Analyse 2008-08 

Après avoir approché l’haptonomie[1] et s’être interrogé sur le fonctionnement de la médecine contemporaine[2], voici un regard sur le contexte actuel de l’univers de la naissance. Le point de départ de cette analyse[3] a été de mieux approcher le phénomène grandissant des accouchements alternatifs (les accouchements à domicile, par exemple).

 
Médicalisation progressive : histoire et évolutions


Les évolutions liées à la naissance ont été multiples lors de ces dernières décennies et ont considérablement changé la manière d’appréhender celle-ci[4].


Lors des années 60[5], on a assisté à la systématisation de la médicalisation de l’accouchement (notamment l’entrée  du médecin dans le phénomène des naissances). Si l’accouchement était alors confiné dans la sphère de la famille et des femmes, des sages femmes et du médecin de famille lorsque l’enfantement se présentait comme problématique, on assiste au déplacement de l’accouchement du domicile vers les centres hospitaliers et ce, pour toutes les femmes, qu’elles suivent ou non une « grossesse normale ». Si en 1950, 45 % des accouchements avaient lieu à domicile, il n’y en a plus que 13% dix ans plus tard[6].  


Les années 70 ont quant à elles apporté entre autre la notion de naissance sans violence.


Dans les années 80, on a vu apparaître la péridurale et l’assistance médicale à la procréation.  


Tous ces éléments ont provoqué deux grandes mutations : une forte diminution de la mortalité maternelle et infantile, ainsi que des traitements pour la stérilité[7] et surtout un bouleversement des acteurs présents lors de l’accouchement.


« La grossesse n’est pas une maladie »


Selon plusieurs observateurs du domaine, ces avancées scientifiques ne sont pas sans prix. Ils dénombrent plusieurs problématiques liées au phénomène global de médicalisation de la naissance. Dans cette appropriation progressive et quasi complète du secteur médical de l’une des expériences humaines les plus fondamentales, ils reprochent surtout le fait que les progrès en obstétrique ont tendance à faire oublier que la grossesse n’est pas une maladie. « Naître, a priori, n’est pas un traumatisme, c’est une étape de la vie humaine »[8]. Myriam Szejer affirme qu’en revanche, ce qui peut être traumatique, c’est les conditions dans lesquelles vont se dérouler la naissance et la façon dont elle fait résonance dans l’histoire du sujet et de sa famille.


Survolons quelques-unes des avancées scientifiques et certaines conséquences qu’elles peuvent avoir sur la naissance.

  
En ce qui concerne la péridurale, certains regrettent qu’elle ait déplacé l’enjeu de l’accouchement : « Aujourd’hui, il n’y a plus à redouter la douleur puisque la péridurale est là et que la grande majorité des femmes la demandent. Du coup, on a réduit l’enjeu de l’accouchement à un enjeu de douleur »[9]. Un accouchement réussi devient alors celui où on n’a “rien senti”. Alors qu’une bonne préparation et une bonne prise en charge peut aider à gérer cette douleur. A cela s’ajoute les effets iatrogènes : « La péridurale ne fait pas seulement soulager la douleur, elle est associée à une cascade d’interventions : soluté, hormones synthétiques, cathéter dans la vessie, perte de sensation à la poussée, forceps, ventouse, épisiotomie voire césarienne. L’accouchement dans ces conditions devient pour certaines femmes une expérience tellement dépréciée que plusieurs ne veulent même plus l’envisager »[10].


