou encore de laisser faire puisque chaque couple invente son contrat même s’il est immoral. Le thérapeute est sans cesse confronté ou interpellé entre la position d’expert et de spécialiste, dans laquelle le patient/consultant nous place, et la position de non-savoir lorsqu’on se met à l’écoute du désir et des souffrances que ce patient exprime. Oui, le plus souvent, nous sommes placés dans une position paradoxale au même titre que chacun d’entre nous... Finalement, on n’a jamais autant parlé de l’être humain, on ne l’a jamais autant analysé, décortiqué et on n’a jamais, en même temps, ou même de ce fait, autant normalisé, c’est-à-dire transformé en « ayant droit » autant qu’en impératifs d’être ceci ou cela. Et cette normalisation à outrance, en fin de compte, met à mal autant l’homme que la femme.

 

 


FERRAND Michèle, "Féminin-Masculin", Editions La Découverte, Coll. Repères, n° 389, 2004.
FOLSHEID Dominique, "Nous vivons sous la norme du sexe".
Article de Isabelle Taubes dans Psychologies, Hors série, Oct. Nov. 2006.

 

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