Une autre problématique est celle liée à la systématisation de l’échographie et des tests prénataux (dépistages). Cette systématisation, par l’irruption d’une image reflétant l’enfant, va positionner les parents différemment dans la manière dont ils vivent la grossesse. L’enfant n’est pas caché dans le ventre de sa mère, il est plutôt épié. Selon Myriam Szejer, les femmes réagissent à ces examens de dépistage de manière variable. Soit elles intègrent plutôt bien l’arrivée de cette étape, soit « (…) pour d’autres, cela marque l’entrée dans une période d’incertitude où plane l’insupportable notion de “probabilité de risque”. Il y a comme un suspense qui commence avec l’échographie et avec le test sanguin. Quand l’intéressée apprend qu’elle est dans une frange à risques, elle sent le sol se dérober sous ses pieds. Il va falloir maintenant attendre l’amniocentèse, puis son résultat. On voit ainsi des femmes désinvestir ce bébé potentiellement non conforme. C’est comme si la dimension psychique de la grossesse s’arrêtait ou du moins se mettait entre parenthèses, dans l’attente d’un feu vert médical ». Si dans la majorité des cas, l’examen est rassurant, il faut tout de même se questionner sur cette période de désinvestissement maternel (ou parental) et sur ce qu’elle peut déclencher chez les enfants à naître et leur famille. Car si pour les équipes médicales, une fois que les examens ont prouvé que tout était techniquement correct, tout va bien, il faut tout de même que le lien entre le fÅ“tus et sa mère se réinstaure[11].


On peut aussi parler des moyens mis en Å“uvre pour mieux contrôler le temps imparti à l’accouchement. Dans la fin des années 60, un hôpital irlandais avait mis au point un modèle de gestion active du travail afin de s’assurer que la durée d’un accouchement ne dépasse pas les 12 heures. Selon Catherine Gerbelli[12], ce modèle a depuis lors fait école. « Quand une femme entre spontanément en travail (début des contractions), on utilise de routine des interventions telle que la rupture de la poche des eaux qui permet d’augmenter l’efficacité mais aussi l’intensité des contractions. Si la progression du travail ne se situe pas à l’intérieur des normes établies, on accélère le travail, mais aussi l’intensité des contractions, en injectant, via un soluté, des hormones synthétiques à la mère. La surveillance du bébé est assurée le plus souvent grâce à un appareil qui enregistre en continu sa fréquence cardiaque, mais qui limite la mobilité de la mère. Enfin, on accélère la naissance proprement dite en effectuant une épisiotomie (coupure du périnée), mais celle-ci a pour effet d’augmenter les risques de déchirures graves et les douleurs dans la période postnatale »[13]. Selon l’auteur, si ce modèle de la naissance qu’elle perçoit comme productiviste et standardisé[14] a permis de diminuer la longueur du travail et donc la durée du séjour des femmes en salle d’accouchement (et donc un effet positif sur l’organisation et la rentabilité des soins d’obstétrique en hôpital), cette gestion active du travail a rendu l’accouchement beaucoup plus douloureux et étranger au corps. Par exemple, l’épisiotomie presque systématique, même si la mère et le bébé vont bien, pourrait être évitée si l’on prenait un peu plus de temps. Ou encore, l’accélération des contractions va faire en sorte que la future mère et son bébé ne pourront pas se reposer et reprendre des forces naturellement (comme avec des contractions naturelles).
Ces éléments, parmi tant d’autres, font que l’imprévisible n’a pas sa place lors d’une grossesse. Si cela peut avoir le mérite de rassurer la future mère et son entourage (les techniques jouent, dans ce contexte, un rôle extrêmement présent et le seul facteur de réassurance[15]), le problème est que celle-ci aura l’impression ou plutôt l’illusion de maîtriser un programme. Alors, le moindre changement pourra devenir source de déception durable, voire d’un sentiment d’échec[16]. Plus que jamais, l’enfantement sera alors vécu comme un traumatisme. Cela pourra évidemment intervenir négativement dans la future relation de la maman et du bébé, nous le verrons plus tard. La technique médicale peut donc, à un niveau différent, inquiéter plus qu’elle ne rassure.


Toutes ces techniques, très présentes lors de l’accouchement, vont aussi faire en sorte que la future mère va entrer dans une phase fortement normée. Ce « protocole » très cadré (si pas standardisé) peut ainsi empêcher une place aux demandes et à l’initiative personnelle. Ces protocoles sont d’ailleurs mieux adaptés au personnel médical et à son fonctionnement qu’aux femmes et leurs bébés.


Pour Myriam Szejer,  l’amélioration de la sécurité à la naissance s’accompagne d’une montée en puissance de l’inquiétude des femmes enceintes. « La médecine va remettre en cause la capacité spontanée qu’ont les femmes à fabriquer leur bébé, à signifier que tout va bien ou  que, au contraire, quelque chose les inquiète. Parce qu’elles sont décentrées, ou plutôt dans leur bulle, centrées sur leur ventre, certains les disent diminuées. Alors le corps médical les infantilise »[17].


Selon elle, le phénomène du baby blues[18] peut d’ailleurs être mieux compris sous cet angle. La mère, dépossédée de son ‘pouvoir’ d’enfanter naturellement, se retrouve soudain seule une fois la prise en charge médicale terminée. « En se substituant à l’entourage familial en suites de couches, la médecine n’a pas pris conscience du fait que la meilleure efficacité médicale ne parvient pas à remplacer au niveau psychologique les rituels familiaux qui entouraient autrefois la naissance »[19]. Ces rituels permettaient, entre autre, de canaliser la violence et de maîtriser les débordements. Dans l’explication du baby blues, elle évoque aussi la forte diminution de la durée du passage à la maternité.


Accoucher autrement


Sophro-pédagogie périnatale, accouchements à domicile, accouchements dans la nature ou aquatique, accompagnement par le chant prénatal, etc. Ces façons d’accoucher ou de se préparer à l’accouchement se multiplient et trouvent plus de place dans notre espace public (émissions et débats télés sur le sujet, articles de journaux, etc.). Elles font partie d’un mouvement de fond qui conteste, d’une manière plus ou moins forte, la médicalisation de la naissance. Ce mouvement de réflexion sur les risques induits par la technique est particulièrement présent aujourd’hui et s’inscrit parfois dans une critique plus générale de la société technologique occidentale.


Plusieurs organisations (associations, associations d’usagers, mouvements, etc.) se sont polarisées autour de cette question. Par exemple, au Québec, un mouvement social s’est organisé depuis 30 ans en faveur de l’humanisation des naissances et a combattu pendant des années pour la légalisation de la pratique des sages-femmes. Plus proche de nous, l’AFAR (l’Alliance Francophone pour l’Accouchement Respecté) s’est constitué en réseau sur la toile et interpelle régulièrement les pouvoirs publics. On dénombre aussi beaucoup de sites Internet, blogs, forums qui traitent de la question sous cet angle.


Dans un forum consacré à ces accouchements alternatifs, une mère explique son choix d’accoucher différemment par la recherche d’un lieu ou de personnes lui permettant de devenir actrice de son accouchement, avec plus de respect physique et psychique. Ces femmes et ses familles qui optent pour une alternative ont souvent déjà vécu l’accouchement à l’hôpital et ses inconvénients.


Le plus souvent, les personnes qui recourent à de telles pratiques ont une conception de la naissance qui repose sur un paradigme de la physiologie. Cela leur semble incompatible avec le suivi proposé par le système médical[20]


Pour une médicalisation raisonnée de la maternité


Si ces nouveaux acteurs de la périnatalité sont aujourd’hui minoritaires, ils permettent d’ouvrir un débat sur la problématique des conséquences de la médicalisation de la naissance et des solutions à y apporter.


Pour Couples et Famille, les évolutions technologiques dont nous avons parlé doivent s’accompagner d’une réinvention de la préparation, de l’accompagnement et du suivi de la femme enceinte et de la famille afin de trouver un autre lien entre le futur bébé et ses parents, entre le monde intra-utérin et le monde extérieur, que la médiation technologique et médicale aurait mis à mal[21].  


Il semble aussi primordial d’amener un dialogue et une réflexion dans nos établissements publics. Si certaines maternités (souvent privées) sont déjà connues pour pratiquer cet accompagnement respectueux de la mère et du bébé et de leur rythme, il faudrait élargir cette démarche à l’ensemble des établissements, tout en ne retombant pas dans la standardisation des pratiques (les différentes optiques permettent aussi le choix de la future mère vers une maternité qui lui correspond). Il faut soutenir des réflexions qui dépasse une logique économique (l’efficacité technique) ou paranoïque (diminution du risque) et qui redonne un rôle actif à la mère (comme l’exprimait cette dame dans son témoignage sur un forum). Cette réflexion doit aussi prendre en compte l’enjeu public de l’iatrogénicité de la médecine (dont on parle peu).


Des propositions alternatives comme les maisons de naissance, à mi-chemin entre la prise en charge médicale et l’autonomie de la future maman, sont à retenir. Ces lieux de naissance proposent un accompagnement moins technicisé et permettent des modes d’accouchement plus naturels, tout en se soumettant à l’impératif de sécurité[22].

 

 



[1] Voir analyse « De la Genèse à l’haptonomie : témoignage d’un couple nouveau ? »
[2] Voir analyse « Médecines parallèles, naturelles, douces, alternatives... Médecines différentes ! ».
[3] Analyse rédigée par Marie Gérard, Couples et Familles.
[4] Notons que de grandes mutations se situent aussi entre le 19ème et 20ème siècle. « Cette époque est particulièrement favorable au développement de la science médicale. Celle-ci connaît un temps de progression rapide, qui a un effet concret sur la baisse du taux de mortalité maternelle. L’état décide, au même moment, d’accentuer le rôle de la sage-femme, de mieux la former et de renforcer l’obligation de l’appel au médecin en cas de difficultés. L’intervention de l’homme médecin lors des accouchements est dès lors de plus en plus fréquente. Il pénètre progressivement le domicile, la chambre, autrefois réservés aux femmes du village et à la matrone (…) Notons que jusqu’à la fin du 19ème siècle, les régions rurales résistent au mouvement de médicalisation des couches. La matrone reste longtemps le personnage principal de la ‘mise au monde’ dans les campagnes ». « De la matrone à l’obstétricien : quel partage des rôles pour les professionnels ? » de Béatrice Jacques dans « Périnatalité et parentalité : une révolution en marche ? », La santé de l’homme, n°391, septembre-octobre 2007.
[5] Avant les années 60, on peut aussi situer en France la naissance de la puériculture dans les années 40. Puisque l’accouchement se place de plus en plus du côté de la médecine et de l’hôpital, le fait d’élever un enfant devra aussi être soumis à des règles scientifiques. « La maternité ne peut plus être laissée au seul ‘instinct » de mère, il faut désormais apprendre scientifiquement à être une ‘bonne mère ». Idem.
[6] Idem.
[7] « Les femmes et les bébés d’abord » de Myriam Szejer chez Albin Michel, 2001.
[8] « Pour une médicalisation raisonnée de la naissance. Protéger l’environnement de la naissance » de Myriam Szejer dans « L’axe imaginaire et la réalité : écarts et décalages », n°132, 2006.
[9] Idem
[10] Idem
[11] Idem
[12] « La médicalisation de la naissance » de Catherine Gerbelli. http://www.ababord.org/
[13] Idem
[14] Elle compare ce modèle avec les chaînes de montage industrielles.
[15] « De la matrone à l’obstétricien : quel partage des rôles pour les professionnels ? » de Béatrice Jacques dans « Périnatalité et parentalité : une révolution en marche ? », La santé de l’homme, n°391, septembre-octobre 2007.
[16] « Pour une médicalisation raisonnée de la naissance. Protéger l’environnement de la naissance » de Myriam Szejer dans « L’axe imaginaire et la réalité : écarts et décalages », n°132, 2006.
[17] Idem.
[18] Forme de dépression chez la mère après l’accouchement. Peut se traduire, à des degrés divers, par une détresse profonde et un sentiment d’incapacité totale.
[19]« Pour une médicalisation raisonnée de la naissance. Protéger l’environnement de la naissance » de Myriam Szejer dans « L’axe imaginaire et la réalité : écarts et décalages », n°132, 2006.
[20] « De la matrone à l’obstétricien : quel partage des rôles pour les professionnels ? » de Béatrice Jacques dans « Périnatalité et parentalité : une révolution en marche ? », La santé de l’homme, n°391, septembre-octobre 2007.
[21] « Préparation à l’accouchement et médicalisation de la naissance », Compte-rendu de l’emission de Joseph Confavreux  « Désirs d’enfants, difficultés d’être parents ». http://www.ciane.info/article-1964236.html
[22] « De la matrone à l’obstétricien : quel partage des rôles pour les professionnels ? » de Béatrice Jacques dans « Périnatalité et parentalité : une révolution en marche ? », La santé de l’homme, n°391, septembre-octobre 2007.

 

 

 

 

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